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MAC Créteil : Dom Juan de David Bobée

      David Bobée adapte tant soit peu le célèbre Dom Juan de Molière pour en proposer une relecture intemporelle mémorable : créée au Théâtre du Nord (>), sa mise en scène est partie en tournée pour sillonner la France et émerveiller ses spectateurs. A l’affiche début avril au Théâtre de la Villette, elle a été programmée à la MAC de Créteil juste avant les vacances scolaires (>).

      Dom Juan ou le Festin de Pierre, grande comédie de Molière, s’impose toujours à notre attention comme une pièce polémique au regard des questions des rapports à l’amour et à la foi qu’elle soulève malgré une distance temporelle importante qui nous sépare de sa première création (1665). Avec la réécriture de Dom Juan de Tirso de Molina, Molière insuffle en effet au mythe de ce libertin invétéré une force dramatique susceptible non seulement d’interroger les représentations des spectateurs de tous temps, mais aussi de les remuer dans leur sensibilité. L’amour et la religion restent omniprésents dans notre quotidien de quelque façon que ce soit, et l’affectent avec une vigueur inépuisable. Certes, dans le personnage de Dom Juan, Molière concentre un certain nombre de clichés et de travers de son époque, notamment pour constituer en apparence un personnage comique sulfureux, mais celui-ci est-il pour autant privé de sensibilité ? Certainement pas, dans la mesure où sa posture radicalement provocatrice, hors norme au sein de la société policée de l’époque de Louis XIV, incarne symboliquement une pensée souterraine qui la ronge de l’intérieur et une façon d’être qui en représente d’autre part une application dramatique expérimentale. Peu importe que Dom Juan soit in fine terrassé par le Ciel, le chemin parcouru pour arriver à ce dénouement moral obligé donne à voir un personnage émancipé de toutes les contraintes sociales au mépris de tout scandale. C’est ce dont nous persuade la création de David Bobée qui conçoit Dom Juan non pas comme un personnage comique risible mais comme celui qui est doué d’une profonde sensibilité humaine.

Dom Juan Bobée
Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Comme c’est devenu la règle pour les grandes comédies de Molière — L’École des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope —, les metteurs en scène s’en emparent en atténuant considérablement leurs ressorts comiques pour souligner la trajectoire tragique intrinsèque des personnages principaux. Dom Juan ne déroge nullement à cette dimension tragique, lisible dans son libertinage effronté qui le conduit à braver le Ciel et par-là à se frayer le chemin en enfer. Les maladresses et les lâchetés de Sganarelle ne manquent pas de provoquer quelques rires, sans aucun préjudice à la relecture sérieuse de Dom Juan de David Bobée, mais ce comique ne fait que relever la cohérence et la complexité du personnage principal agissant conformément à ses convictions libertaires. Le metteur en scène intervient dans le texte en réécrivant certains passages. S’il remplace l’éloge du tabac par celui du théâtre célébré par l’ensemble de la troupe, les spectateurs sont sans aucun doute sensibles à d’autres retouches plus conséquentes sur la réception de la mise en scène : la scène de séduction des deux paysannes cède la place à celle de Charlotte et de Pierrot, ce qui introduit non sans invraisemblance le thème de l’homosexualité ; le père de Dom Juan est transformé en mère ; et les visites qui lui sont rendus dans dernier acte atteint le nombre neuf, avant que Dom Juan ne soit tué par deux coups de pistolet tirés par un personnage (transcendant ?) ambigu. Sans dénaturer la pièce, David Bobée l’adapte et modernise subtilement, comme le fit au reste Molière lui-même avec celle de Tirso de Molina, eu égard aux sensibilités des spectateurs d’aujourd’hui et suivant son projet esthétique.

      La scénographie dessinée par David Bobée nous convainc d’emblée de sa volonté de conférer à sa mise en scène une dimension intemporelle qui provient notamment de l’installation de plusieurs statues en plâtre blanc choisies en une référence ambiguë aussi bien à la sensualité des modèles antiques qu’à celle de la statuaire baroque caractérisée par des allures sinueuses dynamiques. Une énorme statue d’homme nu se trouve ainsi placée au milieu de la scène : sans tête, sans bras, mais avec des pecs impeccables, avec des jambes en V coupés aux genoux, dévoilant deux testicules spectaculairement avachies, le pénis curieusement tronqué. Au-delà de l’idée de la débauche qu’elle inspire avec grâce, cette statue surdimensionnée trône ici en miroir à l’attitude effrontée de Dom Juan. Visible dès le lever du rideau, elle fait sans aucun doute un clin d’œil subversif éclatant à la nonchalance avec laquelle Dom Juan revendique sa volonté de se laisser aller aux amours et de donner ainsi libre cours à ses plaisirs charnels. D’autres statues de tailles moins spectaculaires sont progressivement amenées sur scène, puis déplacées ou manipulées au cours d’autres actes : un cheval renversé, un buste de soldat avec une bouche ouverte et un commandeur sans visage. Avec délicatesse, avec une impression saisissante de pureté, avec une élégante sobriété, cette scénographie sculpturale réactive dès lors des signes et des symboles tirés de Dom Juan aussi bien pour entraîner d’étonnants effets de mise en abîme que pour accentuer le caractère impudemment démesuré de la posture libertaire assumée de Dom Juan.

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Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Le Dom Juan de Radouan Leflahi s’impose dès son apparition comme un personnage dominant sombre, mais séduisant, sûr de lui-même, confiant en ses convictions et sa capacité de jouer les autres à son avantage, qu’il s’agisse de l’infatigable Elvire, des frères prêts à se battre avec lui, de Sganarelle, des paysans, du mendiant, de M. Dimanche ou de la mère. Le côté sombre, voire taciturne dès lors qu’il n’est pas sollicité pour parler, nous persuade que ce Dom Juan se trouve en proie à un grisant ennui métaphysique accentué par la scénographie minérale fondée sur le contraste entre l’immensité cosmique de l’espace et une relative petitesse humaine. Radouan Leflahi arpente ainsi avec souplesse la statue du milieu ou défie avec insolence celle du commandeur, gravite, reçoit ou festoie avec une superbe assurance, avec une vanité désinvolte, au milieu de cet espace démesuré dans lequel son personnage s’affirme au mépris des conventions et préjugés moraux. L’action scénique, entraînant ainsi des frissons métaphysiques, se trouve dans le même temps empreinte d’une certaine poésie amenée, en plus de plusieurs choix musicaux tels que le clapotis des vagues et des morceaux méditatifs apaisants, par des chorégraphies introduites à la place des scènes purement farcesques : la dispute entre Charlotte et Pierrot en une langue asiatique transposée en français grâce au sous-titrage, mais aussi la recherche et le présumé viol de Charlotte représentés sous forme de danses modernes ou l’hallucinante rencontre avec le mendiant voilée dans une fumée blanche coulant sur un fond bleuté, avec des voix en écho. Au milieu de ce trouble fascinant, virevolte un Sganarelle svelte, tiré à quatre épingles, même sans chemise, délicatement incarné par Shade Hardy Garvey Moungondo, dont l’embarras existentiel suscite par moments des rires grinçants en guise de mauvaise conscience.

      Le création de Dom Juan par David Bobée est en un mot superbe ! Et c’est, pour moi, la première création de cette pièce de Molière qui m’a vraiment convaincu. Je l’attendais depuis longtemps, et je l’ai trouvée dans cette relecture intemporelle magistrale, brillamment interprétée par tous les comédiens dirigés avec habileté par David Bobée, en tête avec l’excellent Radouan Leflahi.

Théâtre Lucernaire : La Foire de Madrid

la foire de madrid      La Foire de Madrid est une tragi-comédie de Lope de Vega : créée dans une mise en scène entraînante de Ronan Rivière aux Grandes Écuries du Château de Versailles, reprise au théâtre de l’Épée de bois en septembre 2022 (>), elle est remise à l’affiche au théâtre Lucernaire pour une nouvelle série de représentations (>).

      Contemporain de Cervantès, Lope de Vega (1562-1635) compte parmi les dramaturges emblématiques du Siècle d’or espagnol, mais son œuvre reste pour autant peu connu en France : qui est-ce qui se souvient d’avoir vu une pièce de Lope de Vega jouée dans une mise en scène marquante au même titre que d’une pièce de Goldoni ou de Shakespeare ? Si l’univers espagnol nous semble pourtant familier, c’est surtout grâce au déplacement spatio-temporel opéré dans leurs œuvres par les dramaturges français, à commencer par Molière qui n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs espagnols pour réécrire Dom Juan, mais aussi concevoir l’intrigue de L’École des femmes. Quant à celle-ci, c’est précisément La Foire de Madrid qui lui aurait donné l’idée de laisser Horace naïvement raconter son histoire d’amour à Arnolphe dont il courtise la future épouse. Nous sommes ainsi d’autant plus reconnaissant à la Cie Voix des plumes de s’être penchée sur une « vieille » tragi-comédie espagnole de la fin du XVIe siècle pour l’avoir portée sur scène dans une création de facture classique, ce qui est loin d’être une facilité. La mise en scène de Ronan Rivière repose en effet sur des choix dramaturgiques et esthétiques assumés qui conditionnent la réception de La Foire de Madrid.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      Cette tragi-comédie de Lope de Vega est fondée sur une série de quiproquos galants relevée d’un dénouement tant soit peu tragique. Claudio, Léandro et Adrian, trois galants liés d’amitié, en quête d’histoires d’amour, se rendent à la foire de Madrid réputée pour être un lieu de rencontre propice à tout type de commerces. Leurs parcours ne sont pas pour autant symétriques dans la mesure où chacun des trois jeunes hommes vit une expérience d’amour différente. Tandis qu’Adrian se fait fâcheusement voler sa bourse destinée à payer le miroir à celle dont il cherche à gagner les faveurs, Claudio prend la relève pour découvrir malencontreusement dans ce laideron protégé par un voile sa propre femme. Léandro, quant à lui, parvient, au travers d’un coup de foudre romanesque, à nouer une relation sincère avec une femme aux couteaux avec un mari jaloux qui la trompe. Cette troisième histoire, celle de Léandro, prend le dessus sur les autres qui la font valoir de façon contrastée. La punition du mari fantasque et la réconciliation inespérée entre un Claudio volage et sa femme âgée, ensemble avec le triomphe de l’amour exalté vécu par Léandro et Violente, donnent à La Foire de Madrid une dimension morale sans être moralisatrice. L’action dramatique repose dès lors sur une irrésistible tension dialectique instaurée entre la recherche de galanteries légères et la quête d’une véritable passion amoureuse. Ronan Rivière tient compte de cette double vision de l’amour pour la transposer subtilement dans la tonalité de l’action scénique.

      La scénographie situe cette action dans un espace ouvert, enserré des deux côtés de la scène par deux bâtiments non symétriques représentés par des parois gris vert, percées de plusieurs ouvertures en guise de portes et de fenêtres. Cet espace symbolique, fermé au fond par un mur qui cache un autre passage, favorise des déplacements spatiaux rapides entre la fameuse foire de Madrid ou un autre lieu de rencontre, la maison de Violente à jardin et celle de Claudio à cour. Ce qui frappe tout en intriguant, c’est le contraste prononcé entre ce gris vert des parois dépouillées et le rouge éclatant qui recouvre le sol, comme si le scénographe voulait par-là signifier que l’ardeur amoureuse qui motive la conduite de tous les personnages, qui les fait fourmiller irrésistiblement d’impatience, qui les picote inlassablement au cœur en les poussant à agir, qu’il s’agisse de l’amour passion ou de l’amour léger, se fraie douloureusement le chemin dans un univers fétide marqué par le gain, l’intérêt et le vice omniprésents. La recherche de ces saisissants contrastes, propre aussi bien à l’esthétique baroque attachée à créer des effets de surprise dramatiques qu’au romantisme fondé sur ceux produits par le mélange de ce qui élève et de ce qui avilit, se confond sur scène, au prix d’une ambiguïté singulière, avec un alliage vertigineux de burlesque feutré et de frénésie amoureuse exaltée.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      L’action scénique s’emploie, sur un rythme endiablé, à mêler des situations hautement comiques à des moments émouvants empreints d’un certain romantisme gracieux, soulignés par des morceaux musicaux de Manuel de Falla interprétés au piano, voire par une chanson élégiaque espagnole, notamment lors des scènes de rencontre amoureuse entre Léandro et Violente. L’action ne connaît que peu de moments de répit, tant les personnages semblent pressés en courant les uns après les autres, comme le montre le défilé d’ouverture déroulé sur une musique rapide typique de cinéma muet. Dès lors que le défi amoureux est lancé, Adrian, Claudio et Léandro n’ont que rarement l’occasion de se laisser aller à des échanges sereins ou à des méditations intimes tenues à l’écart du grand théâtre du monde. L’action est ainsi rapide, entraînante, virevoltante, tourbillonnante, rythmée au gré de situations cocasses relevées de suspens, notamment quand Léandro trouve un confident dans le mari sournois qu’il rend cocu sans le savoir ou quand Violente trouve un refuge chez la femme de Claudio pour y retrouver son amoureux, mais ponctuée précisément par des moments privilégiés pathétiques qui laissent les personnages aussi bien exprimer leur vision de l’amour et du monde que s’aimer dans l’espoir de trouver un apaisement salutaire pour tous. Les comédiens entrent ainsi dans leur rôle avec une fougue captivante qui séduit les spectateurs, créant des personnages contrastés hauts en couleur qui ont pour autant l’air individualisés.

      La création de La Foire de Madrid dans la mise en scène de Ronan Rivière représente une belle découverte de l’univers baroque de Lope de Vega, qui nous est pourtant familier à travers des réécritures et la reprises de procédés comiques faites par les dramaturges français. Classique, mais inventive, efficace, bien huilée, rondement interprétée, à la fois drôle et émouvante, cette jolie création mérite amplement d’être découverte et appréciée.

Théâtre de la Huchette : La Tempête

Huchette_ La Tempête affiche      La Tempête est l’une des dernières pièces de Shakespeare : Emmanuel Besnault l’a adaptée pour la petite scène du Théâtre de la Huchette (>) en en donnant une version musicale féerique, ingénieusement ajustée pour trois comédiens dont deux apparaissent dans plusieurs rôles. Avec cette version de La Tempête, l’audacieux metteur en scène nous convainc que Shakespeare peut être joué absolument partout.

      Comme Molière, Shakespeare compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués et les plus lus au monde malgré le temps écoulé qui nous sépare de son époque. Le monde élisabéthain fracturé représenté dans ses pièces de façon imagée ne cesse d’exercer sur nous un attrait irrésistible. L’énigmatique Tempête, quant à elle, mêle en outre plusieurs univers a priori peu compatibles entre eux pour délivrer aux spectateurs un message peu clair, si ce n’est d’abord pour chercher à les renfermer tous dans sa facture éminemment baroque fondée sur le mélange des registres. Quelques toponymes italiens et maghrébins — roi de Naples, duc de Milan, Alger et roi de Tunis — sont en effet simplement propulsés dans un univers merveilleux empreint de magie et truffé d’esprits, de dieux de la mythologie romaine, de monstres et de personnages truculents, tandis que les personnages principaux tendent à se présenter comme des humains à part entière. Une telle rencontre bigarrée semble favorisée par la situation géographique imaginaire d’une action déroulée sur une île déserte habitée par Prospéro et sa fille Miranda, pour les humains, et Ariel et Caliban, pour les personnages merveilleux. Que peut-on tirer de cette curieuse disposition dramaturgique ?

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans son adaptation pensée sur mesure pour le théâtre de la Huchette et pour les trois comédiens qui s’en emparent avec aisance, Emmanuel Besnault est amené à faire des coupes dans le texte shakespearien qu’il reprend en recentrant l’action sur l’histoire du duc de Milan déchu et de sa fabuleuse aventure entreprise pour récupérer le duché que lui a usurpé son frère. Le jeune metteur en scène retranche ces grandes scènes dramaturgiquement moins utiles où apparaissent les adversaires de Prospéro retenus sur l’île à l’aide d’une tempête déclenchée par Ariel à sa propre demande. Il garde en revanche l’intrigue amoureuse fondée sur la rencontre entre Miranda, fille de Prospéro, et Ferdinand, fils du roi de Naples séparé de l’équipage, et l’épisode grotesque du monstre Caliban. Réduite à l’essentiel, la trame épique de la reprise du duché de Milan reste enrichie par des scènes galantes et cocasses qui préservent la facture et l’esprit baroques du théâtre shakespearien. Les choix de découpage et de mise en scène d’Emmanuel Besnault instaurent dès lors une délicate tension entre les trois tonalités pour offrir aux spectateurs une version condensée de la Tempête qui, sans être somptueuse, demeure bien shakespearienne.

      L’action de cette Tempête, qui n’est en aucun cas un simple abrégé de la pièce intégrale, est campée dans une scénographie en trompe-l’œil qui nous transporte dans un univers baroque féerique. Deux grands panneaux bois dressés sur les deux côtés de la scène, convergeant vers le fond pour déboucher sur un grand carré blanc, renferment avec une subtile ambiguïté un double espace : la coque d’un bateau, sans aucun doute en référence au naufrage évoqué dans des récits de Prospéro et à son aventure épique, et les parois d’une grotte que ce duc magicien occupe sur son île déserte. La disposition des deux panneaux crée dans le même temps un effet de profondeur et d’ouverture de la scène vers les spectateurs, comme si le chemin de Prospéro était symboliquement tracé pour l’amener à retrouver les humains, à quitter son île et reprendre son duché, ce qui se remarque spectaculairement lors de sa grande tirade adressée aux spectateurs pris pour les naufragés honnis enfin pardonnés. Si un grand drap froissé représente d’abord des vagues qui engloutissent le navire du roi de Naples, il se transforme aussitôt en terre battue de l’île déserte avant de disparaître à ce moment où Prospéro renonce aux sorcelleries. Les tenues de Prospéro et de Ferdinand qui nous rappellent la Renaissance italienne, la robe légère de Miranda qui ressemble à celle d’une îlienne de pays chauds, mais aussi ces costumes et masques symboliques portés par l’esprit Ariel, le monstre Caliban et le marin ivrogne, entraînent et renforcent, à leur tour, l’impression de féerie. La magie semble omniprésente, inscrite aussi bien dans l’action proprement dite que dans la scénographie qui la soutient.

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans un espace de jeu exigu, Emmanuel Besnault parvient à imaginer une action dynamique qui ménage d’heureux effets de surprise et intègre même de brefs morceaux chantés. La scène d’ouverture pose d’emblée le ton en montrant le spectaculaire naufrage d’un petit bateau ballotté dans des draps-vagues, pour donner ensuite lieu à une rencontre énigmatique entre Prospéro assis les jambes croisées et Ariel se mouvant derrière lui dans une semi-obscurité toute mystérieuse, puis à celle entre Prospéro et Miranda s’entretenant avec un plus grand réalisme dans une tonalité de confidence. L’apparition farouche du monstre Caliban incarné par Ethan Oliel introduit dans l’action un savoureux jeu grotesque, avant que le jeune comédien ne réapparaisse sur scène dans un costume de galant pour séduire Miranda tombant littéralement sous son charme dans un coup de foudre réciproque. Une action dramatique riche en rebondissements et en apparitions gagne ainsi, dans cette version condensée de La Tempête, d’autant plus en efficacité et en énergie que les seuls propos de Prospéro suppléent aisément aux scènes enlevées et que les scènes retenues produisent un effet d’accélération dans la variation de tonalités. Jérôme Pradon, dans le rôle du duc, Marion Préïté, dans ceux de Miranda, Ariel et Stephano, et Ethan Oliel, dans ceux de Ferdinand et Caliban, créent avec une légèreté virevoltante des personnages aussi hauts en couleur pour certains qu’expressifs et palpitants ou émouvants pour d’autres.

      Si Emmanuel Besnault nous a enchantés avec sa création de Fantasio au Théâtre Lucernaire, sa Tempête donnée cette fois-ci au Théâtre de la Huchette en fait autant tout en nous persuadant de l’indéniable talent de ce metteur en scène entouré d’excellents comédiens. Son nouveau spectacle relève avec féerie le défi de jouer du Shakespeare dans une adaptation captivante pour trois comédiens sur une aussi petite (et célèbre) scène parisienne qu’est la Huchette.

Comédie-Française : La Mort de Danton

      La Mort de Danton (Dantons Tod, 1835) est une pièce de théâtre du dramaturge allemand Georg Büchner connu en plus pour ses deux autres drames Léonce et Léna (1836) et Woyczek (1837) : Simon Delétang s’en empare dans une nouvelle mise en scène plastique destinée à la Comédie-Française (>). Si au premier abord cette mise en scène se présente comme tout à fait classique, elle ne renvoie pas moins aux spectateurs français une image sidérante de la Révolution appréhendée comme un grand mythe national.

      La Révolution, dès ses premiers jours, enclenche la marche des événements les plus bouleversants dans l’histoire de la France moderne, conduisant aux changements socio-politiques qui transforment profondément la société française. Elle entraîne certes la chute de l’Ancien-Régime et de la monarchie absolue, signant symboliquement la fin des privilèges officiels fondés sur les prérogatives nobiliaires, mais elle ne le fait pas sans verser du sang et sans faucher des milliers de vies au prix d’une lutte idéologique menée au nom de la liberté et de l’égalité brandies avec un despotisme farouche. Les figures qui mènent cette lutte dans ses différentes phases produisent, chemin faisant, des écrits et des discours restés célèbres non sans pour autant susciter de vives polémiques quant à la mise à l’épreuve de leurs idéaux révolutionnaires au regard de nombreux actes sanglants engendrés. Danton, actif à l’aube et au cours de la Révolution dont il ne verra jamais la fin pour avoir été broyé par le système qu’il a lui-même instauré, est l’une des figures les plus emblématiques : son destin a fait l’objet de maints récits controversés qui le hissent au rang de mythes. Georg Büchner, dans sa pièce, s’en saisit avec une touche romantique pour nous livrer un personnage humain en proie à des désillusions politiques.

La Mort de Danton
La Mort de Danton, Comédie-Française 2023 © Christophe Raynaud de Lage

      Le titre du drame, La Mort de Danton, annonce d’emblée la tonalité tragique de la pièce, faisant par-là un clin d’œil manifeste à la tragédie classique française, à ceci près que son action est divisée, non pas en cinq, mais en quatre actes, et qu’elle ne respecte pas les principes de vraisemblance en vigueur à l’âge classique. Cette action, étendue sur les derniers jours de la vie de Danton, repose sur le cheminement épique de ce personnage conduit à l’échafaud aux côtés d’autres révolutionnaires modérés en désaccord avec Robespierre et Saint-Just à la tête des Jacobins triomphants. Répondant au modèle d’un héros romantique plongé dans un profond mal-être, Danton se laisse aller tant à la lassitude et à la jouissance qu’il sombre dans une mélancolie désenchantée révélée à travers des discours sur la mort et la valeur de la vie. Confronté à l’intransigeance de Robespierre, puis à la corruption du Tribunal révolutionnaire, il est aussi amené à revenir sur ses convictions politiques, ses erreurs et son désabusement quant à la cause défendue. Ce qui séduit dès lors dans la construction dramatique de ce personnage historique, c’est cette brèche béante qui le montre livré à des doutes proprement existentiels. Si sa création saisissante par Loïc Corbery rapproche cette figure mythique du public, la mise en scène de Simon Delétang semble pourtant l’en éloigner.

      La scénographie aménage l’espace scénique de façon quasi géométrique à la manière d’une peinture de Jacques-Louis David. Plusieurs scènes, la disposition des personnages et le jeu de clair-obscur semblent en effet nous transporter dans un tableau imaginaire de ce peintre néoclassique. De hauts murs aux cadres gris des pierres de taille ornées de pilastres et arabesques dorés délimitent l’espace avec une apparente symétrie tout en soulignant la hauteur et la profondeur vertigineuses de la scène de laquelle se détache l’action dramatique. Cette symétrie est bousculée par deux entrées situées l’une à l’opposé de l’autre sur un axe diagonal, mais aussi par le mobilier qui réunit symboliquement deux espaces différents qui se font face, à savoir, à jardin, des canapés et des fauteuils bleus qui évoquent, avant de disparaître, le luxe d’un cabinet ou d’un salon du XVIIIe siècle et, à cour, une table et des bancs en bois qui, quant à eux, représentent dans un premier temps ces lieux de rencontre populaires comme la salle de réunion du couvent des Jacobins. Ces éléments scénographiques ainsi que les costumes et les accessoires renferment dès lors l’action dans une époque historique bien reconnaissable et pouvant être observée, de près comme de loin, comme une grande fresque épique mouvante.

 

      L’action scénique se déroule à travers des tableaux colorés aussi bien mis en relief par de délicats effets de clair-obscur picturaux que séparés par de puissants effets sonores qui préfigurent la marche inéluctable de la Révolution vers son autodestruction. Tandis que les personnages cheminent vers cette fin tragique dans un entre-soi historique en renvoyant aux spectateurs une image idéalisée, le grand médaillon de la Méduse de Caravage (Galerie degli Uffizi), incrusté entre la porte du milieu et la fenêtre en arcade en haut du grand mur du fond, nous rappelle certes inlassablement l’issue fatale, mais perce aussi la séparation stricte instaurée entre la scène et la salle. Tandis que les spectateurs semblent confortablement se laisser raconter la grande épopée nationale centrée en l’occurrence sur l’élimination d’un héros révolutionnaire, ce même héros et certains personnages brisent ponctuellement le prétendu quatrième mur pour infléchir la portée de ce déroulement pittoresque aux accents tragiques : ils s’avancent sur le devant de la scène comme pour interpeller les spectateurs pris tacitement pour témoins. Danton vient s’asseoir sur la rampe pour tenir un discours sur la mémoire avant d’être arraché de son prétendu rêve par un violent orage qui le ramène d’un coup dans la fiction. Robespierre, incarné par Clément Hervieu-Léger, quant à lui, s’avance sur le devant de la scène, le regard ostensiblement dirigé vers la salle, pour dénoncer avec véhémence la proposition de Legendre, celle de laisser Danton accusé de trahison s’exprimer devant la Convention. Ces incursions ambiguës tendent à nous faire prendre conscience de la dimension mythique de l’action comme à mettre en relief son interférence possible, quoique symbolique, avec notre époque.

      Dix-sept comédiens s’activent sur scène pour porter sur leurs épaules le poids du récit de la mort de Danton. Loïc Corbery dans le rôle-titre crée un personnage organique en chair et en os qui contraste le plus avec les autres : il nous convainc aisément du déchirement existentiel de Danton en variant avec souplesse ses postures sans jamais perdre cet air de mélancolie qui traduit ce que les romantiques appellent le mal du siècle. Clément Hervieu-Léger crée Robespierre en distinguant deux types d’attitude : celle, d’abord, dont ce personnage le plus controversé de l’Histoire de France s’affuble en public pour soutenir sa réputation de l’incorruptible, et qui consiste en une parfaite maîtrise de soi, mais le comédien ne laisse pas de le montrer fragilisé et hésitant lors de moments intimes. Saint-Just de Guillaume Gallienne paraît en revanche inébranlable dans ses convictions politiques, prêt à tout sacrifier pour défendre l’idéal de pureté de la cause révolutionnaire. Gaël Kamilindi incarne, quant à lui, cet autre personnage emblématique qu’est Camille Desmoulins : il lui donne un air rêveur tout en lui prêtant des mouvements agiles, exprimant ainsi l’ardeur pour laquelle ce journaliste révolutionnaire est réputé. Si ces quatre comédiens créent avec leur soin habituel des personnages individualisés qui affectent le plus les spectateurs, les autres représentent davantage des personnages types pour composer avec élégance des tableaux épiques.

      La Mort de Danton dans la mise en scène de Simon Delétang donnée à la Comédie-Française nous séduit ainsi non seulement par l’excellente maîtrise du jeu de tous les comédiens, mais aussi par ses choix dramaturgiques délicats qui renvoient magistralement, mais non sans une certaine nostalgie, la Révolution à ce qu’elle est devenue pour nous : un grand mythe tragique renfermé désormais dans une histoire terrible lointaine et émaillée d’idéaux fallacieux. Une telle prise de conscience ne manque sans doute pas de produire un élégant effet de vertige à l’image de la scénographie.

Comédie-Française (Studio) : On ne sera jamais Alceste

      On ne sera jamais Alceste est une création tirée des cours de Louis Jouvet donnés entre 1939 et 1940, rassemblés dans l’ouvrage Molière et la comédie classique (1965) : Lisa Guez reprend le premier chapitre consacré à la mise en vie du personnage d’Alceste pour le transformer en une répétition captivante présentée au Studio de la Comédie-Française dans une mise en scène savoureuse (>). Dans les trois rôles retenus, ceux de deux comédiens apprentis et de Jouvet, on retrouve Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz.

      Le processus de création d’un personnage de théâtre est une démarche énigmatique soumise aux effets de mode, ce qui se vérifie d’autant plus rapidement dans le cas des personnages classiques. On ne saurait plus les incarner comme à l’époque de Molière ou au XIXe siècle sans désarçonner les spectateurs contemporains, si ce n’est dans une reconstitution historique revendiquée comme telle, fondée sur la reprise des codes de jeu propres à l’âge classique. Mais dans le cas d’Alceste, il ne s’agit pas de la seule « façon de jouer », il s’agit aussi de l’interprétation psychologique et morale de ce personnage conçu par Molière pour sa comédie de caractère comme essentiellement ridicule et ce, malgré toute la critique sociale qu’il véhicule avec pertinence. C’est que sa relecture rousseauiste (La Lettre à D’Alembert, 1758) renverse de fond en comble la dimension comique d’Alceste en l’imposant peu à peu comme une sorte de paria romantique susceptible d’émouvoir à travers un double échec, celui d’un amant injustement éconduit comme celui d’un plaideur sournoisement battu, échec qui le rassure in fine dans sa résolution de se retirer du monde pour vivre à l’écart des hommes. Tout est dès lors à reconsidérer et à réinventer dans la création d’Alceste et par-là même celle du Misanthrope.

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On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      Selon les mots de Jouvet, Alceste échappe à une interprétation définitive figée dans le temps : ses notes représentent dès lors une indéniable source de réflexions qui relèvent autant de la démarche herméneutique qu’elles ne témoignent de la manière de penser le théâtre dans l’entre-deux-guerres. L’entreprise ambitieuse de Jouvet, novatrice pour son époque et restée moderne, inspirée du travail dramaturgique de son maître Jacques Copeau, tient à la création individualisée d’un personnage de théâtre tout en rejetant le faux brillant et les parades gratuites du théâtre de boulevard tiré âprement vers le bas par la promesse du gain. À l’en croire Jouvet, tout repose sur la répétition qui favorise l’appropriation progressive mais fondamentale du caractère d’un personnage : « Dans la répétition, les paroles finissent par convertir les comédiens en ses instruments. » Le défaut qui en ressort d’emblée relève de la volonté d’aller vite en besogne : Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet arrête ainsi rapidement Gilles et Didier venus pour répéter Le Misanthrope en leur demandant de recommencer sans jouer et de ne faire que dire le texte. Il s’agit non seulement de trouver un ton juste et une posture adéquate en interaction avec l’autre, mais aussi et surtout de comprendre les mobiles les plus intimes du personnage mis en vie pour entrer dans sa peau avec conviction.

      C’est précisément ce qui fait l’objet d’On ne sera jamais Alceste de Lisa Guez : la répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope, cruciale pour poser dès le lever du rideau le caractère d’Alceste remonté contre son ami Philinte. La metteuse en scène transforme la scène et la salle du Studio en un amphi accueillant des étudiants de théâtre. Si Gilles David et Didier Sandre font leur entrée en s’installant sur scène et en préparant les accessoires pour la répétition, Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet entre, quant à lui, en descendant l’escalier et en faisant des remarques sur la création des personnages du Misanthrope aux spectateurs curieusement pris pour étudiants. Les lumières ne s’éteignent que peu à peu pour cantonner l’action sur scène, même si les trois comédiens qui se font finalement passer le rôle de Jouvet ne s’empêchent pas de diriger la répétition depuis la salle. Cette interaction implicite produit un saisissant effet de réel d’autant plus jubilatoire que les comédiens apprentis qui s’essaient à créer Alceste et Philinte représentent les trois comédiens eux-mêmes : Gilles, Didier et Michel. À tour de rôle, ils se retrouvent ainsi chacun dans chacun des les trois rôles pour proposer une variété impressionnante de tons et de postures aussi fantasques pour certains qu’intrigants pour d’autres.

On ne sera jamais Alceste 2
On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      La répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope se transforme rapidement en un laboratoire passionnant d’essais et de propositions qui entraînent autant de commentaires sur l’appropriation psychologique du personnage que de remarques sur la respiration, la diction ou les accessoires. Chaque fois que Jouvet arrête les deux comédiens pour les reprendre sur un parti pris, son reproche les fait paradoxalement aussitôt tomber dans un défaut opposé. Quand, par exemple, Jouvet gronde Didier pour une diction lourde et une mauvaise humeur trop prononcée, le comédien reprend le rôle d’Alceste en le rejouant avec une attitude quasi éplorée. Le jeu affecté et une diction trop artificielle entraînent une remarque sur la volonté de raisonner et l’absence de sentiment, ce qui conduit à un excès de pathos. Du tragique, les comédiens basculent dans le pathétique et ainsi de suite jusqu’à épuiser le répertoire de registres possibles. Si cette variété de tons et de postures nous fait penser à celle ébauchée dans la tirade du nez, Michel ne manquera pas de se revêtir en Cyrano non seulement par facilité parce qu’il y est bon, mais aussi pour exprimer son désarroi et sa frustration à l’égard de l’impossible création d’Alceste. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz se prêtent ainsi brillamment à un jeu entraînant et virtuose pour apporter chacun selon son expérience une touche personnelle aussi bien à cette création foisonnante d’Alcestes qu’à celle de Jouvet et de Philinte. S’ils constatent qu’ils ne seront jamais Alceste, ils nous persuadent au reste qu’ils le sont tous les trois chacun à sa manière.

      On ne sera jamais Alceste, donné au Studio de la Comédie-Française à l’occasion de la saison Molière, est une création pétillante qui entraîne les spectateurs dans l’univers du théâtre en leur livrant de façon ludique la réflexion menée sur la création du personnage le plus problématique du théâtre de Molière. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz nous épatent à travers un jeu virtuose et virevoltant en partageant avec nous leur brillant savoir-faire.