Théâtre de la Ville : Qui a tué mon père

      Qui a tué mon père est un récit autobiographique d’Edouard Louis, paru en 2018 aux éditions Points. Ce récit puissant avait déjà été adapté au théâtre par Stanislas Nordey au Théâtre de la Colline. Cette fois-ci, c’est Thomas Ostermeier qui le porte à la scène avec Edouard Louis lui-même (>).

      Qui a tué mon père interprété par son propre auteur donne naissance à un spectacle singulier, à cheval entre théâtre et one man show. Edouard Louis s’y raconte lui-même en évoquant son passé et ses souvenirs. Certains diraient alors que ce n’est pas vraiment du théâtre parce qu’Edouard Louis n’incarne pas un personnage fictif auquel il prête son corps et sa voix. Mais s’il est seul sur scène et s’il se représente lui-même sans feindre d’être un autre, Qui a tué mon père n’est pas non plus un one man show au sens de spectacle de variétés. Edouard Louis n’interpelle pas directement les spectateurs. Son regard cherche certes çà et là un contact oculaire avec la salle pour signifier qu’il s’adresse effectivement à eux, mais le déroulement de la représentation tient à un jeu contrôlé par la mise en scène. Ce jeu relève d’un dispositif scénique mis en place pour créer un « spectacle » cohérent et intéressant. Mais tout cela, ça peut toujours être fait pour déconstruire les codes habituels fondés sur l’illusion théâtrale et pour proposer aux spectateurs une mise en scène soi-disant authentique. Ce qui change dans le cas de Qui a tué mon père, c’est le rapport de l’interprète au contenu narratif et par-là le rapport du spectateur à l’histoire. On sait d’emblée que ce qui nous est raconté est une histoire vraie vécue par celui qui la raconte, ce qui n’est pas sans conséquence sur les émotions de l’interprète et des spectateurs. Edouard Louis accepte en quelque sorte de se dénuder pour révéler des aspects douloureux de son enfance. On sent qu’à certains moments il paraît ému ou amusé, et on croit qu’il ne fait pas semblant. L’émotion communiquée aux spectateurs n’est donc pas du même ordre que si ceux-ci étaient touchés par une simple fiction ou même par une histoire vraie interprétée par un comédien qui a pris et appris le rôle d’un autre.

Thomas Ostermeier : “Edouard Louis m’a proposé de monter ce texte avec un des acteurs de la troupe. Mais je me suis rendu compte que dans mon idée du théâtre, il faut toujours une crédibilité de l’histoire, de la situation, fictive ou non, liée à la vie, à la biographie de la personne qui dit le texte.” (Programme de Qui a tué mon père, Théâtre de la Ville, 2020)

      La scénographie souligne le caractère narratif du spectacle qui oscille entre un récit-témoignage et un jeu scénique. Les décors et leur disposition sur la scène sont symboliques, en référence au statut d’écrivain d’Edouard Louis et aux fragments thématiques de son histoire. À droite, reculée vers le fond, se trouve installée la table derrière laquelle on voit Edouard Louis assis dès qu’on entre dans la salle : il travaille sur son ordinateur sans vraiment tenir compte de l’arrivée des spectateurs, il se lève parfois pour boire. Sur la table reposent un micro et les divers accessoires qui seront manipulés par Edouard Louis au cours de la représentation. Il s’agit notamment d’une perruque féminine aux cheveux blonds, d’une mini-jupe en jean, d’un déguisement sorcier noir (masque, mini-chapeau cônique, cape). À gauche, vers le devant de la scène, en diagonale, se trouve un fauteuil carré en cuir brun foncé, recouvert d’un plaid à carreaux, dos au public et tourné vers la table, avec à côté une chaise de jardin en plastique et un autre micro. Le fauteuil est réservé au père absent auquel Edouard Louis s’adresse à certains moments de la représentation. Au même niveau horizontal, à droite, est placé un micro sur pied. Ces trois endroits symbolisent le cheminement à la fois personnel et professionnel d’Edouard Louis : espace adulte, espace familial et passage à la scène, trois espaces entre lesquels celui-ci ne cesse de naviguer pour donner du rythme à la représentation, mais aussi pour montrer leur interdépendance. Au fond de la salle est enfin tendu un grand écran sur lequel sont projetés des paysages en majorité ruraux naturels partiellement urbanisés ― le motif de la route, parfois plongée dans le brouillard, parfois avec des éclaircies quasi achromes, est récurrent. Cette disposition de la scène matérialise donc le cadre intime dans lequel Edouard Louis se livre aux spectateurs avec une certaine discrétion et sans artifices. Elle amène tout naturellement cette intimité favorisant les confidences qu’Edouard Louis souhaite partager avec le public.

Edouard Louis : “Je pense que la forme autobiographique […] est aujourd’hui une des formes les plus inventives pour essayer de penser le réel, et constitue une même la possibilité d’un nouvel avant-gardisme dans l’art.” (Programme de Qui a tué mon père, Théâtre de la Ville, 2020)

      C’est l’utilisation des trois microphones qui renforce peut-être le plus le caractère intimiste de la représentation : une déclamation théâtrale habituelle aurait sans aucun doute sonné faux et aurait même eu tendance à faire basculer cette représentation dans la fiction. La voix de l’écrivain-comédien ― certes, diffusée par les microphones ― laisse parfaitement entendre ses vibrations naturelles lorsque celui-ci est soudain ému. C’est notamment le cas quand Edouard Louis évoque les souvenirs les plus douloureux de son enfance : une fête lors de laquelle il met en scène une chorégraphie, avec trois autres garçons de son âge, tout en se déguisant en chanteuse d’Aqua et ce, pour faire plaisir à son père qui refuse de le regarder malgré ses efforts ; ou ce qu’il appelle la vengeance tirée de sa mère qui lui avait fait des remarques absolument monstrueuses sur ses soi-disant manières de « pédé » et sur la honte que cela faisait à la famille lors même qu’Edouard Louis n’était qu’un collégien. Il a certainement bien appris le texte, mais il n’instaure pas une séparation stricte entre l’histoire et le jeu-récit. C’est même impossible au regard de certaines révélations, et l’on comprend très bien pourquoi Edouard Louis pose parfois les mains sur son visage pour souffler, pourquoi sa voix peut légèrement trembler, ou pourquoi il baisse les yeux et s’arrête pour marquer une brève pause. Mais on le sent également amusé, lorsqu’il se lance timidement, au regard de ses mouvements parfois incertains ou quelque peu raides, dans le karaoké tout inattendu de la célèbre chanson des années 90 Barbie Girl : dos au public, il enfile la perruque blonde et la jupe en jean prises de sa table de travail, il enlève son sweat gris, fait un nœud avec son t-shirt rouge, et danse en mimant avec une énergie impressionnante les mouvements de la chanteuse d’Aqua. À la fin, il dessine un sourire charmeur et complice qui montre à la fois sa gêne et le plaisir de s’être lâché de la sorte. Il semble plus à l’aise quand il interprète de la même manière, mais sans déguisement, une chanson de Shakira et le célèbre song de Céline Dion fait pour Titanic… Guidé par Thomas Ostermeier pour l’adaptation de son texte à la scène, Edouard Louis parvient ainsi à créer un « spectacle » profondément touchant d’autant plus que l’on croit sans hésiter à la sincérité de son témoignage et de son interprétation.

      Comme le laisse entendre le titre Qui a tué mon père, ce spectacle-témoignage tourne autour de la figure problématique du père. On décèle dans les propos d’Edouard Louis l’oscillation entre la haine et l’amour. Le discours récurrent du père sur la masculinité provoque un profond mal-être chez le jeune adolescent attiré par ce qui est censé la mettre en cause. Lorsque celui-ci souhaite, à l’âge de huit ans, pour son anniversaire, la cassette VHS du film Titanic, le père le gronde parce que c’est « pour les filles ». L’enfant finit par l’obtenir, alors que le père lui avait dit qu’il n’aurait pas de cadeau dans ces conditions. Le fils est d’autre part surpris quand le père le défend au commissariat bec et ongles en lui laissant entendre pour la première fois qu’il est fier et qu’il croit en son avenir. Qui a tué mon père dans la mise en de Thomas Ostermeier souligne cette transformation douloureuse de la haine présumée en un amour tardif assumé au regard de la personnalité ambiguë et incomprise du père. Ce changement amène Edouard Louis à dénoncer les réformes néolibérales censées « broyer » les hommes : ce père devenu invalide à la suite d’un accident de travail passe, selon certains discours politiques de ces dernières années, pour un « assisté » ou un « fainéant ». Qui a tué mon père peut ainsi être entendu comme le cri de douleur poétique d’un jeune homme proche de la trentaine parvenu à assumer son orientation sexuelle et à renouer tant bien que mal un lien plus sain avec son père.

      Il doit y avoir des moments douloureusement exquis dans Qui a tué mon père pour cette génération des spectateurs qui ont grandi dans les années quatre-vingt-dix et au tout début des années deux mille comme Edouard Louis. Les moments les plus forts sont ces anecdotes dont on a le plus honte et qu’on aimerait oublier, comme ces petits clichés qui ont fait partie de notre enfance et qui nous font délicieusement sourire aujourd’hui. C’est très étrange de les savoir authentiquement vécus par un autre que nous-mêmes : on se doutait qu’on n’était pas un cas isolé, mais ce n’est pas pareil quand on les voit racontés et joués sur la scène par celui qui nous parle du fond de son cœur non sans embarras. Il est très dur de se reconnaître en Edouard Louis, non pas entièrement, mais en ce qu’il représente de manière générale à travers son récit : un type d’enfant-adolescent-jeune adulte déchiré entre une homosexualité timide et un regard ambigu porté par la famille sur son évolution. Et l’on voit avec plaisir qu’Edouard Louis a réussi à s’émanciper et à tirer de son expérience une œuvre qui affecte vivement toute une génération. Qui a tué mon père monté par Thomas Ostermeier paraît ainsi comme l’une des plus belles parmi ses nombreuses mises en scène grâce à la complicité directe et immédiate qui se produit entre la scène et la salle.