Le théâtre et la dramaturgie de Tchekhov

Anton Tchekhov     Anton Tchekhov (1860-1904) peut à juste titre être considéré comme le plus grand dramaturge russe. Ses quatre grandes pièces – Oncle VaniaLa Mouette, Les Trois Sœurs et La Cerisaie -, en particulier, ont influencé l’esthétique du théâtre du XXe siècle sans jamais cesser de stimuler le renouvellement de l’écriture dramatique. Leur création par Stanislavski a, d’autre part, marqué les praticiens du théâtre et ce, à travers les écrits et les notes laissés par le célèbre metteur en scène. C’est sa pratique novatrice qui semble avoir séduit le public d’époque contre les avis partagés de la critique étonnée du succès des pièces “anti-dramatiques” de Tchekhov.  Traduit dans de nombreuses langues, régulièrement réédité et rejoué dans le monde entier, son théâtre jouit ainsi du plus vif intérêt des metteurs en scène depuis plus d’un siècle. Il fascine par la justesse donnée à la peinture moderne de la vie quotidienne submergée par la monotonie et par l’échec. Si Tchekhov était convaincu qu’il n’aurait jamais dû se laisser tenter par l’écriture dramatique, l’histoire et la scène ne lui ont pas donné raison : ils l’ont au contraire consacré à jamais.

Tchekhov à Souvorine : “Laissez-moi vous rappeler que les écrivains que nous appelons immortels, ou simplement bons, ceux qui nous enchantent au point de nous faire perdre nos esprits, se distinguent tous par une qualité essentielle : ils suivent un chemin précis et vous demandent de les accompagner. Ils ont un but, et vous le sentez non seulement par l’esprit mais par tout votre être. Les buts de ceux de moindre envergure sont immédiats : l’abolition du servage, l’indépendance nationale, la politique, la beauté ou simplement la vodka, comme chez Denis Davydov ; d’autres ont des buts lointains : Dieu, l’au-delà, le bonheur de l’humanité, etc. Les meilleurs sont réalistes et peignent la vie telle qu’elle est, mais la conscience de leur but se retrouve dans chaque ligne, elle déborde de partout et vous êtes séduit parce que par-delà la vie telle qu’elle est, vous apercevez une autre, la vie telle qu’elle devrait être. Et nous, les écrivains d’aujourd’hui ? Nous peignons, nous aussi, la vie telle qu’elle est, mais au-delà… il n’y a rien. Même fouettés, nous sommes incapables de faire mieux. Nous n’avons aucun but, ni immédiat, ni lointain. Notre âme est vide. […] Nous n’avons pas de convictions politiques, la révolution ne nous fait pas rêver, nous n’avons pas la foi, les fantômes ne nous font pas peur et, en ce qui me concerne, je ne redoute même pas la mort ou de devenir aveugle. Celui qui ne veut rien, n’espère rien et ne craint rien ne peut pas être un artiste…” (Lettre du 25 novembre 1892)

      En lisant cette lettre du 25 novembre 1892, on comprend que Tchekhov a souffert toute sa vie d’un sentiment d’infériorité malgré la reconnaissance que lui manifestait le milieu littéraire de Saint-Pétersbourg en particulier. Élève moyen et médecin de profession, il a toujours été considéré par sa famille comme intellectuellement inférieur à son frère aîné Alexandre. Ses premiers échecs au théâtre et son impuissance à concevoir un grand récit d’une portée universelle à la manière de Dostoïevski ne faisaient que renforcer sa conviction d’être un “écrivain” de second ordre. Il était  persuadé que ses récits ne valaient rien et qu’il serait rapidement oublié après sa mort : comme Trigorine dans La Mouette, il devait souvent se demander qui aurait envie de lire Tchekhov après Dostoïevski et Tourgueniev ?! Il lui était impossible de mesurer l’ampleur du renouvellement de l’esthétique dramatique qu’apportait à l’époque la conception de son théâtre. Comment, en effet, aborder ces pièces où l’action semble à l’arrêt et où les personnages parlent pour ne rien dire tout en menant une vie désœuvrée de ratés, alors que le vaudeville à la mode déborde d’action et d’énergie ? Stanislavski, lui-même, trouvait les pièces de Tchekhov absolument injouables et ne les mettait en scène qu’à contrecœur : leur succès éclatant auprès du public ne laissait pas de l’étonner.

      Les pièces de théâtre de Tchekhov

  • 1878 — Platanov, drame en quatre acte
  • 1884 — Sur la grand-route
  • 1886, 1902 — Les méfaits du tabac, scène-monologue en acte
  • 1887/1888 — Le chant du cygne, petite pièce en un acte considérée par Tchekhov comme une “une étude dramatique”
  • 1887 — Ivanov
  • 1888 — L’Ours
  • 1888 — Une demande en mariage, une farce en un acte
  • 1889 — Tatiana Repina
  • 1889 — L’Homme des bois (Le Sauvage)
  • 1890 — Le Tragédien malgré lui
  • 1890 — Une noce
  • 1891 — Le jubilé, farce en un acte
  • 1895-1896 — La Mouette, comédie en quatre actes
  • 1897 — Oncle Vania, scènes de la vie de campagne en quatre actes
  • 1901 — Les Trois Sœurs, drame en quatre actes
  • 1904 — La Cerisaie, comédie en quatre actes

      Stanislavski à propos des pièces de Tchekhov…

« Sur le fond sombre et désespéré des années 1880-1890 s’allument ça et là des rêves lumineux, des prédictions encourageantes d’une vie future qui vaut bien qu’on souffre pour elle, dût-on attendre deux cents, trois cents ou même mille ans… Je comprends encore moins qu’on puisse trouver Tchekhov vieilli et démodé aujourd’hui, et pas davantage qu’on puisse penser qu’il n’aurait pas compris la révolution ni la vie enfantée par elle… Le marasme asphyxiant de l’époque ne créait aucun terrain propice à l’envolée révolutionnaire, mais quelque part sous terre, clandestinement, on rassemblait ses forces pour les affrontements qui menaçaient. Le travail des progressistes consistait uniquement à préparer l’opinion, à insuffler des idées nouvelles, à dénoncer la totale illégitimité de l’ordre établi. Et Tchekhov fut l’un d’eux… »


      Une écriture réaliste

      Tchekhov n’a pas produit de texte théorique sur le théâtre ou, de manière générale, sur la littérature. Pour en savoir plus sur sa conception de l’écriture, il faut se reporter à ses correspondances ou directement à l’analyse de ses textes. Les références à certains auteurs français du XIXe siècle mentionnés par les personnages de ses pièces peuvent, elles aussi, porter un éclairage sur l’inscription de son œuvre dans le mouvement réaliste sur le plan européen.

Tchekhov à Souvorine : « Il me semble que ce ne sont pas les écrivains qui doivent résoudre les questions telles que Dieu, le pessimisme, etc. L’affaire de l’écrivain est seulement de représenter les gens qui parlent de Dieu et du pessimisme ou qui y pensent, de quelles façons et dans quelles circonstances ils le font. L’artiste ne doit pas être le juge de ses personnages et de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin impartial. J’ai entendu, entre deux Russes, une conversation sans suite et ne résolvant pas la question du pessimisme, et je dois reproduire cette conversation exactement comme je l’ai entendue. Les jurés, c’est-à-dire les lecteurs, décideront. Mon rôle est seulement d’avoir du talent, c’est-à-dire de savoir distinguer les indices importants de ceux qui sont insignifiants, de savoir mettre en lumière des personnages, parler leur langue. » (Lettre du 30 mai 1888)

      Tchekhov n’est pas adepte d’une littérature d’idées à la manière de Dostoïevski malgré l’admiration qu’il manifeste pour ce grand romancier russe. Il se distingue dès son plus jeune âge comme un auteur de récits brefs fondés sur l’observation minutieuse et la transcription frappante de la vie quotidienne. Il refuse de prêter à ses personnages de longs discours métaphysiques parce qu’il n’est pas persuadé de leur efficacité ou parce qu’il doute même de leur valeur universelle quand ils sont présentés comme tels. Selon ce qu’il affirme dans ses lettres adressées le plus souvent à son ami Souvorine, c’est au lecteur de réfléchir et de trouver une réponse aux questions existentielles qu’entraînent naturellement les faits et les propos exposés dans un récit sans être interprétés par l’auteur. L’écriture réaliste s’impose ainsi doublement à sa conception de l’art : la vie ordinaire, pour le sujet et l’action, et l’impartialité, pour l’acte d’écriture en tant que tel. L’écriture réaliste s’impose doublement à sa conception de l’art : la vie ordinaire, pour le sujet et l’action, et l’impartialité, pour l’acte d’écriture en tant que tel. Les scènes paraissent ainsi comme sorties de la vie pour se succéder les unes aux autres selon un découpage qui fait avancer l’action malgré son caractère généralement commun, dépourvue de rebondissements romanesques ou mélodramatiques, animée tout au plus par une visite ou par un départ qui servent de prétexte aux échanges verbaux, à l’expression des sentiments et aux remarques sur la vie.

      Ce qu’il a appris dans ses nouvelles, Tchekhov le transpose dans son théâtre. Les personnages de ses pièces sont des représentants stéréotypés, inspirés des classes moyennes de la société russe contemporaine. Ils ne sont pas stylisés pour autant, ils renferment chacun leur histoire particulière présentée, au cours de l’action, de manière fragmentaire à travers des propos et des actes qui semblent souvent insignifiants. Qu’il s’agisse des propriétaires terriens appauvris, des artistes, des médecins, des étudiants, des soldats ou même des serviteurs, ils sont tous dépouillés de leurs anciennes prérogatives. Ils apparaissent comme des êtres souffrants en quête d’une existence apaisée ou d’une nouvelle manière de vivre plus active. Ils ne sont en rien exceptionnels, ils ressemblent aux personnes ordinaires : ils parlent du temps, du travail ou de leur ennui, de l’argent, parfois de l’amour, certains racontent des bêtises, d’autres tiennent des discours sur le travail ou le bonheur, puis ils rient ou ils pleurent, ils se disputent, puis ils mangent, ils boivent du thé ou de la vodka, ils arrivent et partent, ils se couchent sans arriver à dormir. L’action dramatique est brodée d’un infini d’actes superposés les uns aux autres, comme si elle tendait un miroir grossissant à la vie la plus commune. Il ne se passe rien d’extraordinaire : tout a l’air si banal que le déroulement de l’action reproduit authentiquement la monotonie du quotidien à quelques événements près qui se trouvent noyés dans cette banalité de telle sorte qu’on les en distingue à peine. Le dialogue dramatique se développe au gré des remarques sur ce qui occupe les personnages au jour le jour dans leur présent immédiat. Ils donnent ainsi le plus souvent l’impression de patauger dans des conversations dérisoires et de revenir au même point mort malgré l’énergie vitale qui les anime. D’autres détails et notations contribuent enfin à renforcer une telle illusion de réalité. 

      La didascalie initiale qui ouvre Les Trois Sœurs est à cet égard un exemple parlant de la recherche de l’effet de réel :

« Dans la maison des Prozorov. Un salon à colonnes, derrière lesquels on voit une grande salle. Midi : dehors, un temps gai, ensoleillé. Dans la salle on met la table pour le déjeuner. Olga, debout dans son uniforme bleu de professeur de lycée de filles, ne cesse de corriger, en marchant et en s’arrêtant, des cahiers d’élèves. Macha, en robe noire, assise, son chapeau sur les genoux, lit un livre. Irina, en robe blanche, est debout, songeuse. » (Acte I)

Sans donner de précisions sur le mobilier et sa disposition sur le plateau, Tchekhov multiplie les détails sur l’aspect général du salon, sur le temps, sur les costumes et l’attitude des trois sœurs présentes sur scène au lever du rideau. Sans tomber dans la surenchère, il ébauche un cadre spatio-temporel propre à l’expérience du spectateur. Ce qui accentue une coloration réaliste, ce sont les occupations communes des personnages livrés aux activités habituelles : la correction des cahiers, la lecture et la rêverie. D’autres personnages préparent en même temps une table pour déjeuner. Si les serviteurs s’activent ainsi, c’est pour une fête d’anniversaire qui, elle aussi, ne représente que ce qui correspond aux rythmes généraux connus du spectateur. L’action se déroule enfin dans la même maison familiale qu’habitent les Prozorov depuis dix ans. Rien, en somme, que des choses domestiques qui nous plongent dans une réalité familière. Dès lors qu’une conversation s’engage, les personnages ne font que parler de leur vie et de ce qui leur pèse ou leur fait plaisir selon les contingences du moment, en l’occurrence l’anniversaire d’Irina, celui de la mort du père et l’arrivée de Verchinine pour les trois événements principaux qui orientent les conversations.

      Le classement du théâtre de Tchekhov dans le mouvement réaliste peut paraître tout aussi insidieux que celui de Faubert farouchement opposé à un tel étiquetage hâtif. Dans une lettre adressée à Edma Roger des Genettes, le romancier évoque sa haine du réalisme tout en déclarant qu’il a écrit Madame Bovary pour s’en distinguer : « On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre. Car c’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman. Mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité, dont nous sommes tous bernés par le temps qui court » (Lettre du 30 octobre 1856). La position esthétique de Flaubert se comprend aisément quand on la replace dans le contexte de son époque, où le réalisme tel que théorisé et pratiqué par les auteurs qui s’en réclament explicitement représente une plate copie de réalité. Leurs romans, médiocres tant par les sujets qu’au niveau de l’écriture, sont accusés d’être grossiers et obscènes, de faire triompher la laideur. Tel est en effet le cas quand l’écriture dite réaliste fondée sur l’observation exacte d’un milieu ― la prédilection des romanciers réalistes va pour les couches sociales défavorisées et pour les destins éprouvés par la misère ― se réduit à une notation de faits observés, à la simple reproduction quasi photographique de la réalité. Flaubert s’oppose précisément à cette « médiocrité » formelle en faisant du travail sur le style son cheval de bataille et en écrivant alors contre le réalisme : « J’ai fait Madame Bovary pour embêter Champfleury. J’ai voulu montrer que les tristesses bourgeoises et les sentiments médiocres peuvent supporter la belle langue » (Idem.). Chez les grands auteurs, la préoccupation formelle est ainsi centrale : si elle fait subir à l’écriture réaliste une sorte de stylisation, elle permet d’engendrer des œuvres transcendées par une application réussie d’exigences stylistiques imposées à la manipulation d’un sujet « laid ».

     Comme dans le roman, le réalisme dans le théâtre bourgeois qui se contente de renseigner les spectateurs sur les aspects matériels de la vie quotidienne se réduit à un reportage ou à un témoignage en raison de la fidélité avec laquelle les faits observés sont transposés sur la scène. Il ne parvient pas, dans ces conditions, à s’élever pour conférer une résonance existentielle aux personnages prisonniers d’une hyper-réalité stérile et étouffante. C’est tout le contraire de ce que  cherche Tchekhov ― ou de l’idée qu’il se fait de l’interprétation scénique de son théâtre ―, mécontent des mises en scène naturalistes que lui impose Stanislavski dans des scénographies scrupuleusement attachées à l’exactitude référentielle des détails matériels. Or, ce n’est pas ce que souhaite Tchekhov pour ses pièces. Comme Flaubert, il accorde une importance toute particulière à leur écriture. Il est très lent quand il compose une pièce, il travaille plusieurs mois sur chaque texte et ne cesse de le reprendre même après l’avoir transmis à Stanislavski, du moins pour les trois dernières créations. Plusieurs de ses lettres révèlent un souci quasi obsessionnel dans la recherche de la justesse de ce qui paraît comme des détails. Mais ces détails ne concernent pas tant l’aspect matériel de la mise en scène que le travail minutieux de la langue et le rythme de l’action. C’est crucial, aux yeux de Tchekhov, pour rendre avec exactitude les états d’âme de ses personnages en quête d’eux-mêmes — selon l’idée qu’il s’en fait lui-même —, que ce soit dans une comédie ou dans un drame. Et c’est précisément cette attention accrue portée au style, à la façon de parler, aux gestes et aux mouvements des personnages qui transcende l’écriture réaliste de Tchekhov. Contrairement à ce qu’il prétend, il ne reproduit pas exactement des conversations entendues, ou s’il le fait pour certains propos ou certains personnages inspirés de la vie comme cela lui arrive dans ses nouvelles, il les replace dans une intrigue qui n’est pas une restitution telle quelle de réalité. Que l’ensemble produise à la fin un effet de réel ne change rien sur le fait qu’il s’agit d’une recréation sublimée par une recomposition littéraire. Ces préoccupations formelles de Tchekhov pour la justesse de l’expression des choses les plus banales l’élève au rang des grands auteurs considérés aujourd’hui comme réalistes.

      La nouvelle mythologie de la condition humaine

      Tchekhov crée un univers de personnages moyens issus de milieux sociaux inférieurs, représentés dans un espace domestique et dans leurs activités quotidiennes. Il peut affirmer qu’il ne restitue que ce qu’il a observé avec attention autour de lui pour le transposer dans ses pièces avec fidélité. Tous les éléments qui constituent l’action dramatique existent ou pourraient exister, le spectateur ne rencontre aucune difficulté à les retrouver éparpillés dans son entourage. Mais ce qui inscrit le théâtre de Tchekhov dans le mouvement réaliste, ce n’est pas cette prétendue fidélité référentielle à la réalité domestique. C’est un approfondissement existentiel qu’il confère au traitement des personnages inférieurs dont la représentation était jusqu’alors limitée aux genres non sérieux. Leur existence n’est plus posée comme allant de soi dans un monde gouverné par les grands : leur existence envisagée avec sérieux est tout aussi problématique que s’il s’agissait des héros épiques d’antan ou des personnages de la haute noblesse, à ceci près que leurs actes particuliers participent au cours de l’histoire à une échelle individuelle de moindre envergure. L’infériorité de leur condition cesse cependant d’être incompatible avec le sérieux réservé aux héros épiques et aux princes confrontés aux grands mouvements de l’histoire. Les transformations politiques et économiques de la réalité sociale au cours du XIXe siècle conduisent en effet à l’émergence de la nouvelle conception du « tragique » étendue à tout individu, sans différences sociales, en proie à des questionnements existentiels fondamentaux tels que le sens de la vie, le bonheur ou la mort. Les personnages de condition inférieur cessent ainsi d’être considérés comme étant indignes d’un traitement noble réservés jusqu’alors aux grands. Cette problématisation de la condition humaine des personnages ordinaires fait de Tchekhov un auteur « réaliste » égal de Flaubert qui, lui aussi, dépasse un réalisme « scolaire » fondé sur la reproduction de la réalité domestique et sur la représentation des milieux sociaux inférieurs pour les transfigurer dans une recréation esthétique empreinte de sublime.

      Dans cet univers, il n’y a plus de place pour les héros des grands mythes épiques transposés au théâtre par les auteurs antiques et ceux qu’ils ont inspirés par la suite. Ce qui a élevé ces héros au rang des personnages mythiques en plus du caractère exemplaire de leur condition, c’est une confrontation fondamentale à la volonté des dieux régisseurs exclusifs de leur destin. On le voit bien sur l’exemple du mythe de la guerre de Troie dont l’enlisement de même que la résolution dépendent des caprices des dieux intéressés à régler le sort des hommes, de leur faveur ou de leur colère. C’est Artémis offensée qui demande aux Grecs le sacrifice d’Iphigénie, ce qui expose Agamemnon, comme son entourage proche, à un questionnement existentiel sur sa condition de père et de roi. Ces histoires, vraies ou fausses, là n’est pas la question, ont acquis une valeur de mythes en raison de leur dimension symbolique pour plusieurs générations de toute la civilisation occidentale qui y voit le moyen d’interroger son rapport à la religion, au monde, à sa propre condition humaine. Dans le théâtre de Tchekhov, le sort des hommes, que leur origine soit modeste ou non, n’est plus régi par les dieux. La question de la religion ne s’y pose à aucun moment : toute spiritualité a été éliminée de leur vie et de leurs représentations. Le sort de tous personnages est en revanche « déterminé » par les conditions socio-économiques qui les mettent aux prises avec leur destin qui dépend désormais d’eux-mêmes. Comme l’ordre ancien a disparu, ils sont confrontés aux enjeux d’une nouvelle organisation sociale et d’une nouvelle redistribution de biens : ayant perdu les repères établis depuis des siècles, les personnages de Tchekhov cherchent ainsi à donner du sens à leur quotidien, à échapper à l’ennui ou à résoudre la question du vieillissement et celle du bonheur. Il s’agit là des questionnements fondamentaux qui préoccupent les hommes modernes mais que les héros épiques ne connaissaient pas vraiment. Que l’action se passe en Russie à la fin du XIXe siècle importe peu au regard de son ancrage historique superficiel : tout ce qui fait référence au cadre spatio-temporel historique peut en effet être enlevé ou remplacé sans atteinte à l’action, aux personnages, à leurs états d’âme ou à leurs préoccupations existentielles. Tchekhov est le premier auteur dramatique qui introduit les questionnements mentionnés dans le théâtre fondé sur la représentation sérieuse de la réalité domestique, ce qui fait de lui créateur du mythe moderne de la condition humaine.

      …

      Une suite d’actes insignifiants ?

      L’action dramatique dans les pièces de Tchekhov semble enlisée dans le bavardage et dans la répétition des actes banals. Chaque pièce renferme pourtant un conflit plus ou moins résolu dans le dénouement. Dans La Mouette, Constantin Gavrilovitch confronte ses idées sur l’art à la tradition représentée par d’autres personnages avec une telle ferveur que ses échecs et son chagrin d’amour le conduisent au suicide. Dans Oncle Vania, l’arrivée du professeur Sérébriakov et de sa femme bouleverse la vie dans la propriété, celle de Vania en particulier, pour s’achever sur une tentative de meurtre et sur le départ. Dans Les Trois Sœurs, le projet de partir et de s’installer à Moscou se solde par un échec : la situation matérielle des trois sœurs et de leur frère finit même par se dégrader sans rien changer à leur destin. Dans La Cerisaie, enfin, les personnages semblent comme attendre la vente aux enchères de la propriété pour se voir obligés de partir. Il est évident qu’à partir des Trois Sœurs, le prétendu conflit dramatique n’est plus porté par un personnage principal mais par tout un groupe pour être dilué dans un certain immobilisme. De plus, il s’est progressivement réduit à une simple confrontation de valeurs personnelles ou à une série de divergences d’opinion. Tout événement qui aurait dû se produire sur scène et faire rebondir l’action dramatique est comme relégué dans un bavardage en apparence insignifiant, de telle sorte que l’action tiennent plus aux rencontres scandées par des entrées et sorties incessantes qu’elle ne relève d’une véritable opposition entre les personnages, comme c’est encore le cas dans Oncle Vania. Mais même dans cette pièce, c’est le seul Vania qui met le feu aux poudres en s’en prenant au professeur dans des invectives proférées à répétition, alors que la quête de Sérébriakov n’a en réalité rien à voir avec ce qui préoccupe tant Vania : le départ du couple ne résout pas cette quête, il favorise simplement le retour à la situation initiale et, par-là, la restauration de l’ordre ancien dans la propriété sans aucun changement significatif.

      Faute d’un conflit dramatique structurant, l’action dans les pièces de Tchekhov se fonde sur une multitude de micro-actions qui s’enchaînent au gré des rencontres et des propos échangés. Tout personnage, toute parole, tout geste peut ainsi provoquer une réaction et faire l’objet d’une discussion désinvolte, à ceci près que les grands discours sur le travail, le bonheur ou l’avenir ne suscitent jamais une réponse constructive pour s’inscrire dans une progression dialectique : ils tombent à l’eau parce que l’attention est brusquement portée sur le temps, un sentiment, un bruit ou un simple détail matériel. Même dans les deux pièces dont l’action débouche sur une crise dramatique au troisième acte (La Mouette et Oncle Vania), la rivalité entre certains personnages est en réalité unilatérale : Constantin se trouve certes rival de Trigorine en littérature et en amour, mais celui-ci peut ne pas se soucier de lui parce que tout lui réussit naturellement et parce que les actes de Constantin ne mettent nullement en danger sa situation favorable. L’action de La Mouette, comme celle d’autres pièces, instaure plusieurs conflits implicites développés en sourdine à travers les conversations décousues qui se poursuivent comme accidentellement du début à la fin. Elle reproduit au maximum les échanges quotidiens composés de bribes, d’avis, d’opinions, de piques, mais qui ne conduisent que rarement à l’élaboration d’une pensée structurée. Comme tous ces propos sont de plus accompagnés de gestes et actes banals, l’ensemble provoque une impression de vacuité, d’ennui et de stagnation.

      Un problème de communication

      Les pièces de Tchekhov posent un problème de communication propre à la remise en cause des pouvoirs du langage dans la littérature du XXe siècle. Les dialogues sont certes rigoureusement construits, mais l’analyse de l’enchaînement des répliques montre que les personnages ne répondent pas tout à fait au contenu des propos énoncés. Si un échange verbal se poursuit sur un même sujet, ce n’est en général que durant quelques répliques. Il se fonde le plus souvent sur la reprise d’un mot anodin, sur l’expression d’un sentiment, sur une remarque sans rapport avec le sujet ou sur un silence. Les incessantes entrées et sorties des personnages quant à elles contribuent amplement à brouiller le déroulement d’une conversation suivie. Le personnage qui entre ou qui intervient simplement après un long silence attire en effet l’attention des autres sur lui-même en interrompant leur discussion et en les amenant à parler d’autres choses. Le dialogue ne garde ainsi que les apparences d’une communication verbale cohérente tout en se réduisant à un bavardage qui évolue de façon aléatoire. Il est donc parfois difficile de dire, après la lecture d’un acte, ce qui s’y est passé : on constate le plus souvent que les personnages ont balayé une multitude de sujets en parlant de tout et de rien. C’est d’autant plus évident dans les secondes actes des quatre grandes pièces qu’aucun événement majeur ne ramène les interventions des personnages à un problème urgent. Même la vente de la propriété aux enchères évoquée dans le premier acte de La Cerisaie ne semble longuement retenir l’attention sur l’urgence de trouver une solution. Les personnages ont l’air de nier la réalité et de se laisser enfermer dans une profonde solitude.

DOUNIACHA. ― Je vous aime passionnément, vous êtes instruit, vous pouvez parler de tout…
YACHA, bâillant. ― Eh oui… A mon avis, si une fille est amoureuse, c’est qu’elle n’a pas de moralité. (Un temps.) Bien agréable de fumer un cigare au grand air… (Il prête l’oreille.) Quelqu’un vient… Ce sont les maîtres. (Douniacha l’embrasse avec effusion.) Rentrez à la maison comme si vous veniez de prendre un bain dans la rivière, sans quoi ils pourraient croire que nous avions rendez-vous ici. J’ai horreur de ça.
DOUNIACHA, toussotant. ― Ce cigare m’a donné un mal de tête…
Elle sort. Yacha reste seul, assis près de la chapelle. Entrent Lioubov Andreevna, Gaëv et Lopakhine.
LOPAKHINE. ― Il faut prendre une décision – le temps presse. C’est pourtant bien simple : voulez-vous lotir votre terrain, oui ou non ? Vous n’avez qu’un mot à dire : oui ou non ? Un seul mot !
LIOUBOV ANDREEVNA. ― Mais qui est-ce qui fume des cigares aussi dégoûtants, ici ?
GAEV. ― Depuis qu’on a construit un chemin de fer, c’est devenu bien pratique. (Il s’assoit.) On s’est promené en ville, on a déjeuné… Je carambole en trois bandes ! Je voudrais bien rentrer pour faire une partie de billard…
LIOUBOV ANDREEVNA. ― Tu as le temps.
LOPAKHINE. ― Un mot, un seul mot ! (Suppliant.) Mais donnez-moi donc une réponse !
GAEV. ― Quoi ?
LIOUBOV ANDREEVNA, regardant son porte-monnaie. ― Hier, j’étais pleine d’argent, et voilà, il ne me reste presque plus rien. Ma pauvre Varia fait des économies, elle ne nous sert que des soupes au lait, les vieux n’ont que des pois chiches, à la cuisine, et moi, je gaspille, je gaspille… (Elle laisse tomber son porte-monnaie, des pièces d’or roulent par terre.) Et les voilà qui roulent…         (La Cerisaie, acte II)
 

      Dans ce passage extrait du début du second acte, le dialogue se poursuit comme par à-coups en donnant une fausse impression que les personnages se parlent. Ceux-ci ne communiquent en réalité qu’en apparence dans la mesure où ils ne parviennent pas à s’écouter véritablement et à mener une discussion constructive, comme c’est en revanche le cas dans le théâtre traditionnel. Yacha ne répond à Douniacha sur ses déclarations d’amour que par acquiescement, en affirmant que l’amour chez une fille conduit à une déchéance morale et en l’enjoignant de partir pour éviter les soupçons des maîtres. Douniacha ne lui répond pas tout à fait : elle remarque simplement qu’elle a mal à la tête à cause des cigares et se retire après sans avoir terminé sa phrase. Les deux interventions de Lopakhine restent sans aucune réponse si la seconde ne provoque que le bref étonnement de Gaev sous forme de « Quoi ? ». Lioubov Andreevna, quant à elle, ne tient compte de ses interlocuteurs qu’en apparence : si elle ignore totalement les propos insistants de Lopakhine, elle ne répond pas aux préoccupations de Gaëv qui ne réagit pas à sa question sur les cigares et qui se met à parler, sans rapport, du côté pratique du chemin de fer, de sa promenade en ville pour terminer sur son envie de jouer au billard. Elle se contente de remarquer qu’il a le temps de le faire plus tard pour évoquer, deux répliques plus loin, les détails de sa mauvaise soirée passée la veille au restaurant et pour se plaindre d’avoir gaspillé de l’argent. Dans ce passage, les personnages ont ainsi introduit plusieurs sujets tant sérieux que dérisoires, mais sans arriver à s’entretenir sur aucun d’eux : l’amour, la déchéance morale liée à l’amour, les mauvaises odeurs, la vente de la Cerisaie et l’urgence d’agir, le chemin de fer, le déjeuner au restaurant et le gaspillage. Chaque personnage semble en effet enfermé dans sa pensée : ses interlocuteurs ne la font qu’évoluer comme accidentellement à travers quelques mots ou gestes saisis avec un intérêt superficiel. La communication peine donc à s’instaurer véritablement : elle se fonde essentiellement sur des questions insignifiantes, comme la proposition de Yacha de ramasser les pièces tombées par terre et le remerciement de Lioubov Andreevna.


      Du théâtre de Tchekhov d’après Tchekhov

« Vous me dites que vous avez pleuré en regardant mes pièces, et pourtant ce n’est pas dans ce but que je les ai écrites, c’est Alexeev [Stanislavski] qui les a rendues larmoyantes. Moi, je voulais autre chose… Je voulais seulement dire aux gens, honnêtement : “Regardez-vous, regardez comme tous vous vivez mal”, et lorsqu’ils l’auront compris, ils vont sûrement se créer pour eux-mêmes une vie tout autre, meilleure. Je ne la verrai pas, cette vie, mais je sais qu’elle sera différente, qu’elle ne ressemblera pas à celle qui existe… Et tant qu’elle n’est pas là, je répèterai encore et encore : “Voulez-vous comprendre combien vous vivez mal, combien votre vie est morne !” Y a-t-il une raison pour pleurer ?» (Les propos rapportés par A.N. Tikhonov qui a parlé avec Tchekhov sur son théâtre.)


Comment jouer le théâtre de Tchekhov ?

« Une pièce de Tchekhov n’a pas pour objet principal la représentation d’un conflit ou d’une thèse. Elle cherche à extérioriser, à rendre perceptible aux sens certaines crises de la vie intérieure. Les personnages se meuvent dans une atmosphère sensible au plus léger changement d’intonation. Comme s’il traversait un champ magnétique, chaque mot, chaque geste provoque un trouble complexe et un regroupement de forces. De telles pièces sont extrêmement difficiles à jouer, sinon avec des moyens presque musicaux. Un dialogue de Tchekhov est une partition musicale transposée par la voix parlée ; il alterne l’accélération et le ralentissement. La hauteur et le timbre sont souvent aussi significatifs que le sens explicite. »
George Steiner, La mort de la tragédie, Folio, 1993 [1961], p. 295.
 
 
 
« La mise en scène de ces pièces peut, me semble-t-il, entrer dans une troisième époque. La première époque fut de la jouer sentimental : c’est ce que firent les Pitoëff, y compris Sacha auquel je dois beaucoup. La deuxième, celle marquée par Ottomar Krejca, est de la jouer cruel. Après coup — vous savez que j’ai peu d’a priori —, j’entrevois une troisième époque, qui est de monter Tchekhov comme un grand auteur allégorique qui passe pour un peintre de la vie quotidienne mais qui en fait paraphrase les grandes figures classiques. »
Antoine Vitez (Le Matin du 21 novembre 1984)
 

Pour écouter Peter Stein parler du théâtre de Tchekhov, dans une émission de FranceCulture, suivre ce lien.