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Théâtre de l’Odéon : Andromaque

      Andromaque est une nouvelle tragédie de Jean Racine mise en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon : après Britannicus donnée à la Comédie-Française et Iphigénie à l’Odéon, deux créations remarquables qui ont fait date, Stéphane Braunschweig séduit une nouvelle fois ses spectateurs grâce à sa subtile interprétation scénique de la partition racinienne qui résonne sous sa baguette avec une puissance extraordinaire (>).

      Il n’est point vrai que les tragédies de Racine soient démodées et qu’elles n’aient rien à nous dire : elles ne le semblent pas quand elles sont portées sur scène par Stéphane Braunschweig habile à explorer leur logique passionnelle en mariant intimement le mot et le geste. Les tragédies classiques représentent certes des destins exceptionnels liés aux malheurs, mésaventures ou tribulations des rois et des princes, mais les drames personnels de ces personnages hors du commun dont les choix ont une portée politique indéniable nous affectent tout d’abord par leur dimension humaine. Les enjeux politiques ne relèvent en quelque sort que d’un certain revêtement conventionnel qui conditionne ces drames en les complexifiant. Derrière la condition de la veuve d’Hector ou derrière celle de la fille de Ménélas se révèlent deux histoires intimes qui dépassent largement le politique pour mettre à nu les émois de ces femmes transies d’orgueil, d’angoisse et d’amour. Il s’agit dès lors de scruter le texte racinien, de descendre dans ses profondeurs troubles et de regarder le dessous des mots pour donner une juste résonance émotionnelle aux drames passionnels qui l’innervent.

      L’intrigue d’Andromaque repose curieusement sur le schéma de la comédie pastorale dans laquelle chaque personnage en aime un autre sans être aimé en retour : Oreste aime Hermione éperdument amoureuse de Pyrrhus qui n’a d’yeux que pour la belle Andromaque attachée sans compromis au souvenir de son mari Hector vaincu et tué par Achille, père de Pyrrhus, lors de la retentissante guerre de Troie. Cette intrigue proprement « comique » ne renferme pourtant rien de drôle parce que son enchaînement d’amours frustrés n’attend qu’un coup de pouce fatal pour basculer dans une catastrophe funeste entraînant la mort de plusieurs personnages. Le destin de Pyrrhus, et par-là celui d’Hermione, et par-là celui d’Oreste, dépend du parti pris d’Andromaque sollicitée par le fils d’Achille qui doit en réalité se marier avec la fille de Ménélas contrariée par une attente prolongée. La décision d’Andromaque, poussée malgré elle au mariage avec Pyrrhus pour sauver son fils, déclenche dès lors la colère vengeresse d’Hermione non seulement publiquement offensée au regard de sa condition, mais aussi fatalement blessée dans son amour-propre.

Andromaque, Théâtre de l’Odéon 2023 © Simon Gosselin

      Sans encombrer la scène par des décors superflus, Stéphane Braunschweig porte l’action d’Andromaque sur un plateau dépouillé en laissant découverts les murs noirs de la cage de scène. Une surface d’eau cramoisie, presque violette, en contraste avec ce noir glaçant, évoque avec une simplicité saisissante le sang dans lequel se résout le drame passionnel des quatre personnages dont la mort et la folie semblent suspendues durant cet ultime règlement de comptes. Si une table et trois chaises blanches comblent tant soit peu le vide vertigineux de cette scénographie minimaliste, sans doute pour donner un certain appui à l’ambassade d’Oreste auprès de Pyrrhus, elles disparaissent à la fin du deuxième acte, au moment où les contraintes politiques perdent leur pouvoir sur les personnages, et où ceux-ci donnent libre cours aux passions qui les submergent tout en les détruisant. L’eau écrasée çà et là par un coup de pied rejaillit en guise de ces éclats de colère que les mots ne disent pas tout à fait mais que la tension montante renfermée dans les postures laisse entendre à travers des mouvements et des regards subtilement signifiants.

      La tension dialectique de la mise en scène de Stéphane Braunschweig tient à une éclosion élégante de passions violentes qui fermentent dans l’esprit et le cœur des quatre personnages principaux en proie à des souffrances prolongées. Le metteur en scène met en œuvre une action scénique focalisée de façon dynamique sur l’incertitude avec laquelle réagissent ces quatre personnages oscillant avec usure entre l’extrême bonheur et l’immense malheur : plus l’action chemine vers une catastrophe inévitable et plus les émotions s’exacerbent, plus les postures décèlent, derrière une apparente maîtrise de soi, une profonde crise passionnelle au bord de l’explosion, crise passionnelle qui semble malgré tout contenue in extremis. Les écarts flagrants de cette contenance gênée restent ponctuels, de sorte que le spectateur est amené à s’attendre à tout moment à assister à un accès de violence et par-là à un déchaînement destructeur. Chacun des personnages connaît ce bref moment de crise qui le fait littéralement tomber sur les genoux avant qu’il ne se relève pour retrouver sa dignité. Un cruel jeu fondé sur de frappants paraîtres de façade débouche ainsi progressivement sur un cinquième acte sanglant, dans lequel Hermione et Oreste en particulier finissent par sombrer spectaculairement dans la déraison devant une paroi réfléchissante dont ils ne supportent pas le reflet.

      Chloé Réjon crée une Hermione pétrie d’amour et de haine, une Hermione fébrile dont le cœur bouillonne d’orgueil et de désespoir, ce que la comédienne montre en lui donnant un subtil air de noblesse sapé par une désillusion croissante consécutive au rejet de Pyrrhus. Celui-ci, d’une allure quelque peu balourde, incarné avec vigueur par Alexandre Pallu, fait preuve de sang-froid à ces quelques moments près où l’amour qui le consume le fait plier comme un roseau lorsqu’il se trouve en présence d’Andromaque, qu’il verse dans la colère ou dans la supplication. Andromaque, créée avec une grande sensibilité par Bénédicte Cérutti, se coule parfaitement dans le rôle de la veuve éplorée d’Hector et inquiète pour le sort de son fils réclamé par les Grecs : si elle parvient tant bien que mal à rester digne de sa condition face à Pyrrhus et Hermione, elle ne manque pas de donner libre cours à son excès d’émotion. Bénédicte Cérutti a trouvé un élégant juste milieu dans sa création d’Andromaque pour nous émouvoir. Oreste, incarné avec conviction par Pierric Plathier, nous frappe en particulier par le contraste entre la lucidité du personnage dans l’analyse des émotions et sa chute finale dans la folie. Du côté des confidents, toujours intéressés au sort de leurs maîtres, ne serait-ce qu’à travers une gestuelle et une mimique délicates qui traduisent cet intérêt, nous retrouvons Clémentine Vignais, Jean-Philippe Vidal, Boutaïna El Fekkak et Jean-Baptiste Anoumon.

      Stéphane Braunschweig, dans sa relecture moderne d’Andromaque donnée au Théâtre de l’Odéon, nous convainc une fois de plus de son immense sens du théâtre de Racine : sans chercher à le déformer et à l’actualiser sauvagement, il le porte sur scène avec une grande délicatesse pour nous le faire apprécier dans sa pureté tragique.

Théâtre Lucernaire : La Nuit des Rois

La Nuit des Rois      La Nuit des Rois est une comédie baroque de Shakespeare, maintes fois jouée dans des créations extrêmement variées : la Cie Les Lendemains d’Hier en donne une version écourtée dans une réécriture originale mise en scène par Benoît Facerias, donnée du 21 juin au 27 août au Théâtre Lucernaire (>). Le texte de cette adaptation tout à fait réussie est publié chez L’Harmattan.

      Les réécritures des classiques entraînent toujours des polémiques quant au caractère intouchable des textes, notamment quand elles sont manquées. Et l’on peut éternellement disserter sur les enjeux et les conséquences dramatiques de cette démarche jugée « sacrilège », mais après tout l’on se doute bien que si Shakespeare avait été de notre époque, il aurait adopté une écriture conforme à nos codes et que ses pièces auraient été d’une facture différente. Ses tragédies et comédies d’il y a plusieurs siècles continuent pourtant à nous intéresser parce qu’elles interrogent de manière singulière notre rapport au monde, mais aussi parce qu’elles renferment des qualités dramaturgiques et esthétiques qui correspondent à une certaine façon de faire le théâtre. Les réécrire avec plus ou moins de liberté revient simplement à leur redonner vie sous une autre forme pour les faire jouer. Autant une nouvelle mise en scène représente une actualisation et une interprétation qui peuvent prêter à discussion, autant une réécriture participe de cette même herméneutique inépuisable révélatrice de l’extrême richesse des textes classiques. Benoît Facerias et la Cie Les Lendemains d’Hier, quant à eux, s’inscrivent pleinement dans ce travail de palimpseste tout en nous persuadant de leur plaisir de jouer (avec) Shakespeare.

      La Nuit des Rois est une comédie en cinq actes, assez compliquée et complexe pour perdre par endroits les spectateurs dans des imbroglios entraînés aussi bien par de nombreux personnages que par des déguisements et des quiproquos savoureux. Pour peu que la réécriture de Benoît Facerias semble au premier abord aller à l’essentiel en reprenant des scènes clés, elle est loin d’être une innocente simplification de la vieille comédie de Shakespeare. Elle insuffle en effet à celle-ci une dynamique différente en introduisant dans l’action la figure du rhapsode équivalent au narrateur, amené sur scène pour donner un éclairage sur les enjeux narratifs et amoureux. A ce rôle fondamental du narrateur, propre aux théâtres antique et contemporain, se superposent des apartés éclair d’autres personnages, de telle sorte qu’une tension dialectique s’instaure entre ces passages narratifs, bien qu’in fine peu nombreux, et des scènes empreintes d’une théâtralité flamboyante. Il s’agit ainsi en apparence de « raconter » la vieille comédie réputée pour sa complexité, ce qui lui confère une dimension d’autant plus merveilleuse que l’argument du naufrage, le déguisement de Viola en Césario et la disparition de son frère Sébastien sont pleinement romanesques. La part narrative n’est pas seulement un moyen habile pour guider les spectateurs et pour relier les scènes retenues, mais aussi un ressort métathéâtral pour forger avec eux une relation intime et un procédé dramatique pour renforcer le caractère hautement théâtral de l’ensemble.

 

      La scénographie minimaliste, fondée sur une scène laissée quasiment vide, voilée dans le noir, nous plonge dans un univers imaginaire réclamé comme tel par le rhapsode, univers imaginaire à cheval entre un plateau vide transformé par ce dernier en scène de théâtre et différents espaces dramatiques transcendés aussitôt par la magie du jeu des comédiens en d’authentiques tableaux perçus comme prélevés sur une histoire romanesque idéalement située dans un passé féerique des contes. Le seul décor représente un lustre pourvu de plusieurs lampes brillant d’une lumière jaune foncé sur un fond noir, ce qui produit un subtil effet de contraste, plus précisément un certain effet de féerie : les comédiens vêtus de costumes d’époques variées semblent ainsi surgir de nulle part comme les sosies de ceux qu’ils incarnent, si ce n’est de derrière le fond à l’instigation du rhapsode qui, accompagné d’un musicien, les fait entrer au lever du rideau et qui se métamorphose peu après en un d’entre eux. La vieille comédie de Shakespeare s’introduit alors dans l’intimité des spectateurs pour les enchanter tant avec des intermèdes musicaux et des scènes bouffonnes qu’avec des scènes d’amour aux accents de comédie pastorale. Comme le suggère l’un des intermèdes initiaux, the show must go on.

      L’action proprement dite est dès lors fondée sur un mélange adroit de genres divers lié aux effets de rupture, ce qui engendre une dynamique particulièrement entraînante : aucune scène n’a le temps de s’enliser dans la durée, aucune place n’est laissée à un temps mort ou languissant, parce qu’un « raseur », généralement le bouffon ou la servante Maria, intervient à un moment opportun pour la faire rebondir. C’est d’autant plus ingénieux qu’il s’agit le plus souvent de scènes topiques que les spectateurs sont amenés à reconnaître et à reconstruire avec des informations dont qu’ils disposent. L’action se déroule et s’enroule dès lors en cascades en suivant trois ou quatre fils conducteurs — l’histoire d’Olivia, celle de Viola-Césario, mais aussi celles de Malvolio, amoureux transi induit en erreur pour être ridiculisé, et de différents personnages comiques — avant qu’ils ne soient dénoués grâce à l’apparition romanesque de Sébastien. La magie du spectacle opère aussi grâce aux morceaux musicaux introduits tant pour renforcer une impression de pittoresque que pour souligner le caractère burlesque et détourné des scènes où le bouffon interprété par le virevoltant Melchïor Lebeaut titille les autres en levant leurs masques. Comme ce dernier qui incarne Sébastien en plus du bouffon, Céline Laugier, Ugo Pacitto et Josephine Thoby créent avec entrain deux personnages à des caractères quasiment opposés, respectivement Olivia et la narratrice, Sir Andrew et Orsino, Maria et Viola. Benoît Facerias et Arnaud Raboutet, quant à eux, apparaissent dans les rôles de Sir Thoby et de Malvolio.

      La Nuit des Rois dans la réécriture et dans la mise en scène de Benoît Facerias nous embarque rapidement pour une aventure théâtrale palpitante, jalonnée en outre d’agréables réminiscences pour ceux qui connaissent le texte de Shakespeare que la Cie Les Lendemains d’hier s’approprie avec une touche originale. Le spectacle éclectique nous séduit tout aussi grâce à la fraîcheur savoureuse avec laquelle les comédiens se coulent dans la peau de leurs personnages qu’ils incarnent avec une vigueur attrayante.

MAC Créteil : Dom Juan de David Bobée

      David Bobée adapte tant soit peu le célèbre Dom Juan de Molière pour en proposer une relecture intemporelle mémorable : créée au Théâtre du Nord (>), sa mise en scène est partie en tournée pour sillonner la France et émerveiller ses spectateurs. A l’affiche début avril au Théâtre de la Villette, elle a été programmée à la MAC de Créteil juste avant les vacances scolaires (>).

      Dom Juan ou le Festin de Pierre, grande comédie de Molière, s’impose toujours à notre attention comme une pièce polémique au regard des questions des rapports à l’amour et à la foi qu’elle soulève malgré une distance temporelle importante qui nous sépare de sa première création (1665). Avec la réécriture de Dom Juan de Tirso de Molina, Molière insuffle en effet au mythe de ce libertin invétéré une force dramatique susceptible non seulement d’interroger les représentations des spectateurs de tous temps, mais aussi de les remuer dans leur sensibilité. L’amour et la religion restent omniprésents dans notre quotidien de quelque façon que ce soit, et l’affectent avec une vigueur inépuisable. Certes, dans le personnage de Dom Juan, Molière concentre un certain nombre de clichés et de travers de son époque, notamment pour constituer en apparence un personnage comique sulfureux, mais celui-ci est-il pour autant privé de sensibilité ? Certainement pas, dans la mesure où sa posture radicalement provocatrice, hors norme au sein de la société policée de l’époque de Louis XIV, incarne symboliquement une pensée souterraine qui la ronge de l’intérieur et une façon d’être qui en représente d’autre part une application dramatique expérimentale. Peu importe que Dom Juan soit in fine terrassé par le Ciel, le chemin parcouru pour arriver à ce dénouement moral obligé donne à voir un personnage émancipé de toutes les contraintes sociales au mépris de tout scandale. C’est ce dont nous persuade la création de David Bobée qui conçoit Dom Juan non pas comme un personnage comique risible mais comme celui qui est doué d’une profonde sensibilité humaine.

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Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Comme c’est devenu la règle pour les grandes comédies de Molière — L’École des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope —, les metteurs en scène s’en emparent en atténuant considérablement leurs ressorts comiques pour souligner la trajectoire tragique intrinsèque des personnages principaux. Dom Juan ne déroge nullement à cette dimension tragique, lisible dans son libertinage effronté qui le conduit à braver le Ciel et par-là à se frayer le chemin en enfer. Les maladresses et les lâchetés de Sganarelle ne manquent pas de provoquer quelques rires, sans aucun préjudice à la relecture sérieuse de Dom Juan de David Bobée, mais ce comique ne fait que relever la cohérence et la complexité du personnage principal agissant conformément à ses convictions libertaires. Le metteur en scène intervient dans le texte en réécrivant certains passages. S’il remplace l’éloge du tabac par celui du théâtre célébré par l’ensemble de la troupe, les spectateurs sont sans aucun doute sensibles à d’autres retouches plus conséquentes sur la réception de la mise en scène : la scène de séduction des deux paysannes cède la place à celle de Charlotte et de Pierrot, ce qui introduit non sans invraisemblance le thème de l’homosexualité ; le père de Dom Juan est transformé en mère ; et les visites qui lui sont rendus dans dernier acte atteint le nombre neuf, avant que Dom Juan ne soit tué par deux coups de pistolet tirés par un personnage (transcendant ?) ambigu. Sans dénaturer la pièce, David Bobée l’adapte et modernise subtilement, comme le fit au reste Molière lui-même avec celle de Tirso de Molina, eu égard aux sensibilités des spectateurs d’aujourd’hui et suivant son projet esthétique.

      La scénographie dessinée par David Bobée nous convainc d’emblée de sa volonté de conférer à sa mise en scène une dimension intemporelle qui provient notamment de l’installation de plusieurs statues en plâtre blanc choisies en une référence ambiguë aussi bien à la sensualité des modèles antiques qu’à celle de la statuaire baroque caractérisée par des allures sinueuses dynamiques. Une énorme statue d’homme nu se trouve ainsi placée au milieu de la scène : sans tête, sans bras, mais avec des pecs impeccables, avec des jambes en V coupés aux genoux, dévoilant deux testicules spectaculairement avachies, le pénis curieusement tronqué. Au-delà de l’idée de la débauche qu’elle inspire avec grâce, cette statue surdimensionnée trône ici en miroir à l’attitude effrontée de Dom Juan. Visible dès le lever du rideau, elle fait sans aucun doute un clin d’œil subversif éclatant à la nonchalance avec laquelle Dom Juan revendique sa volonté de se laisser aller aux amours et de donner ainsi libre cours à ses plaisirs charnels. D’autres statues de tailles moins spectaculaires sont progressivement amenées sur scène, puis déplacées ou manipulées au cours d’autres actes : un cheval renversé, un buste de soldat avec une bouche ouverte et un commandeur sans visage. Avec délicatesse, avec une impression saisissante de pureté, avec une élégante sobriété, cette scénographie sculpturale réactive dès lors des signes et des symboles tirés de Dom Juan aussi bien pour entraîner d’étonnants effets de mise en abîme que pour accentuer le caractère impudemment démesuré de la posture libertaire assumée de Dom Juan.

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Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Le Dom Juan de Radouan Leflahi s’impose dès son apparition comme un personnage dominant sombre, mais séduisant, sûr de lui-même, confiant en ses convictions et sa capacité de jouer les autres à son avantage, qu’il s’agisse de l’infatigable Elvire, des frères prêts à se battre avec lui, de Sganarelle, des paysans, du mendiant, de M. Dimanche ou de la mère. Le côté sombre, voire taciturne dès lors qu’il n’est pas sollicité pour parler, nous persuade que ce Dom Juan se trouve en proie à un grisant ennui métaphysique accentué par la scénographie minérale fondée sur le contraste entre l’immensité cosmique de l’espace et une relative petitesse humaine. Radouan Leflahi arpente ainsi avec souplesse la statue du milieu ou défie avec insolence celle du commandeur, gravite, reçoit ou festoie avec une superbe assurance, avec une vanité désinvolte, au milieu de cet espace démesuré dans lequel son personnage s’affirme au mépris des conventions et préjugés moraux. L’action scénique, entraînant ainsi des frissons métaphysiques, se trouve dans le même temps empreinte d’une certaine poésie amenée, en plus de plusieurs choix musicaux tels que le clapotis des vagues et des morceaux méditatifs apaisants, par des chorégraphies introduites à la place des scènes purement farcesques : la dispute entre Charlotte et Pierrot en une langue asiatique transposée en français grâce au sous-titrage, mais aussi la recherche et le présumé viol de Charlotte représentés sous forme de danses modernes ou l’hallucinante rencontre avec le mendiant voilée dans une fumée blanche coulant sur un fond bleuté, avec des voix en écho. Au milieu de ce trouble fascinant, virevolte un Sganarelle svelte, tiré à quatre épingles, même sans chemise, délicatement incarné par Shade Hardy Garvey Moungondo, dont l’embarras existentiel suscite par moments des rires grinçants en guise de mauvaise conscience.

      Le création de Dom Juan par David Bobée est en un mot superbe ! Et c’est, pour moi, la première création de cette pièce de Molière qui m’a vraiment convaincu. Je l’attendais depuis longtemps, et je l’ai trouvée dans cette relecture intemporelle magistrale, brillamment interprétée par tous les comédiens dirigés avec habileté par David Bobée, en tête avec l’excellent Radouan Leflahi.

Théâtre Lucernaire : La Foire de Madrid

la foire de madrid      La Foire de Madrid est une tragi-comédie de Lope de Vega : créée dans une mise en scène entraînante de Ronan Rivière aux Grandes Écuries du Château de Versailles, reprise au théâtre de l’Épée de bois en septembre 2022 (>), elle est remise à l’affiche au théâtre Lucernaire pour une nouvelle série de représentations (>).

      Contemporain de Cervantès, Lope de Vega (1562-1635) compte parmi les dramaturges emblématiques du Siècle d’or espagnol, mais son œuvre reste pour autant peu connu en France : qui est-ce qui se souvient d’avoir vu une pièce de Lope de Vega jouée dans une mise en scène marquante au même titre que d’une pièce de Goldoni ou de Shakespeare ? Si l’univers espagnol nous semble pourtant familier, c’est surtout grâce au déplacement spatio-temporel opéré dans leurs œuvres par les dramaturges français, à commencer par Molière qui n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs espagnols pour réécrire Dom Juan, mais aussi concevoir l’intrigue de L’École des femmes. Quant à celle-ci, c’est précisément La Foire de Madrid qui lui aurait donné l’idée de laisser Horace naïvement raconter son histoire d’amour à Arnolphe dont il courtise la future épouse. Nous sommes ainsi d’autant plus reconnaissant à la Cie Voix des plumes de s’être penchée sur une « vieille » tragi-comédie espagnole de la fin du XVIe siècle pour l’avoir portée sur scène dans une création de facture classique, ce qui est loin d’être une facilité. La mise en scène de Ronan Rivière repose en effet sur des choix dramaturgiques et esthétiques assumés qui conditionnent la réception de La Foire de Madrid.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      Cette tragi-comédie de Lope de Vega est fondée sur une série de quiproquos galants relevée d’un dénouement tant soit peu tragique. Claudio, Léandro et Adrian, trois galants liés d’amitié, en quête d’histoires d’amour, se rendent à la foire de Madrid réputée pour être un lieu de rencontre propice à tout type de commerces. Leurs parcours ne sont pas pour autant symétriques dans la mesure où chacun des trois jeunes hommes vit une expérience d’amour différente. Tandis qu’Adrian se fait fâcheusement voler sa bourse destinée à payer le miroir à celle dont il cherche à gagner les faveurs, Claudio prend la relève pour découvrir malencontreusement dans ce laideron protégé par un voile sa propre femme. Léandro, quant à lui, parvient, au travers d’un coup de foudre romanesque, à nouer une relation sincère avec une femme aux couteaux avec un mari jaloux qui la trompe. Cette troisième histoire, celle de Léandro, prend le dessus sur les autres qui la font valoir de façon contrastée. La punition du mari fantasque et la réconciliation inespérée entre un Claudio volage et sa femme âgée, ensemble avec le triomphe de l’amour exalté vécu par Léandro et Violente, donnent à La Foire de Madrid une dimension morale sans être moralisatrice. L’action dramatique repose dès lors sur une irrésistible tension dialectique instaurée entre la recherche de galanteries légères et la quête d’une véritable passion amoureuse. Ronan Rivière tient compte de cette double vision de l’amour pour la transposer subtilement dans la tonalité de l’action scénique.

      La scénographie situe cette action dans un espace ouvert, enserré des deux côtés de la scène par deux bâtiments non symétriques représentés par des parois gris vert, percées de plusieurs ouvertures en guise de portes et de fenêtres. Cet espace symbolique, fermé au fond par un mur qui cache un autre passage, favorise des déplacements spatiaux rapides entre la fameuse foire de Madrid ou un autre lieu de rencontre, la maison de Violente à jardin et celle de Claudio à cour. Ce qui frappe tout en intriguant, c’est le contraste prononcé entre ce gris vert des parois dépouillées et le rouge éclatant qui recouvre le sol, comme si le scénographe voulait par-là signifier que l’ardeur amoureuse qui motive la conduite de tous les personnages, qui les fait fourmiller irrésistiblement d’impatience, qui les picote inlassablement au cœur en les poussant à agir, qu’il s’agisse de l’amour passion ou de l’amour léger, se fraie douloureusement le chemin dans un univers fétide marqué par le gain, l’intérêt et le vice omniprésents. La recherche de ces saisissants contrastes, propre aussi bien à l’esthétique baroque attachée à créer des effets de surprise dramatiques qu’au romantisme fondé sur ceux produits par le mélange de ce qui élève et de ce qui avilit, se confond sur scène, au prix d’une ambiguïté singulière, avec un alliage vertigineux de burlesque feutré et de frénésie amoureuse exaltée.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      L’action scénique s’emploie, sur un rythme endiablé, à mêler des situations hautement comiques à des moments émouvants empreints d’un certain romantisme gracieux, soulignés par des morceaux musicaux de Manuel de Falla interprétés au piano, voire par une chanson élégiaque espagnole, notamment lors des scènes de rencontre amoureuse entre Léandro et Violente. L’action ne connaît que peu de moments de répit, tant les personnages semblent pressés en courant les uns après les autres, comme le montre le défilé d’ouverture déroulé sur une musique rapide typique de cinéma muet. Dès lors que le défi amoureux est lancé, Adrian, Claudio et Léandro n’ont que rarement l’occasion de se laisser aller à des échanges sereins ou à des méditations intimes tenues à l’écart du grand théâtre du monde. L’action est ainsi rapide, entraînante, virevoltante, tourbillonnante, rythmée au gré de situations cocasses relevées de suspens, notamment quand Léandro trouve un confident dans le mari sournois qu’il rend cocu sans le savoir ou quand Violente trouve un refuge chez la femme de Claudio pour y retrouver son amoureux, mais ponctuée précisément par des moments privilégiés pathétiques qui laissent les personnages aussi bien exprimer leur vision de l’amour et du monde que s’aimer dans l’espoir de trouver un apaisement salutaire pour tous. Les comédiens entrent ainsi dans leur rôle avec une fougue captivante qui séduit les spectateurs, créant des personnages contrastés hauts en couleur qui ont pour autant l’air individualisés.

      La création de La Foire de Madrid dans la mise en scène de Ronan Rivière représente une belle découverte de l’univers baroque de Lope de Vega, qui nous est pourtant familier à travers des réécritures et la reprises de procédés comiques faites par les dramaturges français. Classique, mais inventive, efficace, bien huilée, rondement interprétée, à la fois drôle et émouvante, cette jolie création mérite amplement d’être découverte et appréciée.

Théâtre de la Huchette : La Tempête

Huchette_ La Tempête affiche      La Tempête est l’une des dernières pièces de Shakespeare : Emmanuel Besnault l’a adaptée pour la petite scène du Théâtre de la Huchette (>) en en donnant une version musicale féerique, ingénieusement ajustée pour trois comédiens dont deux apparaissent dans plusieurs rôles. Avec cette version de La Tempête, l’audacieux metteur en scène nous convainc que Shakespeare peut être joué absolument partout.

      Comme Molière, Shakespeare compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués et les plus lus au monde malgré le temps écoulé qui nous sépare de son époque. Le monde élisabéthain fracturé représenté dans ses pièces de façon imagée ne cesse d’exercer sur nous un attrait irrésistible. L’énigmatique Tempête, quant à elle, mêle en outre plusieurs univers a priori peu compatibles entre eux pour délivrer aux spectateurs un message peu clair, si ce n’est d’abord pour chercher à les renfermer tous dans sa facture éminemment baroque fondée sur le mélange des registres. Quelques toponymes italiens et maghrébins — roi de Naples, duc de Milan, Alger et roi de Tunis — sont en effet simplement propulsés dans un univers merveilleux empreint de magie et truffé d’esprits, de dieux de la mythologie romaine, de monstres et de personnages truculents, tandis que les personnages principaux tendent à se présenter comme des humains à part entière. Une telle rencontre bigarrée semble favorisée par la situation géographique imaginaire d’une action déroulée sur une île déserte habitée par Prospéro et sa fille Miranda, pour les humains, et Ariel et Caliban, pour les personnages merveilleux. Que peut-on tirer de cette curieuse disposition dramaturgique ?

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans son adaptation pensée sur mesure pour le théâtre de la Huchette et pour les trois comédiens qui s’en emparent avec aisance, Emmanuel Besnault est amené à faire des coupes dans le texte shakespearien qu’il reprend en recentrant l’action sur l’histoire du duc de Milan déchu et de sa fabuleuse aventure entreprise pour récupérer le duché que lui a usurpé son frère. Le jeune metteur en scène retranche ces grandes scènes dramaturgiquement moins utiles où apparaissent les adversaires de Prospéro retenus sur l’île à l’aide d’une tempête déclenchée par Ariel à sa propre demande. Il garde en revanche l’intrigue amoureuse fondée sur la rencontre entre Miranda, fille de Prospéro, et Ferdinand, fils du roi de Naples séparé de l’équipage, et l’épisode grotesque du monstre Caliban. Réduite à l’essentiel, la trame épique de la reprise du duché de Milan reste enrichie par des scènes galantes et cocasses qui préservent la facture et l’esprit baroques du théâtre shakespearien. Les choix de découpage et de mise en scène d’Emmanuel Besnault instaurent dès lors une délicate tension entre les trois tonalités pour offrir aux spectateurs une version condensée de la Tempête qui, sans être somptueuse, demeure bien shakespearienne.

      L’action de cette Tempête, qui n’est en aucun cas un simple abrégé de la pièce intégrale, est campée dans une scénographie en trompe-l’œil qui nous transporte dans un univers baroque féerique. Deux grands panneaux bois dressés sur les deux côtés de la scène, convergeant vers le fond pour déboucher sur un grand carré blanc, renferment avec une subtile ambiguïté un double espace : la coque d’un bateau, sans aucun doute en référence au naufrage évoqué dans des récits de Prospéro et à son aventure épique, et les parois d’une grotte que ce duc magicien occupe sur son île déserte. La disposition des deux panneaux crée dans le même temps un effet de profondeur et d’ouverture de la scène vers les spectateurs, comme si le chemin de Prospéro était symboliquement tracé pour l’amener à retrouver les humains, à quitter son île et reprendre son duché, ce qui se remarque spectaculairement lors de sa grande tirade adressée aux spectateurs pris pour les naufragés honnis enfin pardonnés. Si un grand drap froissé représente d’abord des vagues qui engloutissent le navire du roi de Naples, il se transforme aussitôt en terre battue de l’île déserte avant de disparaître à ce moment où Prospéro renonce aux sorcelleries. Les tenues de Prospéro et de Ferdinand qui nous rappellent la Renaissance italienne, la robe légère de Miranda qui ressemble à celle d’une îlienne de pays chauds, mais aussi ces costumes et masques symboliques portés par l’esprit Ariel, le monstre Caliban et le marin ivrogne, entraînent et renforcent, à leur tour, l’impression de féerie. La magie semble omniprésente, inscrite aussi bien dans l’action proprement dite que dans la scénographie qui la soutient.

Huchette La Tempête 02
La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans un espace de jeu exigu, Emmanuel Besnault parvient à imaginer une action dynamique qui ménage d’heureux effets de surprise et intègre même de brefs morceaux chantés. La scène d’ouverture pose d’emblée le ton en montrant le spectaculaire naufrage d’un petit bateau ballotté dans des draps-vagues, pour donner ensuite lieu à une rencontre énigmatique entre Prospéro assis les jambes croisées et Ariel se mouvant derrière lui dans une semi-obscurité toute mystérieuse, puis à celle entre Prospéro et Miranda s’entretenant avec un plus grand réalisme dans une tonalité de confidence. L’apparition farouche du monstre Caliban incarné par Ethan Oliel introduit dans l’action un savoureux jeu grotesque, avant que le jeune comédien ne réapparaisse sur scène dans un costume de galant pour séduire Miranda tombant littéralement sous son charme dans un coup de foudre réciproque. Une action dramatique riche en rebondissements et en apparitions gagne ainsi, dans cette version condensée de La Tempête, d’autant plus en efficacité et en énergie que les seuls propos de Prospéro suppléent aisément aux scènes enlevées et que les scènes retenues produisent un effet d’accélération dans la variation de tonalités. Jérôme Pradon, dans le rôle du duc, Marion Préïté, dans ceux de Miranda, Ariel et Stephano, et Ethan Oliel, dans ceux de Ferdinand et Caliban, créent avec une légèreté virevoltante des personnages aussi hauts en couleur pour certains qu’expressifs et palpitants ou émouvants pour d’autres.

      Si Emmanuel Besnault nous a enchantés avec sa création de Fantasio au Théâtre Lucernaire, sa Tempête donnée cette fois-ci au Théâtre de la Huchette en fait autant tout en nous persuadant de l’indéniable talent de ce metteur en scène entouré d’excellents comédiens. Son nouveau spectacle relève avec féerie le défi de jouer du Shakespeare dans une adaptation captivante pour trois comédiens sur une aussi petite (et célèbre) scène parisienne qu’est la Huchette.