Intra-Muros est une pièce écrite et mise en scène par Alexis Michalik, actuellement jouée au Théâtre de la Pépinière dans une distribution renouvelée (>). Elle a été initialement créée au Théâtre 13 en avril 2017 (>).
Intra-Muros s’inscrit dans la dramaturgie de son auteur éprouvée dans ses créations précédentes, à ceci près que l’action de la pièce se trouve pour la première fois située à l’époque contemporaine. Le Porteur d’histoire, Le Cercle des illusionnistes et Edmond sont toutes des fictions historiques inspirées de faits réels. L’action de toutes les pièces de Michalik est certes fondée sur l’enquête d’un personnage, mais avec Intra-Muros, cette enquête change radicalement de nature. Schématiquement, les personnages du Porteur d’histoire courent après un immense trésor imaginé par Alexandre Dumas, ceux du Cercle des illusionnistes après une invention ― le cinéma, Edmond Rostand dans Edmond après une inconnue et un succès dramatique : Intra-Muros, quant à elle, met en scène l’enquête d’une jeune fille ordinaire sur son passé. Cette fois-ci, la dramaturgie de Michalik gagne considérablement en épaisseur dans la mesure où elle repose sur des faits proches de l’expérience du spectateur. Ce n’est pas que les personnages des autres pièces ne puissent le toucher, c’est qu’avec ces personnages, dans l’ensemble historiques, on recompose davantage le puzzle d’une action d’autant plus séduisante que l’assemblage des différentes pièces répond avec rigueur à un réagencement logique d’événements variés. La même démarche appliquée à Intra-Muros donne naissance à une histoire pleine d’émotions moins sensationnelles et plus vraies malgré l’introduction de quelques coïncidences dramatiques au sens populaire du terme. La teneur esthétique de la pièce change ainsi de cap au profit d’une portée plus nuancée : dans Intra-Muros, le spectateur se sent plus près des personnages qui l’affectent par leurs histoires intimes.
Au cœur de l’action d’Intra-Muros de Michalik se trouvent le théâtre et la théâtralité qui représentent l’enjeu principal, à la fois, de l’intrigue et de la mise en scène. Le théâtre est ici l’instrument opportun qui aide la jeune assistante sociale Alicia à parvenir au bout de son enquête sur l’identité de son père condamné à perpétuité pour un présumé double meurtre. Le théâtre lui sert en effet de prétexte pour accéder à son père ignorant qu’il a une fille de dix-neuf ans. Il représente une activité proposée aux détenus par un metteur en scène consacré qui, au lever du rideau, interroge d’abord les spectateurs sur ce qu’est le théâtre pour eux. Une double mise en abîme s’instaure ainsi, sur la scène et entre la scène et la salle, à la faveur d’une frontière poreuse entre la fiction et la réalité théâtrales. Au regard de l’adresse faite au spectateur, celui-ci doit parfois s’interroger si le jeu des personnages lui est ou non explicitement destiné, autrement dit si les comédiens font semblant de jouer pour eux-mêmes en jouant pour lui ou s’ils jouent à la fois pour eux-mêmes et pour lui. Ce changement de perspective affecte non seulement la réception de ce qui se passe sur scène, mais aussi le statut des éléments constitutifs du « spectacle ». C’est à cet égard que l’action scénique devient l’objet de sa propre théâtralité. Le plateau se transforme effectivement en une scène où Richard, le metteur en scène, veut d’abord pratiquer quelques exercices de théâtre et où les personnages doivent ensuite se raconter. L’action dramatique reste paradoxalement suspendue entre la réalité et la fiction dans la mesure où l’on se demande si les personnages ne représentent pas en quelque sorte des personnes réelles invitées à l’occasion à rejouer leur vie ― les raccourcis, les condensations et le réaménagement non linéaire des événements participent pleinement du spectacle accepté comme tel. La théâtralité mise en avant peut ainsi opérer un retournement mimétique : le théâtre qui se veut théâtre grâce à des artifices déployés comme tels paraît plus réel qu’une fiction donnée conventionnellement pour le réel. C’est du théâtre, on le sait, mais il apparaît comme le spectacle monté par des personnes réelles pour partager leur histoire avec les spectateurs.
Sans prétendre représenter un lieu réaliste, l’espace scénique est constitué d’un terrain de jeu explicitement délimité par une sorte de tapis blanc gris déroulé au milieu de la scène : multifonctionnel, il sert symboliquement de sol à une salle polyvalente de prison, à plusieurs appartements, à une piste de danse, à une rue, etc. Au fond se dresse une paroi gris foncé devant laquelle sont placées des chaises aux pieds métalliques et aux sièges-dossiers en plastique. À gauche apparaît un lit également métallique, recouvert de draps blancs et qui est à l’occasion déplacé au milieu de la scène. À droite, enfin, est installé un musicien/régisseur de son avec ses instruments qui créent le fond sonore au cours de la représentation. La scénographie ne prétend ainsi rien cacher aux spectateurs pour les plonger dans une fausse illusion de réalité. Elle se montre au contraire comme telle en confortant cette impression déjà évoquée que l’action ne se conçoit que comme ce qu’elle paraît réellement : le théâtre. La scène peut ainsi, avec franchise, promener le spectateur d’un lieu à l’autre à la faveur de multiples retours en arrière et de nombreux espaces dramatiques amenés par les simples propos des comédiens. C’est à cet égard que l’écriture dramatique et la mise en scène matérielle exposent leur propre théâtralité. Dans cette perspective, les accessoires restent extrêmement limités : tout est en effet une question de propos, de gestes et de mouvements des comédiens qui portent sans autres moyens que leur savoir-faire toute la représentation du début la fin.
C’est sans doute dans les pièces écrites et mises en scène par Michalik que l’on peut véritablement apprécier la souplesse et la virtuosité des comédiens. Dans Intra-Muros, ils sont cinq, désormais en alternance et dans une distribution renouvelée, alors que les personnages sont nombreux. Parfois le même personnage apparaît à des âges différents selon qu’il suit le cours de l’action principale ou qu’il remonte dans le temps pour « raconter » son passé ― notons au passage que tout récit commencé se transforme rapidement en un jeu qui sollicite d’autres comédiens des interventions et l’abandon de leur rôle principal. Les cinq comédiens se voient ainsi follement ballotés à travers des époques, bien que récentes, et des personnages variés, sans qu’aucun d’eux ne garde le même rôle du début jusqu’à la fin. Par exemple, la comédienne qui incarne d’emblée l’ex-femme et l’une des deux assistantes de Richard, joue, entre autres, la petite amie de Kévin ou la mère d’Alicia et une foule de micro-personnages qui complètent d’autres scènes de manière épisodique. Il en va de même pour les deux détenus, Ange et Kévin, amenés par Richard et ses deux assistantes à se raconter faute d’arriver à faire les exercices de théâtre qu’il leur propose : en plus d’incarner les deux détenus à des âges différents, les deux comédiens qui leur prêtent la voix et le corps interviennent dans d’autres micro-situations entraînées par les besoins de l’action cadre. Un effort particulier est de plus demandé aux deux comédiens : parler un français de quartier et reproduire l’accent corse, ce qui relève une fois de plus de leur talent particulier. Il faut, dans ces conditions, manifester une grande agilité pour apporter à chaque rôle le registre convenable et pour donner à chaque personnage une certaine spécificité, ne serait-ce qu’à travers quelques clichés qui le distinguent des autres au regard de son apparition rapide et momentanée. C’est à juste titre que l’on applaudit avec véhémence les cinq comédiens tous aussi brillants les uns que les autres.
Intra-Muros d’Alexis Michalik est une création qui renouvelle son écriture dramatique tout en se situant à l’époque contemporaine. La pièce exploite savoureusement les rouages du théâtre et de la théâtralité pour offrir aux spectateurs des émotions hautes en couleur et aux comédiens des rôles extrêmement complexes. C’est un véritable plaisir d’assister à l’une de ces représentations.