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Théâtre Lucernaire : Les Chaises

Les Chaises Lucernaire      Considérée comme un des chefs-d’œuvre de l’auteur, devenue un grand classique du XXe siècle, la pièce Les Chaises d’Eugène Ionesco a été nouvellement créée par Thierry Harcourt au Théâtre Lucernaire dans une mise en scène épurée (>). Frédérique Tirmont et Bernard Crombey trouvent dans cette création une heureuse occasion d’incarner, dans une symbiose époustouflante, deux pantins d’une humanité cruellement déchue.

      Le théâtre de l’absurde né sous la plume d’Eugène Ionesco s’est rapidement imposé dans le paysage culturel de son époque par sa nouveauté, par l’exhibition burlesque de sa théâtralité comme par son inépuisable intemporalité. Il s’en prend avec humour aux situations les plus stéréotypées de l’envers peu glorieux de notre humanité foudroyée tant par un quotidien abrutissant que par une inéluctable fuite du temps. Les personnages qu’il amène sur scène se trouvent le plus souvent confrontés à des tâches ordinaires mettant à l’épreuve non seulement leurs capacités cérébrales à y répondre, leur rapport à autrui et au langage, ou tout simplement leur sensibilité, mais aussi la vacuité de leur existence. La vacuité d’une existence dérisoire constituée d’actes multiples appréhendés, sinon avec une insoutenable angoisse, du moins avec une gravité apparente qui porte l’attention du spectateur sur leur caractère pour le moins risible. Malgré tout, le théâtre d’Eugène Ionesco ne bascule pas dans un pessimisme absolu, voire dans une impasse métaphysique : la recherche de l’absurde et la dimension grotesque de situations amenées nous forcent plutôt à rire jaune avec les personnages.

      Dans Les Chaises plus précisément, deux personnages, un Vieux et une Vieille, respectivement 95 et 94 ans, deux curieux représentants de cette humanité frappée par la vieillesse, nous étonnent par une incroyable vigueur qui émane de leur combat quotidien pour la vie. Ils semblent certes voués à la solitude, à la routine, à une certaine forme de souffrance métaphysique et in fine à la mort, ce qui ressort amplement de leurs propos, mais ils ne se laissent pas aller tout droit au désespoir, voire à une déchéance excessive. Ils évoquent certes leur passé en exprimant naturellement un certain nombre de regrets et de déceptions, mais ils ne semblent pas avoir perdu toute espérance parce qu’ils ont toujours un message « important » à transmettre à l’humanité qu’ils prétendent vouloir sauver, ce qui les conduit à recevoir une foule d’invités invisibles auxquels ils s’adressent comme à des personnes en chair et en os. L’absurde repose ici sur une tension dialectique empreinte de tragique entre l’insignifiance dérisoire de l’action menée par le Vieux et la Vieille et une détermination désolante avec laquelle ils agissent (sans le savoir ?) dans le vide.

Les Chaises, Théâtre Lucernaire, 2024 © Fabienne Rappeneau

      Ce vide « ontologique » explicitement évoqué par Eugène Ionesco lui-même dans ses écrits sur le théâtre est bel et bien matérialisé sur scène malgré les indications selon lesquelles le plateau devrait finir par être envahi par des chaises destinées aux invités invisibles. La mise en scène de Thierry Harcourt fait en effet le pari d’une scène quasi vide en laissant les deux comédiens introduire ces invités imaginaires dans un espace imaginaire rempli d’objets imaginaires. Deux chaises symboliques installées sur le devant de la scène et deux escabeaux placés au fond représentent ainsi les seuls accessoires de cette scénographie minimaliste. Un double changement de perspective fondamental s’impose dès lors aux spectateurs imperceptiblement amenés à se confondre avec ceux que le Vieux et la Vieille ne cessent d’accueillir : cette confusion serait sans doute totale si leur attention n’était accaparée par la venue de l’Empereur qui suscite chez eux un émoi particulier. Le minimalisme frappe également par le contraire de ce que représente un envahissement matérialiste historiquement daté : les deux personnages semblent suspendus dans un vide éthéré qui leur confère une dimension intemporelle troublante.

      C’est cet espace-temps imprécis que s’approprient progressivement Frédérique Tirmont et Bernard Crombey pour y asseoir le drame existentiel de leurs deux personnages infatigables, prêts à ne rien lâcher pour essayer de sauver l’humanité par l’intermédiaire d’un orateur chargé de parler à leur place. L’action scénique repose sur l’attente de cette prise de parole absurde réduite in extremis à des sons inarticulés et des syllabes dénuées de sens, prise de parole paradoxalement replacée dans la mise en scène de Thierry Harcourt avant l’arrivée de l’Empereur. Pas question de s’ennuyer pour autant en attendant l’un ou l’autre parce que le Vieux et la Vieille repassent au crible des moments différents de leur vie tout en remuant d’inquiétude pour cette soirée exceptionnelle à propos de laquelle on se demande si elle n’a pas lieu un peu tous les jours. Thierry Harcourt met ainsi en œuvre une action particulièrement dynamique qui engendre à la fois le trouble et le badinage, une action palpitante fondée sur un mélange paradoxal de sérieux et de dérision. Les deux comédiens, quant à eux, s’emparent de la création de leurs personnages avec une étonnante conviction : à leur vigoureuse métamorphose en Vieux et en Vieille s’allie une sensibilité singulière qui donne aux incohérences recherchées dans la partition ionescienne une résonance humaine saisissante.

     La création des Chaises donnée au Théâtre Lucernaire mérite donc certainement d’être vue, ne serait-ce que pour se laisser cueillir par l’excellente interprétation du Vieux et de la Vielle par Frédérique Tirmont et Bernard Crombey. Elle semble de plus parfaitement servir le texte de Ionesco grâce à des choix de mise en scène tout à fait convaincants.

Théâtre Lucernaire : Farces et nouvelles de Tchekhov

Farces-et-nouvelles-de-Tchekov      Farces et nouvelles de Tchekhov est un spectacle « divertissant » composé de plusieurs textes écrits par le célèbre auteur russe, spectacle conçu et mis en scène par Pierre Pradinas. Selon les dates indiquées sur le site du théâtre Lucernaire (>), les pièces et les nouvelles sélectionnées ainsi que les comédiens alternent, si bien qu’entre le 8 novembre et le 7 janvier, les spectateurs ne voient pas la même représentation. Le 17 novembre, la Cie Le Chapeau rouge a donné Les méfaits du tabac, Une demande en mariage et Un drame.

      Tchekhov compte aujourd’hui parmi les classiques indétrônables du XXe siècle : ses grandes pièces, mais aussi ses pièces en un acte et ses nouvelles, toutes focalisées sur la représentation de la réalité quotidienne appréhendée avec humorisme, suscitent le plus vif intérêt des metteurs en scène contemporains. Si leur action est historiquement ancrée dans la société russe qui se trouve dans le viseur de Tchekhov à cause de son immobilisme et ses dysfonctionnements, cette localisation ne nous apparaît in fine que comme un simple décorum derrière lequel se révèle en réalité toute une série de conflits et ennuis dérisoires qui règlent notre vie de tous les jours. Ce qui confère à ces conflits et ennuis une dimension quasi tragique universelle tient à la tension dialectique entre leur caractère dérisoire et le sérieux avec lequel Tchekhov les traite. Il en résulte, pour le spectateur, un certain embarras qui gêne le franc éclat de rire malgré une drôlerie grinçante des situations retenues.

      Le fil conducteur reliant les trois textes sélectionnés pour la séance du 17 novembre repose sur le caractère tragi-comique des personnages amenés sur scène. Dans Les méfaits du tabac, un homme d’une cinquantaine d’années, au lieu de donner la conférence sur le sujet annoncé, en l’absence de sa femme, se laisse aller à parler de tout et de rien, à se plaindre avec humour de sa vie dérisoire et de son mariage oppressant. Dans La demande en mariage, un double confit dérisoire sur la propriété de cinq hectares de terre et sur la supériorité de leurs chiens respectifs empêche Lomov de faire à Natalia sa demande en mariage. Et, dans Un drame, un écrivain connu tue une écrivaine en herbe venue lui imposer la lecture de sa pièce de théâtre dérisoire à n’en pas finir. C’est un kaléidoscope loufoque de personnages à la fois ordinaires et curieux, dont la conduite interroge les limites de la normalité et d’un déséquilibre pathologique proche de la névrose, voire des troubles de la personnalité. C’est divertissant dans une certaine mesure, mais parvient-on à en rire sans gêne ?

Farces et nouvelles de Tchekhov, “La demande en mariage“, Théâtre Lucernaire @ Marion Stalens

      Pierre Pradinas, un peu comme Tchekhov, met en scène les trois textes avec le même sérieux, sans accentuer les absurdités et sans les détourner de façon abusive : la limpidité de sa mise en scène souligne heureusement la sensibilité inquiète des personnages et offre aux comédiens la possibilité d’entrer avec finesse dans leur création scénique comme s’il s’agissait de réanimer des personnages doués d’une réelle profondeur psychologique. Les costumes, tout à fait ordinaires, parfaitement adaptés à chacune des trois situations prosaïques, produisent quant à eux un effet de réel significatif en conférant à ces curieux personnages l’apparence d’une humanité commune dans laquelle il est aisé de reconnaître nos semblables. La scénographie dépouillée, réduite à son strict minimum — un pupitre et une petite table haute à jardin, plusieurs chaises au milieu de la scène redisposées en fonction de chacun des textes —, contribue enfin à concentrer le regard des spectateurs sur le mal-être physico-mental des personnages ainsi que sur le jeu des comédiens.

      Philippe Rebbot apparaît dans le rôle du conférencier dans Les Méfaits du tabac et dans celui du père de Natalia dans La demande en mariage. Il crée les deux personnages, l’un plus singulier que l’autre, sans excès de pathos et sans verser dans la caricature, de telle sorte que malgré toute la dérision qui se dégage de leur état il parvient plus à nous intéresser à leur mal-être qu’à nous faire rire de leurs ridicules. Très délicat, cet équilibre fragile entre émotion et comicité est le fruit d’un jeu naturel. Quentin Baillot et Laure Descamps incarnent Lomov et Natalia dans La demande en mariage en poursuivant dans le même registre de l’équilibre : si le névrosé Lomov de Quentin Baillot est sobrement forcé, la fière Natalia de Laure Descamps renferme quelque chose d’infantile qui trahit douloureusement son inexpérience et sa sensibilité. Dans Un drame, Laure Descamps et Romain Bertrand créent les deux personnages principaux en mettant subtilement l’accent, la première, sur la ténacité aveugle de l’écrivaine et, le second, sur l’ennui désespéré de l’écrivain sans les caricaturer pour autant. Les comédiens font ainsi défiler une série de personnages fondamentalement comiques tout en explorant leur sensibilité inquiète.

      Farces et nouvelles de Tchekhov, conçue et mise en scène par Pierre Paradinas, donnée au théâtre Lucernaire, est un joli spectacle divertissant qui restaure subtilement des personnages comiques dans leur humanité.

Théâtre Lucernaire : Olympe de Gouges, plus vivante que jamais

Olympe de Gouges      Olympe de Gouges, plus vivante que jamais est une création originale de Joëlle Fossier-Auguste, mise en scène en 2021 par Pascal Vitiello qui a également signé celle du Rêve de Mercier donnée avec succès l’année dernière au Théâtre de la Contrescarpe. C’est un captivant seul-en-scène qui retrace avec saveur le destin quasi romanesque d’une étonnante figure historique connue essentiellement pour sa Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne (>).

      La création d’Olympe de Gouges, plus vivante que jamais s’inscrit dans la lignée de ces spectacles très appréciés qui redonnent vie à un personnage historique autre que les rois et les reines de la tragédie classique et du drame romantique. De condition bourgeoise, probablement fille naturelle de Lefranc de Pompignan, femme de Lettres réputée pour ses aventures amoureuses, Marie Gouze (1748-1793) nous intéresse aujourd’hui non seulement par sa mort tragique sous la guillotine et par ses écrits dans lesquels elle défend audacieusement la cause des femmes, mais aussi comme un témoin hors du commun des événements les plus violents qui ont marqué l’histoire de France. Décriée et moquée à son époque pour s’être émancipée de la condition de femme bourgeoise, méprisée par les Révolutionnaires pour avoir eu le culot de se mettre au même rang que les hommes, elle fait partie de ces femmes fortes dont l’image a été revalorisée et qui vont jusqu’à susciter notre admiration. Joëlle Fossier-Auguste s’empare de cette figure controversée avec une grande humanité en évitant adroitement tout écueil de son instrumentation.

      Le spectacle se présente, non sans une certaine ambiguïté délicate, comme un palpitant récit de vie de l’héroïne incarcérée à la Conciergerie, récit de vie fictivement déployé entre plusieurs interlocuteurs qui se confondent in fine avec les spectateurs. Ceux-ci retrouvent le personnage au moment où elle est littéralement jetée en prison et où elle fait connaissance avec le gardien censé la surveiller jour et nuit, ce qui l’amène peu à peu à lui raconter son enfance, son mariage forcé, ses amours et ses combats. Ce choix d’écriture favorise le déploiement d’une double temporalité, le temps de l’incarcération et celui des récits situés à des époques antérieures. Il en surgit une tension dialectique d’autant plus vibrante que ces récits s’apparentent à des scènes dialoguées, que ce soit avec le gardien ou avec ceux qu’Olympe de Gouges évoque à tour de rôle en se racontant. Ainsi Joëlle Fossier-Auguste réussit-elle aussi bien à refonder un simple récit épique dans une écriture dramatique particulièrement dynamique destinée à être portée sur scène par une seule comédienne, qu’à donner plus de poids, grâce à cette remarquable polyphonie, à la parole du personnage, même si celui-ci assume toutes les voix.

Olympe de Gouges
Olympe de Gouges, plus vivante que jamais, Théâtre Lucernaire © François Crepin

      La scénographie nous introduit bel et bien dans la cèle d’Olympe de Gouges, symboliquement représentée par un paravent clair et une table d’écriture assortie d’une chaise, où l’héroïne écrira sa dernière lettre bouleversante curieusement adressée à un inconnu. La robe à rayures style directoire, portée par la comédienne, nous situe quant à elle dans la triste décennie révolutionnaire. C’est dans la simplicité de ce décor sobre constitué avec perspicacité que se rejouent les derniers jours d’Olympe de Gouges incarnée par Céline Monsarrat avec une vivacité entraînante qui contraste avec la condition d’une prisonnière amplement consciente de sa fin prochaine. C’est dans l’intimité de ce décor sobre qu’Olympe de Gouges, autrice de nombreuses pièces de théâtre à scandale dont certaines fustigent l’esclavagisme, semble composer ces scènes dialoguées à travers lesquelles elle se raconte jusqu’à son étonnante comparution devant le Tribunal révolutionnaire et a fortiori jusqu’à l’enclenchement du couperet, deux moments significatifs soulignés par de saisissants choix de mise en scène quant aux dessins créés avec des lumières et projetés sur le fond de la scène, pour le premier, et quant à un éclairage et un fond sonore singuliers pour l’exécution de la peine capitale.

      Céline Monsarrat crée une Olympe de Gouges savoureuse, pleine d’énergie et forte de ses convictions politiques. La mise en œuvre de la double temporalité, ce va-et-vient incessant entre l’emprisonnement du personnage et le récit de sa vie romanesque, amène la comédienne à l’incarner avec ce curieux entrain mêlé d’humour, de traits d’esprit et de détermination d’Olympe de Gouges à poursuivre son combat pour les causes défendues jusqu’au dernier souffle. L’héroïne ne semble ainsi jamais s’apitoyer gratuitement sur son destin, dont elle se sert au contraire pour dénoncer les injustices sociales et les incohérences des régimes (monarchique et révolutionnaire). Sans aucune place pour l’amertume ou pour un attendrissement excessif, la création d’Olympe de Gouges par Céline Monsarrat nous livre dès lors une héroïne historique « plus vivante que jamais », telle en effet qu’elle aurait pu apparaître au cours de sa vie débordant de rencontres, d’aventures et de polémiques.

      Olympes de Gouges, plus vivante que jamais, programmée en ce début de saison au Théâtre Lucernaire, est une création pleinement réussie qui donne ses lettres de noblesse à une héroïne controversée, création qui nous fait redécouvrir avec intérêt sa vie romanesque comme les polémiques modernes qu’elle a eu l’audace de provoquer à son époque.

Théâtre Lucernaire : La Nuit des Rois

La Nuit des Rois      La Nuit des Rois est une comédie baroque de Shakespeare, maintes fois jouée dans des créations extrêmement variées : la Cie Les Lendemains d’Hier en donne une version écourtée dans une réécriture originale mise en scène par Benoît Facerias, donnée du 21 juin au 27 août au Théâtre Lucernaire (>). Le texte de cette adaptation tout à fait réussie est publié chez L’Harmattan.

      Les réécritures des classiques entraînent toujours des polémiques quant au caractère intouchable des textes, notamment quand elles sont manquées. Et l’on peut éternellement disserter sur les enjeux et les conséquences dramatiques de cette démarche jugée « sacrilège », mais après tout l’on se doute bien que si Shakespeare avait été de notre époque, il aurait adopté une écriture conforme à nos codes et que ses pièces auraient été d’une facture différente. Ses tragédies et comédies d’il y a plusieurs siècles continuent pourtant à nous intéresser parce qu’elles interrogent de manière singulière notre rapport au monde, mais aussi parce qu’elles renferment des qualités dramaturgiques et esthétiques qui correspondent à une certaine façon de faire le théâtre. Les réécrire avec plus ou moins de liberté revient simplement à leur redonner vie sous une autre forme pour les faire jouer. Autant une nouvelle mise en scène représente une actualisation et une interprétation qui peuvent prêter à discussion, autant une réécriture participe de cette même herméneutique inépuisable révélatrice de l’extrême richesse des textes classiques. Benoît Facerias et la Cie Les Lendemains d’Hier, quant à eux, s’inscrivent pleinement dans ce travail de palimpseste tout en nous persuadant de leur plaisir de jouer (avec) Shakespeare.

      La Nuit des Rois est une comédie en cinq actes, assez compliquée et complexe pour perdre par endroits les spectateurs dans des imbroglios entraînés aussi bien par de nombreux personnages que par des déguisements et des quiproquos savoureux. Pour peu que la réécriture de Benoît Facerias semble au premier abord aller à l’essentiel en reprenant des scènes clés, elle est loin d’être une innocente simplification de la vieille comédie de Shakespeare. Elle insuffle en effet à celle-ci une dynamique différente en introduisant dans l’action la figure du rhapsode équivalent au narrateur, amené sur scène pour donner un éclairage sur les enjeux narratifs et amoureux. A ce rôle fondamental du narrateur, propre aux théâtres antique et contemporain, se superposent des apartés éclair d’autres personnages, de telle sorte qu’une tension dialectique s’instaure entre ces passages narratifs, bien qu’in fine peu nombreux, et des scènes empreintes d’une théâtralité flamboyante. Il s’agit ainsi en apparence de « raconter » la vieille comédie réputée pour sa complexité, ce qui lui confère une dimension d’autant plus merveilleuse que l’argument du naufrage, le déguisement de Viola en Césario et la disparition de son frère Sébastien sont pleinement romanesques. La part narrative n’est pas seulement un moyen habile pour guider les spectateurs et pour relier les scènes retenues, mais aussi un ressort métathéâtral pour forger avec eux une relation intime et un procédé dramatique pour renforcer le caractère hautement théâtral de l’ensemble.

 

      La scénographie minimaliste, fondée sur une scène laissée quasiment vide, voilée dans le noir, nous plonge dans un univers imaginaire réclamé comme tel par le rhapsode, univers imaginaire à cheval entre un plateau vide transformé par ce dernier en scène de théâtre et différents espaces dramatiques transcendés aussitôt par la magie du jeu des comédiens en d’authentiques tableaux perçus comme prélevés sur une histoire romanesque idéalement située dans un passé féerique des contes. Le seul décor représente un lustre pourvu de plusieurs lampes brillant d’une lumière jaune foncé sur un fond noir, ce qui produit un subtil effet de contraste, plus précisément un certain effet de féerie : les comédiens vêtus de costumes d’époques variées semblent ainsi surgir de nulle part comme les sosies de ceux qu’ils incarnent, si ce n’est de derrière le fond à l’instigation du rhapsode qui, accompagné d’un musicien, les fait entrer au lever du rideau et qui se métamorphose peu après en un d’entre eux. La vieille comédie de Shakespeare s’introduit alors dans l’intimité des spectateurs pour les enchanter tant avec des intermèdes musicaux et des scènes bouffonnes qu’avec des scènes d’amour aux accents de comédie pastorale. Comme le suggère l’un des intermèdes initiaux, the show must go on.

      L’action proprement dite est dès lors fondée sur un mélange adroit de genres divers lié aux effets de rupture, ce qui engendre une dynamique particulièrement entraînante : aucune scène n’a le temps de s’enliser dans la durée, aucune place n’est laissée à un temps mort ou languissant, parce qu’un « raseur », généralement le bouffon ou la servante Maria, intervient à un moment opportun pour la faire rebondir. C’est d’autant plus ingénieux qu’il s’agit le plus souvent de scènes topiques que les spectateurs sont amenés à reconnaître et à reconstruire avec des informations dont qu’ils disposent. L’action se déroule et s’enroule dès lors en cascades en suivant trois ou quatre fils conducteurs — l’histoire d’Olivia, celle de Viola-Césario, mais aussi celles de Malvolio, amoureux transi induit en erreur pour être ridiculisé, et de différents personnages comiques — avant qu’ils ne soient dénoués grâce à l’apparition romanesque de Sébastien. La magie du spectacle opère aussi grâce aux morceaux musicaux introduits tant pour renforcer une impression de pittoresque que pour souligner le caractère burlesque et détourné des scènes où le bouffon interprété par le virevoltant Melchïor Lebeaut titille les autres en levant leurs masques. Comme ce dernier qui incarne Sébastien en plus du bouffon, Céline Laugier, Ugo Pacitto et Josephine Thoby créent avec entrain deux personnages à des caractères quasiment opposés, respectivement Olivia et la narratrice, Sir Andrew et Orsino, Maria et Viola. Benoît Facerias et Arnaud Raboutet, quant à eux, apparaissent dans les rôles de Sir Thoby et de Malvolio.

      La Nuit des Rois dans la réécriture et dans la mise en scène de Benoît Facerias nous embarque rapidement pour une aventure théâtrale palpitante, jalonnée en outre d’agréables réminiscences pour ceux qui connaissent le texte de Shakespeare que la Cie Les Lendemains d’hier s’approprie avec une touche originale. Le spectacle éclectique nous séduit tout aussi grâce à la fraîcheur savoureuse avec laquelle les comédiens se coulent dans la peau de leurs personnages qu’ils incarnent avec une vigueur attrayante.

Théâtre Lucernaire : Un soir chez Renoir

Un soir chez Renoir affiche      Un soir chez Renoir est une nouvelle brillante pièce de Cliff Paillé donnée dans une captivante mise en scène de l’auteur au théâtre Lucernaire (>). Après Madame Van Gogh et Chaplin 1939, Un soir chez Renoir nous plonge passionnément dans l’univers de peintres impressionnistes amenés à s’interroger aussi bien sur leur art que sur le rapport au milieu de l’art. Nous retrouvons avec plaisir dans le rôle-titre le talentueux Romain Arnaud-Kneisky.

      Pour cette fois-ci, Cliff Paillé dresse moins le portrait d’un artiste reconnu qu’il ne choisit pour sa pièce un groupe de peintres bien circonscrit et un écrivain emblématique, réunis et désunis à un moment charnière, lors d’une soirée d’hiver ordinaire, autour d’une maigre table chez l’un d’entre eux. C’est sans doute une entreprise ambitieuse parce qu’il s’agit de personnages célèbres bien connus par les amateurs de l’art et parce qu’il s’agit aussi d’une période phare dans l’histoire de la peinture française de rayonnement mondial : Auguste Renoir, Claude Monet, Berthe Morisot, Edgar Degas et Émile Zola. Et c’est une entreprise complexe amplement réussie parce que Cliff Paillé ne se contente pas d’imaginer une réunion pittoresque qui évoque « gentiment » ces personnages historiques, mais parce qu’il parvient aussi bien à instaurer un passionnant débat esthétique compte tenu de leur spécificité qu’à soulever des questions proprement métaphysiques quant à l’essence de la création. Tout est finement pensé : sans abstraction, sans lourdeur, sans longueur, l’action d’Un soir chez Renoir entraîne les spectateurs en leur montrant les quatre peintres et l’écrivain célèbres non pas peut-être tels qu’on se les imagine au travers de leurs tableaux et/ou écrits mais, avec une touche réaliste, tels qu’ils pouvaient être au quotidien en proie à des défis artistiques et matériels.

      Un soir chez Renoir revient sur le moment historique de la troisième exposition organisée par plusieurs peintres dits impressionnistes indépendamment du Salon officiel. L’action située en hiver 1877 démarre peu avant l’ouverture de cette nouvelle exposition des parias de l’art réunis en apparence chez Renoir pour trouver des solutions et des compromis matériels. L’arrivée de Zola secrètement invité par Renoir et le souhait de ce dernier de présenter un tableau au Salon officiel — la misère dans laquelle il vit depuis des années et un manque de visibilité désolant entraîné par des critiques acerbes obligent —, ces contretemps mettent le feu aux poudres et transforment un dîner banal en une dispute d’envergure esthétique enflammée. La question d’exposer au Salon officiel et de « trahir » ainsi le groupe (non pas une « école ») fondé précisément sur l’opposition aux principes artistiques et marchands de ce Salon bourgeois renommé est loin d’être purement alimentaire. Si Edgar Degas se montre inconditionnel sur le principe de l’indépendance totale du groupe, et s’il se voit dans un premier temps soutenu par Berthe Morisot dont la situation financière semble largement confortable, Auguste Renoir, en partie à l’aide de Claude Monet et surtout grâce à Émile Zola, s’y oppose avec une détermination grandissante en vue d’amener des visiteurs à leur Salon boudé par le public induit en erreur par des critiques hostiles. Ce sont les interventions du critique d’art Zola qui ramènent régulièrement la dispute sur des questions proprement esthétiques telles que la technique de peindre ou la finalité de la peinture. Cliff Paillé instaure dès lors, au sein de l’action d’Un soir chez Renoir, une palpitante tension dialectique pleinement révélatrice de convergences et de ruptures impossibles à résoudre de façon définitive. C’est un coup de maître !

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      La scénographie nous transporte dans un atelier de peinture reconnaissable d’emblée grâce à plusieurs cadres de formats variés installés au fond de la scène. De façon symbolique, elle campe une ambiance en apparence romanesque obtenue à l’aide de plusieurs éléments pittoresques typiques : à jardin, chevalet, guéridons, fauteuil ou chaises, puis à cour, petit escabeau, petit chevalet, chaises encastrées. Au milieu de la scène, le moment venu, les personnages dresseront une table provisoire faite d’une grande planche posée sur deux pieds de bois brut. Mais avant de s’y asseoir pour discuter, ils doivent préparer ce dîner qu’ils ne verront jamais servi, non pas faute d’aliments qui manquent d’abord dans l’atelier misérable de Renoir et qui arrivent peu à peu au compte-goutte, mais parce que l’intérêt de leur réunion change de manière imprévisible et qu’ils finiront par se séparer sans avoir le temps de manger. Quoi qu’il en soit de leur estomac, ces préparatifs et les accessoires, ensemble avec des costumes d’époque qui distinguent socialement chacun d’eux — par exemple, Émile Zola et Berthe Morisot sont habillés d’élégants vêtements bourgeois contrairement à Auguste Renoir et Claude Monet qui portent quant à eux des habits de pauvres — signifient adroitement cette réalité socio-historique qui est la leur et qui les renferme dans un univers précis. De ce point de vue, la scénographie et l’action forment une fresque réaliste vivante de laquelle se détachent sensiblement six personnages hauts en couleur.

      L’action scénique, quant à elle, repose sur des menus gestes et mouvements relatifs à l’accomplissement des tâches quotidiennes les plus simples : sans jamais se murer dans un débat esthétique hermétique, elle est attachée aux conditions matérielles qui le font émerger tout en finesse, d’autant plus que Zola mis à part, Renoir, Monet, Morisot et Degas ne sont pas des théoriciens de l’art mais des peintres en chair et en os qui se plaisent avant tout à peindre. C’est ainsi que s’introduisent dans cette fresque l’humour et l’ironie propres non seulement à fluidifier le déroulement de l’action, mais aussi à dépeindre avec force les caractères des six personnages, y compris la petite crémière incarnée avec un regard charmeur par Marie Hurault, jeune modèle de Renoir qui « remonte » en l’occurrence à plusieurs reprises pour apporter des ingrédients manquants. Si l’ambiance semble d’abord bon enfant malgré un certain sentiment de pauvreté qui émane des propos, la tension entre les personnages éclate précisément au moment où Renoir sort de sa poche un bulletin d’inscription rouge et où il tente de justifier son choix. C’est l’occasion pour chacun d’eux de s’affirmer au sein du groupe et de défendre ses positions.

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      C’est aussi une occasion pour les comédiens de donner de l’épaisseur à leurs personnages. Romain Arnaud-Kneisky crée un Renoir jovial et sensible en nous persuadant avec aisance que celui-ci est passionné par la peinture, mais souffrant de manque de reconnaissance et prêt par-là à s’émanciper au sein du groupe dominé par Degas. Sylvain Zarli incarne ce dernier en adoptant une posture maîtrisée avec naturel, même à des moments de crise : il semble en imposer aux autres avec ses gestes assurés, mais aussi grâce à un regard sévère qui traduit les certitudes de Degas. Face à lui, Elya Birman, dans le rôle de Monet, interprète avec un air de bonhomie poétique, d’une allure négligée, un personnage chaleureux gracieusement obsédé par des effets de lumière. Alice Serfati, dans le rôle de Berthe Morisot, s’empare de la création de la femme peintre en lui donnant une attitude distinguée pleine d’élégance, proche de celle de Zola créé par Alexandre Cattez. Si son Zola se montre bien à l’écoute des autres, il ne manque pas de prestance tel un « ver de la pomme » pour s’arroger le droit d’énoncer avec aplomb ses propres idées sur l’art.

      Un soir chez Renoir de Cliff Paillé, jouée au théâtre Lucernaire est ainsi une brillante création : elle nous enchante non seulement par un texte subtil écrit avec une belle plume, mais aussi par sa mise en vie scénique palpitante.