Poche-Montparnasse : Le Laboureur de Bohême

      Le Laboureur de Bohême est un dialogue du xve siècle de Johannes von Tepl, traduit en français par Florence Bayard et adapté pour le théâtre par Marcel Bozonnet et Pauline Devinat. La pièce est donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse (>) avec Marcel Bozonnet et Logann Antuofermo dans les rôles respectifs du Laboureur et de la Mort.

      Le Laboureur de Bohême est un texte conçu comme un dialogue allégorique entre un homme et la Mort. Son écriture relève clairement des techniques de la rhétorique médiévale inspirée de l’Antiquité. Il s’agit, pour le Laboureur, de convaincre la Mort d’injustice et de l’amener par ses arguments à lui rendre sa chère femme. Dans cette perspective, le texte de Johannes von Tepl appartient au genre judiciaire fondé sur l’accusation ou la défense d’une cause. On retrouve dans le discours de l’accusateur les procédés habituels : la narration des faits passés et l’invocation des principes généraux appliqués à son cas particulier, mais aussi la brièveté des tirades et l’absence de digressions. Cette forme dialogale peut cependant paraître sur la scène quelque peu rigide dans la mesure où l’échange à travers les tirades ne favorise pas la vivacité : les deux personnages tiennent en effet chaque fois les discours, bien construits et d’une certaine longueur, qui ne correspondent pas à un échange verbal habituel. De plus, la « dispute » insoluble entre le Laboureur et la Mort est tranchée à la fin par l’intervention de Dieu qui remet les deux personnages à leur place. Du point de vue de sa composition, le dialogue de Johannes von Tepl se présente ainsi comme un exercice de style propre à l’enseignement de la scolastique médiévale conciliant l’héritage culturel antique et la théologie chrétienne : en l’occurrence, l’ancienne forme de disputatio et le contenu métaphysique empreint de christianisme. Si Le Laboureur de Bohême relève de cette forme d’écriture archaïque, il véhicule donc en même temps les représentations du monde radicalement différentes des nôtres ― la condition humaine repose ici entièrement sur une foi inébranlable en Dieu créateur et en la justice divine. Le texte nous touche pourtant par sa portée humaine : il place au centre de l’intérêt un homme souffrant, un homme profondément croyant mais en proie à un doute existentiel.

Le Laboureur. — Terrible destructeur de toute contrée, nuisible proscripteur de tout être, cruel meurtrier de toute personne, vous, Mort, soyez maudit ! Que Dieu, votre créateur, vous haïsse, qu’un malheur toujours plus grand réside à vos côtés, que l’infortune hante avec force votre demeure, que toujours vous soyez couvert d’opprobre ! (Le Laboureur de Bohême, chap. 1)
 

      Quelle que soit son origine, tout type de dialogue se prête en général à l’adaptation au théâtre, ce qui est également le cas du Laboureur de Bohême. Selon le projet esthétique retenu, il fallait lui donner une dimension scénique autre qu’une simple lecture à deux voix, autrement dit inventer un jeu scénique qui lui confère un mouvement en rapport avec ses enjeux métaphysiques. Marcel Bozonnet et son scénographe Renato Bianchi ont opté pour une mise en scène très sobre. Sur le plateau vide se trouve accolé un triangle gris plié en deux entre le sol et le mur du fond. À gauche de la pointe haute de ce triangle est accroché un rond clair représentant sans doute la lune d’autant plus que, dans le coin gauche de la scène, se dresse un tableau avec des nuages. La serfouette rouge est le seul accessoire retenu, symboliquement manipulé autant par le Laboureur que par la Mort. L’espace scénique ne réfère ainsi à aucun lieu concret : il figure au contraire un lieu abstrait et non daté que l’on peut situer entre le ciel et la terre au regard des éléments cosmiques et géométriques employés. Ce choix scénographique permet de manipuler l’historicité du texte pour donner à l’action une dimension universelle. Le temps dramatique paraît ainsi anhistorique, supposant peut-être même l’arrêt de son écoulement ou son déplacement dans le hors-temps. Les costumes des personnages confectionnés dans cet esprit renvoient à ce lieu atemporel et à ce temps suspendu : le Laboureur est vêtu d’une combinaison brun clair, sans doute en référence à son métier lié au travail de la terre, la Mort d’une combinaison grise assortie de pans noirs. Si le brun clair représente ici la vie ou la renaissance à la vie, le gris et le noir sont les signes de la destruction. L’abstraction spatio-temporelle et l’utilisation des symboles dans la scénographie du Laboureur de Bohême gagnent ainsi tout l’intérêt du spectateur contemporain pour les questionnements existentiels qu’entraîne le texte.

Quant à Margherita, qui signifie “la perle”, elle incarne la voie qui mène à Dieu. Privé de cette initiatrice, le veuf Laboureur doit s’efforcer de trouver la vérité en lui-même. La foi est un combat d’autant plus difficile à livrer que la mort ébranle la confiance que l’homme avait mise en Dieu.
Florence Bayard, Le Laboureur de Bohême, Dossier de presse, 2020.
 

      L’action est déclenchée par l’accusation du Laboureur plié sous le poids de la douleur provoquée par la disparition prématurée de sa femme Margherita lors d’un accouchement. Agenouillé sur la scène, le regard plongé dans le vide, le comédien se relève peu à peu en invectivant et en maudissant la Mort pour la lui avoir prise. Si le Laboureur en veut autant à la Mort, c’est parce qu’il ne comprend pas cet acte d’injustice au regard de la pureté morale de sa femme, alors que la Mort laisse en vie les criminels et les grands pécheurs. À sa grande surprise, celle-ci finit par lui répondre du fond de la salle à travers les rangs des spectateurs, laissant le Laboureur seul sur scène dans la posture d’un mortel frappé d’incompréhension. Si l’espace symbolique qui lui est réservé reste limité à la scène dont il ne sortira que pendant quelques moments, les déplacements incessants de la Mort symbolisent d’emblée son omniprésence : on n’entend d’abord que sa voix, on la voit ensuite apparaître au pied de la scène côté cour ou derrière une sorte de paravent, se présenter face au Laboureur ou s’asseoir sur un tabouret, disparaître toujours une fois que son discours réprobateur est terminé. Ce sont ces apparitions de la Mort qui donnent du mouvement à l’action scénique. Elles ne manquent pas d’engendrer une certaine inquiétude à cause de leur caractère imprévisible : on ne sait pas quand et par où la Mort entrera sur scène, comme on ne sait pas dans la vie réelle quand et où elle fauchera. Ces apparitions créent même un certain suspens parce qu’on se demande si la Mort reviendra et si elle aura le bon vouloir de répondre aux arguments inépuisables du Laboureur. La manipulation de l’espace scénique étendu à la salle et à la hors-scène matérialise parfaitement la condition inégale des deux discoureurs : celui qui ne pourra jamais l’emporter sur celui qui n’a rien à perdre.

      Le jeu des deux comédiens se distingue par des gestes et des mouvements simples. Si le Laboureur incarne un mortel affligé et perplexe en proie à un doute existentiel, le comédien qui l’interprète conserve tout au long de l’action le registre mesuré marqué par le deuil. En dehors de son accusation initiale qui reste violente tant dans la teneur de ses propos que dans l’expression de la douleur, on ne décèle rien de brusque ou de précipité dans son jeu. Le comédien montre au contraire que l’argumentation du Laboureur est réfléchie, qu’elle est soumise au logos et non pas à la folie. Tel un Laocoon sevré par le serpent, il laisse transparaître l’émotion à travers un souffle tempéré de paroles : ses intonations et ses gestes réservés touchent plus le spectateur que ne l’auraient fait des manières affectées. Marcel Bozonnet dans le rôle de la Mort se trouve, quant à lui, dans une situation qui le conduit à une plus grande variation de tons et de gestes. La Mort se moque littéralement de la vanité du Laboureur persuadé d’avoir le droit de lui réclamer des comptes et de marchander les vertus de sa bien-aimée contre une vie plus longue. Marcel Bozonnet ne manque pas de hausser le ton, de ricaner, de dénoncer avec véhémence cette audace humaine insensée. Il défend les prérogatives de la mort sur la vie avec la désinvolture de celui qui est plus que sûr de sa position supérieure.

      Le Laboureur de Bohême est sans aucun doute un texte puissant qui fascine par la teneur métaphysique de son questionnement atemporel sur la mort. Il résonne avec toutes les époques au regard de la naïveté de la situation du Laboureur, épurée de tout ancrage historique, et ce, malgré sa dimension profondément chrétienne. Sa puissance et sa résonance tiennent précisément à la simplicité de l’argumentation qui ne s’enlise pas dans un débat philosophique obscur et prétentieux. Sans grands moyens, la mise en scène sobre de Marcel Bozonnet laisse surgir la « dispute » entre le Laboureur et la Mort dans la plus grande pureté d’une joute verbale.