Archives de catégorie : 02- Saison 2019/20

Voici les critiques des pièces de théâtre de la saison 2019/20 sauf celles données à la Comédie-Française et à Odéon classées dans deux catégories spécifiques.

Théâtre des Béliers Parisiens : Le Porteur d’histoire

      Le Porteur d’histoire d’Alexis Michalik a déjà fait preuve de ses qualités dramatiques depuis sa double création. La première version présentée au Festival d’Avignon en 2011 est le fruit d’une écriture de plateau. La mouture définitive de la pièce, retravaillée et enrichie, est donnée d’abord au Festival d’Avignon en juillet, puis au Théâtre 13 (>) en septembre 2012. Lauréat en 2014 de deux Molières (Meilleur auteur et Meilleure mise en scène), le même spectacle est toujours joué, depuis 2016, à guichets fermés au Théâtre des Béliers parisiens (>).

      Alexis Michalik a un incontestable sens du théâtre au regard du succès durable de ses pièces mises en scène par lui-même et souvent récompensées par plusieurs Molières : en plus du Porteur d’histoire, on peut voir Le Cercles des illusionnistes (2014) actuellement donné au théâtre Le Splendid, Edmond (2016) au Théâtre du Palais-Royal, Intra Muros (2017) au Théâtre de la Pépinière ou, nouvellement, Une histoire d’amour (2020) à La Scala. Il est rare de jouer en même temps plusieurs pièces d’un même auteur et qui sont, de plus, des premières créations remises à l’affiche depuis plusieurs années. La clé d’une telle réussite semble tenir non seulement à une ingénieuse écriture dramatique, mais aussi à la manière dont celle-ci est manipulée sur scène. Quoi qu’on en pense, les intrigues de toutes les pièces de Michalik sont construites de telle sorte qu’elles tiennent le spectateur en haleine du début jusqu’au dénouement grâce à des histoires aussi incroyables que fascinantes. Fondées sur une succession rapide de scènes qui mélangent les époques et les lieux différents, elles renferment quelque chose d’indicible qui opère une séduction grandissante.

      Tout tourne autour de la question de l’acte narrateur abordé et abondamment commenté dans Le Porteur d’histoire tout au long de l’action. À cet égard, on peut qualifier cette pièce de méta-narrative dans la mesure où elle démontre en direct le fonctionnement du récit mis en scène en en vérifiant l’effet tout d’abord sur les personnages, ensuite en miroir, dans la salle, sur les spectateurs ― tout aussi entraînés et absorbés que les premiers par la spirale des événements. L’action commence significativement par le discours de L’Homme qui s’interroge lui-même, comme il interroge le public, sur le sens du mot « histoire » et sur ce que c’est que « raconter une histoire ». S’il accorde une telle importance au fait de raconter, c’est qu’il s’agit d’un acte anthropologique fondamental pour toute l’humanité consciente d’elle-même et porteuse d’une mémoire collective transmise de génération en génération sous forme de récit, mémoire qui ne cesse d’élaborer et questionner l’identité des ethnies différentes. Car l’Histoire (du grec, enquête) n’est autre chose qu’un ensemble d’histoires particulières portées par les hommes qui mènent une enquête sur le passé pour comprendre leur rapport à la société. Que ces histoires particulières soient réelles, ou qu’elles relèvent de la fiction même comme celles de roman, elles semblent à l’origine du cours de la grande Histoire, ce qu’essaie de montrer Le Porteur d’histoire au travers d’un enchaînement aussi ingénieux qu’improbable de l’action déroulée sous l’emprise d’une légende orchestrée par Alexandre Dumas qui en est un des personnages principaux.

Alexis Michalik : L’origine de l’idée du Porteur d’histoire est partie de la visite d’un cimetière au cours de laquelle j’ai imaginé ce que quelqu’un aurait pu cacher dans une tombe abandonnée : un trésor ? des livres ? des carnets ? Je me suis imaginé me plonger dans ces carnets écrits par une femme au XIXe siècle, une sorte d’héroïne, d’aventurière. Dans une scène, on la verrait dans une calèche en train de discuter avec un homme qu’elle ne connaît pas, s’entretenant de la vie, du pouvoir du récit. À la fin de cette conversation, on comprendrait que l’homme est Alexandre Dumas. Je suis un grand fan de Dumas. Le Comte de Monte-Cristo a été un de mes livres de chevet et je voulais que ce livre irradie toute l’œuvre, que l’âme de Monte-Cristo soit dans Le Porteur d’Histoire. (Interview accordée à Classiques & Contemporains)

      Le choix de placer Le Porteur d’histoire sous le patronage d’Alexandre Dumas n’est cependant pas le fait du hasard. L’écrivain célèbre du xixe siècle est auteur de romans historiques lus avec intérêt par des générations de lecteurs jusqu’à aujourd’hui : ses romans mêlent subtilement des faits historiques à une action romanesque de telle sorte que la frontière entre la fiction et la réalité paraît impossible à démêler. Comme dans les romans de Dumas, les personnages et les spectateurs se demandent au cours de la représentation si ce qu’on leur raconte est de l’ordre de la réalité ou de l’ordre de la fiction. Les événements se voient imbriqués les uns aux autres avec une telle cohérence, et ce, malgré les déformations et les raccourcis entraînés par les besoins de la scène, que l’ensemble a l’air vraisemblable. Cette fausse impression de vraisemblance relève en l’occurrence du caractère fragmentaire de l’intrigue composée des fragments de récit qui promènent les spectateurs non seulement d’un lieu à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre, en s’appuyant sur plusieurs personnages historiques. Si l’action commence en 2001 à Mechta Layadat en Algérie, elle remontera de manière épisodique jusqu’à l’époque de Marie-Antoinette et de la duchesse de Polignac, celle de Clément VI (1348) et enfin celle de Sixte II (IIIe siècle) ; elle sera déplacée dans les Ardennes, en Avignon ou au Canada. Mais tout va si vite que le spectateur n’est pas à même de questionner la véracité de la fiction parce que constamment sollicité pour recomposer le puzzle des histoires qui n’arrêtent pas de se superposer sans jamais aller jusqu’au bout. À l’instar de Dumas donc, et comme le dit L’Homme ou Martin Martin, chaque fragment crée un suspens qui oblige les personnages et les spectateurs à réclamer la suite.

Alia. ― Ah non ! On veut savoir la suite. […]
L’Homme. ― Tout à l’heure vous étiez là à dire « on est très mauvais public, ça nous intéresse pas », maintenant vous êtes prête à me déchiqueter pour savoir la suite et ça, c’est la règle numéro un du feuilleton, tel que l’a inventé Dumas, le suspens de bas de page, qui vous fait acheter le journal du lendemain pour avoir le chapitre suivant ! Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Bragelonne… (Le Porteur d’histoire, scène 13)
 

      Au cœur de l’histoire portée par Martin, celle qui concentre toutes les ficelles, se trouve la légende d’Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville et de ses mystérieux carnets, découverts en 1988 par Martin creusant une tombe pour son père au fin fond des Ardennes. Ces carnets retracent les voyages censés être racontés par Adélaïde à un jeune homme de vingt qu’elle aurait rencontré dans une diligence en quittant le château de sa famille exterminée sous la Révolution, jeune homme qui n’est autre que le futur écrivain Alexandre Dumas. Ils doivent de plus mener à la source d’un gigantesque trésor soigneusement gardé et enfoui par la famille, trésor qui est à l’origine de la mystérieuse tribu des Lysistrates œuvrant pour la démocratie. C’est ainsi qu’en 1830, Jules de Polignac, un descendant de la duchesse de Polignac qui lui aurait appris l’existence de cet immense trésor perdu, aurait décidé l’invasion et l’occupation de l’Algérie qui ne s’est terminée qu’en 1962. C’est que les propos d’Alexandre Dumas au sujet d’Adélaïde de Saxe de Bourville partie à la recherche de son trésor ont été interceptés lors d’une fête donnée au Palais-Royal… Mais le hasard fera découvrir en 2008 que l’écriture d’un carnet d’Adélaïde gardée par Jeanne et celle d’Alexandre Dumas sont identiques ! Et pourtant la jeune fille diplômée de littérature ancienne retrouve la bibliothèque d’Adélaïde de Saxe de Bourville lorsqu’elle revient dans la maison familiale à Mechta Layadat. Rideau. Entre le pastiche de l’auteur du Comte de Monte-Cristo et l’existence de la bibliothèque plane ainsi un insoluble mystère : où se trouve la frontière entre la légende et l’histoire ? Et qu’en est-il de ces deux scènes de rencontre, scéniquement bien réelles, entre Alexandre Dumas et Adélaïde de Saxe de Bourville ? et de la scène où le jeune Delacroix peint celle-ci en Algérie ? et du trésor retrouvé par Martin sous un vieux chêne et qui revient à Alia, mère de Jeanne ? Une fiction historique bien agencée.

Le père. ― Vois-tu, il est de mon avis que chaque fiction cache un fait réel : l’Odyssée, l’Iliade, l’Énéide… Tous relatent des faits extraordinaires qui sont inspirés d’une réalité historique avérée. Eh bien, tous font mention des Lysistrates, de manière détournée, bien sûr, mais c’est pour moi la preuve de leur existence. (Le Porteur d’histoire, scène 36)

      Le dispositif scénique repose sur un nombre plus que limité d’accessoires. Le plateau serait quasiment nu si on ne voyait pas au fond un grand tableau noir à craie et un porte-vêtements placé à gauche de la scène. Quelques chaises et des costumes variés selon les époques représentées complètent cette scénographie minimaliste. Le reste est affaire d’éclairage, de fond sonore, de gestes et de mouvements des comédiens qui créent les espaces dramatiques évoqués grâce à leur seul jeu. Alia et Jeanne, lorsqu’elles reçoivent Martin dans leur maison à Mechta Layadat, n’ont pas besoin de tomates cerises ou de livres concrets pour faire comprendre au spectateur que Martin mange ou lit. Les trois personnages n’ont pas non plus besoin d’un avion pour montrer qu’ils le prennent : trois chaises, un fond sonore approprié et les gestes des comédiens qui inclinent le dos tout en tremblant suggèrent sans peine qu’ils s’envolent en direction d’Alger pour atterrir à Marseille, où ils sont reçus par un policier de la douane imitant drôlement l’accent marseillais. Aussi facilement que l’action traverse plusieurs lieux et plusieurs époques, aussi souplement les cinq comédiens ― deux femmes et trois hommes ― ne cessent de revêtir des costumes différents pour incarner une foule de personnages ordinaires et historiques.

      Ce Porteur d’histoire est une création savoureuse qui exploite à fond les possibilités du jeu scénique combiné à une action entraînante qui ne cesse d’intriguer à travers les coïncidences rendues parfaitement cohérentes. Si les personnages mettent en avant l’acte de raconter, Le Porteur d’histoire le théâtralise pour montrer sa puissance. Et la séduction amenée par le spectacle ne tarit pas même quand on le revoit plusieurs années plus tard !

Bande-annonce du Porteur d’histoire

Théâtre le Funambule : Cyrano (Théâtre Les Pieds nus)

      Cyrano donné au Théâtre le Funambule (>) est une création d’après Cyrano de Bergerac par Bastien Ossart avec trois comédiennes de la compagnie Le Théâtre Les Pieds Nus (>) ― Iana Serena de Freitas, Macha Isakova et Mathilde Guêtré-Rguieg.

Un héros solitaire, truculent et poétique en diable, plus ou moins ventru selon celui qui l’incarne, frétillant quadragénaire. C’est un certain film avec Depardieu. Certains se souviennent peut-être de Huster, Weber ou Belmondo. Ce sont de multiples adaptations avec des épées et des grosses voix.
Le Théâtre Les Pieds Nus a voulu revisiter l’histoire à sa manière ; parce que nous pensons que changer de point de vue c’est parfois révéler. À ce que nous connaissons par cœur il faut de l’inédit.
(Note d’intention de Cyrano, Le Théâtre Les Pieds Nus)
 

      Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand connaît depuis sa naissance une formidable fortune scénique : cette tragédie romantique ne cesse d’inspirer autant les metteurs en scène que les cinéastes et même les écrivains, donnant lieu à d’innombrables créations et adaptations plus ou moins fidèles au texte de base devenu un véritable palimpseste. Il y a de ces histoires d’un amour impossible qui sont éternelles parce qu’elles nous touchent vivement au cœur. Elles nourrissent de plus nos fantasmes littéraires d’amants malheureux dans lesquels on aime tant se projeter. Dans le cas de Cyrano de Bergerac, cet attachement repose sur un personnage moralement beau mais physiquement laid à cause de son grand nez : il croit ainsi n’avoir que peu de chance de satisfaire ses aspirations amoureuses qui demeurent secrètes. La relecture du Misanthrope par Rousseau et le romantisme en particulier nous ont en effet appris à être sensibles aux personnages qui se retrouvent en marge de la société. Ces nouveaux héros ne sont plus aussi bien faits que les princes et les princesses de l’âge classique, mais ils défendent certaines valeurs morales qui nous sont toujours chères et ils nous intéressent par leur destin qui les met aux prises avec le monde. Cyrano de Bergerac se présente à nos yeux comme un de ces parias solitaires condamnés à être malheureux malgré son excellent caractère, persuadé que ses paroles maniées avec virtuosité ne surmonteront jamais sa laideur aux yeux de Roxane amoureuse du beau Christian ou plutôt de l’image qu’elle se fait de lui. La façon de parler d’amour qui reprend les codes de la préciosité à la mode au XVIIe siècle peut paraître comme un ensemble de clichés rassemblés sous la plume d’Edmond Rostand, mais Cyrano dans sa tragédie a l’air de les inventer lui-même sous l’emprise de l’amour pour Roxane, d’être peut-être même à la source de cette mode. Ce magnifique discours amoureux, revêtu d’alexandrins harmonieux et présenté sous le sceau de la plus profonde sincérité, exerce un charme irrésistible sur l’esprit et l’imagination des spectateurs.

Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! Je ne me fais pas d’illusion ! — Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, — je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, je m’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 5
 

      Jouer Cyrano de Bergerac à trois constitue sûrement un grand défi et ce, d’autant plus que les trois interprètes sont toutes des femmes. À l’exception de Roxane et de sa duègne, les autres rôles sont essentiellement masculins. L’entreprise peut ainsi quelque peu surprendre au premier abord de la même manière que si on voyait Juliette ou Phèdre interprétées par un comédien homme. Mais la virtuosité des trois comédiennes fait rapidement tomber tous les préjugés : sûres d’elles dans les rôles qu’elles ne cessent d’endosser pendant presque deux heures, et même celui de Cyrano qu’elles se passent l’une à l’autre grâce à un masque à grand nez, elles convainquent les spectateurs de ce que ces rôles ont été façonnés pour elles. Certes un détail anodin, mais comme la scénographie s’inscrit vaguement dans la tradition baroque, leurs cheveux longs semblent bien correspondre aux représentations que l’on se fait de l’apparence physique des hommes nobles à l’époque de Louis XIII. Ces cheveux, retombant sur les costumes qui imitent de manière conventionnelle le premier XVIIe siècle, et combinés à une impressionnante acrobatie scénique, appartiennent à ces quelques détails symboliques qui transportent les spectateurs dans l’univers dramatique de l’époque qu’ils signifient. L’invention est donc au rendez-vous dans cette re-création atypique de Cyrano de Bergerac, atypique et pourtant empreinte de quelque chose de classique au regard de la diction traditionnelle des alexandrins.

Cyrano par la compagnie Le Théâtre Les Pieds Nus, scène à la fin du spectacle

      Le plateau nu réserve toute l’attention du spectateur sur le jeu. Les seuls décors de cette scénographie dépouillée représentent les lampions blancs suspendus au-dessus de la scène et les bougies placées à la rampe. Non pas que l’éclairage repose sur ces lampions et ces bougies comme au XVIIe siècle, ils relèvent simplement de ces détails symboliques évoqués plus haut : si cette luminosité évoque la chaleur que l’on ressent au coin du feu, mais, ces détails signifient en raccourci l’époque historique de Cyrano. Combinés à d’autres éléments de la mise en scène, ils réactivent les connaissances des spectateurs pour les amener à se laisser plonger dans l’univers dramatique suggéré. Les costumes des personnages retenus ― le metteur en scène et les trois comédiennes ont fait leur choix de scènes sans prétendre à représenter Cyrano de Bergerac dans son intégralité ― prolongent à leur tour cet ancrage spatio-temporel symbolique : les haut-de-chausses foncés accompagnés d’une chemise blanche aux manches bouffantes ou d’un pourpoint, le tout généralement relevé d’un masque blanc aux joues rouges ou d’un masque singulier propre à tel personnage. On regrette toutefois la robe bariolée de Roxane qui est d’une folle laideur. On ne comprend pas l’effet recherché par ce contraste détonnant avec les autres costumes : on a du mal à imaginer comment cette Roxane mal accoutrée peut rendre amoureux à la fois Christian, Cyrano et De Guiche.

      L’inventivité a conduit les créateurs de ce Cyrano revisité à trouver des solutions surprenantes pour interpréter une pièce à multiples personnages avec seulement trois comédiennes. Le problème se posait notamment pour les scènes où interviennent plusieurs personnages en même temps, par exemple celle du premier acte dans laquelle Cyrano dérange une représentation théâtrale donnée à l’Hôtel de Bourgogne. Si on y voit Cyrano tirer le rideau pour annoncer sa prochaine entrée en scène, la prestation grand-guignolesque de Montfleury qu’il chasse verse fâcheusement dans une parodie gratuite et ce, au son même de l’ouverture du Ballet de la Nuit de Lully.  Il en va malheureusement de même pour un autre personnage tenu pour négatif, celui du duc de Guiche : son masque à visage de singe et un certain coassement étrange le rendent gratuitement ridicule, alors que sa rivalité avec Cyrano ou ses prétentions amoureuses qui forment un obstacle conventionnel à l’amour de Roxane pour Christian ne le sont pas. D’autres scènes paraissent en revanche savoureusement comiques comme l’ingénieuse interprétation de la tirade du nez de Cyrano « mise en scène » conjointement par les trois comédiennes, ou comme les parades de Ragueneau accueillant Cyrano dans sa boutique. D’autres qui sont empreintes de pathétique sont même très touchantes : l’acte IV réduit à la seule venue de Roxane sur le champ de bataille où Christian se laisse tuer, ou la lecture émouvante de la dernière lettre de Cyrano que Roxane, vêtue enfin avec élégance d’une robe noire, supposait de Christian ― les lampions légèrement baissés et les bougies allumées à la rampe créent une ambiance pittoresque relevée encore par une diction raffinée des alexandrins.

      L’adaptation de Cyrano par Le Théâtre Les Pieds Nus ne manque ni de créativité dans l’invention du spectacle, ni de virtuosité quant au jeu virevoltant des trois comédiens. On regrette simplement ces quelques incohérences liées à l’exploitation de la parodie à la place de laquelle on apprécierait trouver le comique qui rehausse plus que le ridicule. Heureusement que ce ridicule se fait oublier dès le milieu de la représentation au profit des scènes plus touchantes.

Bande-annonce de Cyrano par la compagnie Le Théâtre Les Pieds nus

Théâtre de la Huchette : La Cantatrice chauve

     Ce 6 août 2020, ce fut la 19300e représentation de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Nicolas Bataille, créée le 10 mai 1950 au Théâtre des Noctambules. Depuis sa reprise le 16 février 1957, elle est jouée au Théâtre de la Huchette.

Ce 6 août 2020, quelques minutes avant La Cantatrice chauve, Théâtre de la Huchette.

     Le temps s’est en quelque sorte arrêté à la minuscule salle du Théâtre de la Huchette, juché entre des restaurants touristiques de la rue éponyme du quartier Saint-Michel, où se pressent les spectateurs sans doute moins impatients pour découvrir La Cantatrice chauve (et La Leçon, s’ils décident de voir les deux pièces jouées l’une à la suite de l’autre) que pour comprendre comment on faisait du théâtre au tout début des années cinquante. Il ne s’agit plus de La Cantatrice chauve en tant que pièce écrite par Ionesco : il s’agit avant tout de sa mise en scène historique avec les costumes et les décors dessinés par Jacques Noël en 1957 pour sa reprise, avec La Leçon, au Théâtre de la Huchette. On espère de plus que les comédiens ont conservé autant que possible les gestes et la diction de leurs prédécesseurs pour donner aux représentations actuelles une véritable touche d’authenticité historique. Car c’est pour apprécier ce « jeu à l’ancienne » que l’on se rend au Théâtre de la Huchette. Aller voir de nos jours La Cantatrice chauve de Nicolas Bataille, c’est comme voyager dans le temps. C’est de « l’archéologie théâtrale » à l’appui d’un spectacle vivant, telle qu’on souhaiterait en faire en remontant dans des époques qui ne connaissaient pas l’audiovisuel. Mais un enregistrement, quelle qu’en soit la qualité, ne vaudra jamais une représentation avec des comédiens en chair et en os et dans un cadre spatio-temporel sans écran.

Dessin tiré de l’interprétation typographique de La Cantatrice chauve par Robert Massin (1964).

      Même une bonne édition de La Cantatrice chauve, comme celle d’Emmanuel Jacquart, ne pourra jamais rendre compte de la mise en scène originelle et ce, malgré les annotations qui font état de modifications apportées par Nicolas Bataille aux didascalies contenues dans le texte de Ionesco. On décèle dans la salle et dans le jeu quelque chose d’indicible que l’écrit ne pourra jamais restituer avec autant de précisions que si on en est le témoin oculaire. Le spectateur averti aura quelques agréables surprises en confrontant le texte et la mise en scène originelle. Il découvrira le rythme prêté au déroulement de l’action et les interactions entre les comédiens qui redessinent les rapports de complicité entre les personnages de papier. Chaque nouvelle interprétation de la pièce jouera certes avec les deux éléments scéniques à sa manière, selon les sensibilités propres aux nouveaux metteurs en scène et selon les nouvelles tendances que connaît l’entreprise dramatique depuis la naissance du théâtre. Mais la mise en scène de Nicolas de Bataille a ceci de particulier que les choix faits ont été plébiscités par Ionesco lui-même comme le montre l’anecdote qui nous apprend comment le dramaturge a trouvé le nouveau titre pour la pièce qui aurait dû s’appeler L’Anglais sans peine ou L’Heure anglaise. Les comédiens perpétuent ainsi une tradition dramaturgique qui sert de repères concrets au théâtre du xxe siècle.

Je ne me souviens jamais sans plaisir des murmures de mécontentement, des indignations spontanées, des railleries, qui accueillirent l’apparition, en mai 1950, sur la scène des Noctambules, de La Cantatrice chauve. J’avais passé là une soirée extraordinairement plaisante, que les grognements et rires ironiques d’une partie des notables de l’assistance n’avaient pu que rendre plus délicieuse encore. […] Ce soir-là, ce n’est pas une fois, mais dix fois, ou quinze, ou vingt fois, que j’ai entendu ce bout de dialogue : « Mais enfin, pourquoi La Cantatrice chauve ? Aucune cantatrice n’est apparue, me semble-t-il, ma bonne amie ? — Au moins je ne l’ai pas remarquée. Et chauve ! Avez-vous vu que quelqu’un fût chauve ?… Et ce pompier ? Que vient faire là un pompier ? De qui se moque-t-on ? » Il était évident que les notables n’avaient pas « compris » ; on leur promettait une cantatrice chauve, on ne leur montrait pas de cantatrice chauve, ils se sentaient volés, ce qu’ils ne pardonnent pas : Ionesco le vit bien le lendemain. (Jacques Lemarchand, Préface de La Cantatrice chauve, dans Théâtre complet, coll. de la Pléiade, p. 3-4.)

      On se dit que rien n’a changé depuis l’installation définitive de La Cantatrice chauve et de La Leçon au Théâtre de la Huchette en 1957 ― retenons cette date dans la mesure où le texte ainsi que les décors connurent quelques remaniements entre en 1950 et 1957. Mais jouer dans les costumes et les décors d’époque ne veut nécessairement pas dire jouer comme à l’époque, ce qui rend toujours suspectes les reconstructions soi-disant historiques, même celles qui comptent parmi les plus réussies. Il faut d’emblée accepter que la mise en scène originelle ait gagné en épaisseur, non seulement du point de vue des générations des comédiens qui la portent inlassablement à la scène (aspect impossible à évaluer concrètement), mais aussi pour les générations successives des spectateurs qui l’applaudissent avec enthousiasme. Au regard de la culture générale, et au regard même de l’entrée de La Cantatrice chauve au palmarès des grands classiques du xxe siècle, les spectateurs du xxie ne peuvent plus la recevoir comme ceux du début des années cinquante : avec la même naïveté, avec le même étonnement ou avec la même incompréhension. Alors que les premières représentations n’attiraient que des amateurs curieux, ceux d’aujourd’hui assistent au même spectacle avec des attentes repassées par soixante-dix ans d’histoire au cours desquels la pratique théâtrale a considérablement évolué. Le public s’est habitué tant aux incohérences qui relèvent des textes qu’aux inventions les plus déjantées de la mise en scène. La Cantatrice chauve que l’on voit aujourd’hui ne surprend donc pas de la même manière qu’il y a sept décennies ; elle ne rencontre surtout pas l’incompréhension d’autrefois. Les comédiens font alors plus que dépoussiérer les vieux décors et rhabiller les costumes démodés avec tout ce que la pérennité de la mise en scène de Nicolas Bataille a apporté à sa réception actuelle. L’expérience de La Cantatrice chauve qui ne relève pas d’un spectacle musée s’avère authentique. L’idée d’une plongée théâtrale dans le temps reste néanmoins séduisante.

Bernard Grasset était le premier homme de lettres à prendre connaissance de mon texte : il a dit que cela ne passerait pas la rampe, que cela ne valait rien. D’autres personnes encore en ont pris connaissance, leur avis était le même. Puis, Monique Lovinesco a porté la pièce à Nicolas Bataille. Ils ont décidé que cette pièce était une pièce. Tel ne fut pas l’avis des premiers critiques pour qui, non plus, cela ne passait pas la rampe. Les spectateurs sifflaient ; ceux qui riaient disaient que cette comédie n’était pas sérieuse, que c’était justement la raison pour laquelle ils riaient d’un rire qui n’était pas un rire sérieux. […] Lorsque, en 1952, à la première reprise de cette pièce, le public arrivait, Nicolas Bataille et moi-même étions tout étonnés, inquiets. On se demandait si les gens ne se trompaient pas, s’ils ne confondaient pas le théâtre de la Huchette avec le Mogador ou le Châtelet. Ils devaient arriver, certainement, par erreur. Mais non, c’est Lemarchand qui leur avait dit de venir en faisant honte au public parisien de ne pas se précipiter à notre spectacle ; Georges Neveux avait dit la même chose dans un autre article […]. (Eugène Ionesco, Les Quinze ans de ma Cantatrice, dans Le Nouvel Observateur, 10 décembre 1964.)

      La scène représente un salon bourgeois inspiré de la période victorienne : les décors sont constitués de panneaux peints en vert gris imitant les boiseries sculptées garnies de pilastres et de rinceaux. Sur l’étroit devant de la scène sont installés, de droite à gauche, un banc en fer forgé couvert d’un coussin en velours jaune, une chaise et un tabouret de la même couleur. Une sorte de guéridon couvert d’une nappe en velours jaune, avec une lampe à huile posée dessus, se trouve dans le couloir aménagé entre deux parois qui mènent au fond de la scène pour servir d’entrée aux comédiens. Ceux-ci sont habillés dans des costumes en accord avec l’ancrage des décors au début du xxe siècle, en particulier pour la jupe haute en satin noir et un chemisier vert foncé portés par Mme Smith et pour le tailleur blanc gris aux manches bouffantes que Mme Martin accompagne d’un chapeau. Mary, la bonne, est vêtue d’un uniforme noir traditionnel et d’un tablier blanc avec un grand nœud dans le dos. Les comédiens hommes, quant à eux, portent des costumes qui vieillissent moins vite, à l’exception près du pompier dont le casque et le manteau noir en caoutchouc paraissent plus que datés. Ces éléments scénographiques font ainsi entrer le spectateur dans un univers doublement suranné.

La scénographie de La Cantatrice chauve au Théâtre de la Huchette.

      Une fois les comédiens sur scène, le spectateur est séduit par leur jeu volontairement surfait avec une telle finesse que la théâtralité a l’air tout à fait naturelle à l’action réputée autrement creuse. L’afféterie recherchée de Mme Smith (Hélène Hardouin) donne le ton dès lors que celle-ci se met à parler du dîner à M. Smith (Alain Payen) caché derrière un grand journal anglais. L’action prend aussitôt de l’envol pour s’écouler à pas saccadés, interrompue çà et là par la pendule qui sonne comme bon lui semble sans que cela dérange les deux époux. Ceux-ci mêlent au contraire des clichés à des propos contradictoires avec une telle rapidité que l’absurdité qui en ressort paraît comme allant de soi. S’il y a quelque chose de guindé dans leur posture qui double la raideur de leur dialogue insensé, ils présentent cette absurdité comme parfaitement harmonieuse, comme en symbiose avec l’univers dramatique qu’ils créent pour les spectateurs. Autant Alice s’étonne au pays des merveilles de ce qui se passe autour d’elle, autant les Smith sûrs d’eux-mêmes ne manifestent aucune suspicion à l’égard du monde qui les entoure. La confiance imperturbable aux apories du langage est la plus palpable dans le passage construit autour de l’histoire de Bobby Watson débitée comme un jeu d’escarmouche. La théâtralité subtile mise en avant par les comédiens n’apparaît plus comme artificielle dès qu’on adhère à cet univers absurde des Smith, prolongé plus loin par l’arrivée des Martin (Yvette Caldas & Christian Termis) qui se reconnaissent comme époux à la suite d’un dialogue drôlement déjanté ; la bonne (Stéphanie Chodat) et le pompier (Hédi Tarkani) y mettent enfin du leur.

      La mise en scène de Nicolas Bataille instaure d’autre part les complicités entre les personnages qui ne paraissent pas toujours implicites dans le texte de base. C’est plus évident pour les désaccords notamment dans le cas des Smith qui s’accrochent plusieurs fois au cours de l’action, en particulier à la suite de plusieurs sonneries à la porte sans qu’il y ait quelqu’un. Mme Smith qui ne veut plus aller ouvrir se fait alors gronder par son époux avec machisme tout en conservant le sens de la répartie que lui prête Ionesco dans son texte. C’est prévisible dans leur propos. Mais ce qui se noue à la marge du texte, c’est un jeu de séductions qui établit des complicités nouvelles. Les regards explicites de M. Smith souvent jetés sur Mme Martin assise à côté de lui sont les avances auxquelles l’intéressée ne répond finalement pas. La séduction qui se lit dans les gestes et les regards de Mme Smith et du pompier est en revanche réciproque. Les deux personnages installés de près l’un à côté de l’autre sont certes complices à plusieurs reprises. Mais leurs gestes et leurs regards laissent entendre que cette familiarité dépasse la longue amitié entre les Smith et le pompier engagé déjà avec la bonne (une nouvelle reconnaissance absurde aura ici lieu). Ces complicités partagées ou non confèrent à l’action une dynamique singulière passée sous silence dans les didascalies rajoutées par Ionesco lors des remaniements ultérieurs de sa pièce : elles relèvent avec virtuosité la dimension absurde inscrite dans l’action.

      La Cantatrice chauve toujours jouée au Théâtre de la Huchette relève donc d’une expérience théâtrale sans commune mesure. Cette expérience incontournable jette un regard plus qu’éclairant sur le texte conçu par Ionesco. Elle vaut d’être faite, ne serait-ce que pour le plaisir d’aller au théâtre.

Théâtre Espace Marais : Le Joueur d’échecs (Zweig)

      Le Joueur d’échecs est à l’origine une nouvelle de Stefan Zweig, reprise et adaptée à la scène par Claude Mann pour Sissia Buggy qui l’a créée au Théâtre Espace Marais avec trois comédiens dans les rôles du voyageur conteur (Philippe Houillez), de son ami, du champion d’échecs Czentovic (André Rocques) et du mystérieux Monsieur B. (Joseph Morana).

      Ceux qui connaissent cette dernière nouvelle que Zweig rédigea et envoya aux éditeurs peu avant son suicide doivent être piqués de curiosité en s’interrogeant sur les modalités de la transposition théâtrale d’un double récit : quels personnages paraîtront sur le plateau ? seront-ils amenés plus à raconter l’histoire qu’à la jouer pour la porter à la scène ? quels passages seront retenus ? l’action sera-t-elle fidèle ou non à l’œuvre originale ?… Si ces démarches discutables risquent toujours d’agacer les spectateurs lecteurs scrupuleux à cause des choix liés à la nécessité de sacrifier certains faits de l’histoire, une telle transposition permet en même temps d’exploiter la polysémie d’un texte littéraire, de jouer finement avec des passages clés, de souligner leur tension dramatique et d’aller plus vite sur certains détails, de resserrer l’action et moduler le suspens. La nouvelle de Zweig pose une difficulté pour l’adaptation du long récit du mystérieux joueur d’échecs, enchâssé dans celui du voyageur qui raconte son incroyable rencontre avec lui sur un paquebot de luxe naviguant vers Buenos Aires. La dramaturgie de ces dernières décennies a cependant habitué les spectateurs aux sauts dans le temps ou aux retours en arrière, à un va-et-vient dynamique entre plusieurs lieux et entre des époques différentes, le présent et le passé. La réussite de la transposition d’un texte narratif à la scène ne tient donc désormais qu’à la virtuosité du dramaturge et du metteur en scène. À la libre appréciation du spectateur, selon ses goûts esthétiques, d’adhérer ou non à leur entreprise créatrice. Le travail de la charismatique metteuse en scène Sissia Buggy est loin d’être décevant : sa mise en scène palpitante entraîne vivement le spectateur dans un combat bouleversant d’un homme aux prises avec lui-même.

Philippe Houillez – Joseph Morana – André Rocques

      La petite salle du Théâtre Espace Marais avec ses trois rangées de sièges se prête particulièrement bien à l’histoire quasiment intime du Joueur d’échecs malgré une relative ouverture de l’espace fictif que renferme l’intrigue : un paquebot de luxe accueillant une foule de passagers qui y fourmillent lors de la traversée. La scénographie minimaliste recrée l’ambiance de cette traversée avec des sons et des bruits typiques et une lumière tamisée tirant d’abord vers le bleu foncé. Sur le rythme d’une chanson allemande, deux comédiens, le voyageur conteur et son ami, entrent sur une plate-forme haute, protégée par une balustrade, donnant l’impression de se promener sur le pont ou sur le bord d’un bateau, avant de descendre sur la scène par deux escabeaux appuyés contre le fond décoré de pièces d’échafaudage. C’est alors qu’ils pénètrent dans l’espace situé au niveau des spectateurs et qui servira plus tard de salon de jeu. Sans grands moyens : trois fauteuils disposés de part et d’autre suggèrent les lieux dans lesquels évoluent quatre personnages retenus du Joueur d’échecs. À l’occasion, une table de jeu recouverte d’une nappe vermeille viendra compléter ce décor dépouillé, plongé tout au long de l’action dans le clair-obscur amené par un jeu de couleurs bleu et rouge. La scénographie fait ― heureusement ― l’impasse sur le luxe évoqué dans le texte, puisque les décors inspirent davantage une certaine pauvreté des lieux. Le dépouillement accentue en revanche le côté mystérieux de l’histoire de Monsieur B. venu troubler une partie d’échecs comme un revenant hanté par son passé à la recherche de lui-même.

Joseph Morana, dans le rôle de Monsieur B.

      Que certains passages du texte soient enregistrés et diffusés grâce à la voix off, ou que d’autres soient même supprimés, ne gâche rien à l’adaptation du Joueur d’échecs de Zweig. L’action prend au contraire de l’envol tout en avançant à un rythme endiablé, restituant la rapidité observée dans son écoulement à la lecture. Aucun détail superflu ne la ralentit contrairement même à ce qu’on pourrait attendre d’une partie d’échecs susceptible de paraître ennuyeuse aux non-initiés. Les courts passages lus par la voix off n’arrêtent pas le jeu : les comédiens prolongent cette lecture en les mimant. S’ils s’assoient parfois pour raconter eux-mêmes, ce n’est jamais pour longtemps : les faits évoqués dans leurs récits donnent aussitôt lieu à une action. Les parties d’échecs ne s’enlisent non plus dans un statisme mortel. Elles sont d’abord vivement commentées par le voyageur et Monsieur B. qui prodigue ses conseils pour sauver l’équipe réunie autour de l’arrogant McConnor contre le champion du monde Czentovic. On est d’autant plus curieux d’observer les réactions de ce dernier, l’interprétation que lui prête André Rocques, que la personnalité de Czentovic attise des rumeurs désobligeantes sur sa stupidité, sa rudesse et sa cupidité. Il en naît un jeu fascinant qui confronte le champion réputé pour son regard vide et fort de son succès à un homme troublé par son histoire personnelle. Les parties d’échecs sont ensuite scandées par la nervosité grandissante de Monsieur B. qui joue toujours rapidement et qui ne parvient pas à faire face à la lenteur retorse de Czentovic intéressé à déstabiliser son adversaire.

      Si l’action ralentit çà et là, c’est pour souligner les étapes notables dans le parcours du mystérieux joueur. Comme à la lecture de la nouvelle de Zweig, le voyageur conteur et son ami portent d’abord leur regard sur le seul Czentovic présent sur le paquebot. Mais l’action dramatique telle que manipulée par Claude Mann accélère l’exposition de ces prémices de l’histoire pour mettre au centre de l’intérêt le destin de Monsieur B. et sa tentation de jouer contre un partenaire réel, dont les coups ne sont pas d’emblée appris par lui parce qu’inscrits dans le palmarès des meilleures parties jouées au championnat. Joseph Morana montre d’abord une curiosité détachée et joviale pour la partie d’échecs. Il semble s’amuser du changement observé dans l’attitude de Czentovic dès lors qu’il s’aperçoit que ses conseils renversent le déséquilibre entre les joueurs. Mais son jeu évolue lors de la deuxième partie, le lendemain, après le récit de son apprentissage des échecs dans une chambre isolée où il s’était vu incarcéré par les nazis pendant des mois. Il l’adapte à la situation qui veut que Monsieur B. retombe dans son délire malgré l’interdiction de son médecin de jouer. Joseph Morana convainc dans son rôle en réussissant à doser son irritation montante contre la lenteur calculée de Czentovic impassible. Il tape des mains contre la table, il hausse le ton, ses mouvements deviennent de plus saccadés, son regard halluciné se vide progressivement. Sauvé in extremis par le voyageur conteur averti de son mal, il retrouve la voix grave et le sérieux du début de la partie pour disparaître à jamais.

Joseph Morana, dans le rôle de Monsieur B.

      Ce Joueur d’échecs de Zweig porté à la scène par Sissia Buggy permet alors au lecteur spectateur non seulement de confronter la manière dont lui-même avait imaginé les scènes jouées à ses yeux, mais aussi de les apprécier telles qu’interprétées par les comédiens. La mise en scène équilibrée et le jeu brillant des comédiens sont tout à fait à la hauteur du célèbre romancier.

Théâtre de la Colline : Littoral

      Avec la création de Littoral, Wajdi Mouawad revient sur un texte qu’il a écrit et mis en scène il y a plus de vingt ans au Festival Théâtres des Amériques (1997), puis repris en 2009 pour le Festival d’Avignon. Cette nouvelle création, présentée à La Colline – théâtre national, intervient dans un contexte particulier : Wajdi Mouawad choisit Littoral pour rouvrir le théâtre dont il est directeur après une fermeture liée à une crise sanitaire sans précédent.

     Ce n’est pas la première fois qu’un metteur en scène réputé revient sur le texte qu’il a déjà monté : Antoine Vitez, par exemple, avait créé La Mouette de Tchekhov deux fois, Électre de Sophocle trois fois. Il ne s’agit bien sûr pas de la reprise d’une même mise en scène mais d’une véritable refonte de la pratique et de l’esthétique dramatiques qui évoluent au cours de la vie de chaque metteur en scène. Les critiques, les recherches, les nouvelles expériences, les tendances d’une époque, parfois des rencontres inespérées ou des événements marquants, tout un parcours artistique personnel influe alors sur la manière de penser et repenser le théâtre et le texte. Si Wajdi Mouawad décide de dépoussiérer Littoral, c’est parce que cette pièce phare de son répertoire, la première de la tétralogie Le Sang des promesses, aborde plusieurs questions douloureuses en résonance avec notre présent immédiat : le rapport de la jeunesse à la mort, à la mémoire, à l’identité, la difficulté de se raconter, mais aussi l’impossibilité d’aimer, la violence, la guerre. C’est loin d’être la démarche d’un créateur imbu de son œuvre : Wajdi Mouawad avoue au contraire l’impuissance même d’écrire un nouveau texte suffisamment puissant par manque du recul dont on a besoin pour témoigner avec noblesse sur ce que l’on vient de vivre. Le choix est à juste titre tombé sur Littoral, eu égard à la portée universelle de ce texte « ancien » devenu un « classique contemporain », puisqu’il n’est plus rare de l’étudier au collège ou au lycée. Cette nouvelle création, totalement imprévue dans la programmation 2019/20, se trouve ainsi « à la croisée des chemins », celle de hasards, de rencontres et d’événements, permettant à l’auteur metteur en scène d’explorer les possibilités idéologiques et scéniques de sa propre pièce.

« Au cours de ces deux mois [de confinement] qui viennent de passer, [la mort] fut si présente et si quotidienne. Nous avons dénombré les morts, nous avons décompté les morts, nous avons observé les courbes, nous avons suivi les pics, nous nous sommes épris de ses statistiques, oubliant qu’à chaque mort il s’agissait d’un chagrin et qu’à chaque mort il s’agissait d’un humain souvent s’en allant seul sans personne pour lui tenir la main. Voilà pourquoi, bien plus que la fête et bien plus que la reprise de nos habitudes, bien avant l’angoisse économique, peut-être est-il davantage temps de mettre la mort au centre de l’été. La regarder autrement. Poétiquement, symboliquement, sacrément, mystérieusement. Une façon d’assumer le traumatisme imperceptible que nous avons vécu, traumatisme qui ne dit pas son nom. » (Wajdi Mouawad, Dossier de presse pour Littoral, 2020, p. 3.)

     La toute première originalité dans la reprise de Littoral tient à une double distribution, l’une essentiellement féminine et l’autre essentiellement masculine, propre aussi bien aux créations précédentes qu’au texte imprimé. Les conséquences d’une telle métamorphose se font immédiatement sentir sur la manière dont on appréhende le bouleversement vécu par le personnage principal et sa quête qui se mesure sur plusieurs plans anthropologiques. Le spectacle et le texte ne résonnent pas de la même façon selon que ce personnage principal est un homme ou une femme, de plus accompagné par une sorte d’alter ego venu d’un ailleurs mystique, peut-être de l’inconscient, qui matérialise, pour les spectateurs/lecteurs, ses fantasmes ou ses cauchemars et qui lui permet de dialoguer avec lui-même comme avec un confident de la tragédie classique. Wilfrid devient ainsi Nour, alors que chevalier Guiromélan est transformé en chevaleresse Bérangère ; pour les autres personnages, ceux que rencontre Wilfrid/Nour au cours de son périple et qui l’aident à chercher un endroit pour enterrer son père, le sexe a moins d’importance. Si Wilfrid, en manque de repères personnels, paraissait plus fragile qu’ébranlé par la mort de son père qu’il n’a pas vraiment connu, Nour qui s’est substituée à lui étonne au contraire par son courage au regard de sa détermination à surmonter les obstacles sociaux plus lourds de conséquence pour une jeune fille que pour un jeune homme. On n’échappe certes pas aux stéréotypes de genre, mais ce n’est pas le but de cette double distribution : loin de subir une uniformisation fanatique, les deux sexes ont le plein de droit à leur spécificité naturelle.

     La mise en scène de Wajdi Mouawad joue, d’autre part, finement avec les codes du théâtre qu’elle ne laisse pas de détourner pour stimuler l’imagination du spectateur amené à reconstituer l’histoire de Nour en quête d’elle-même. Le rideau en bois noir se lève ainsi en grinçant sur une scène noire entièrement vide, simplement plongée dans une brume artificielle. Et elle reste vide pendant quelques instants, jouant peut-être avec l’impatience des spectateurs de retrouver les salles… Mais ce choix scénographique est davantage lié à la portée universelle de la fable qui fait abstraction de tout ancrage spatio-temporel : il n’y a que les prénoms des personnages qui permettent de vaguement situer l’action au Proche-Orient. Les comédiens apparaissent ainsi sur scène comme s’ils venaient de nulle part ou d’un rêve/cauchemar. Leurs silhouettes virevoltantes s’approchent de la rampe pour donner corps à ceux qui vont incarner les personnages et partager par-là un témoignage douloureux. C’est eux-mêmes qui délimitent l’espace de jeu avec des bandes blanches autocollantes au son rythmé émouvant d’un instrument à cordes frottées traditionnel. C’est eux-mêmes qui choisissent les accessoires et les vêtements accrochés aux cintres qui descendent l’un après l’autre jusqu’au plateau. Puis, Nour, habillée d’un pantalon kaki et d’un débardeur noir, cheveux frisés reliés par un chouchou en velours vermeil, se met à raconter au juge absent de scène comment elle a appris la mort de son père, lors d’un coït à trois heures du matin, et le spectacle commence. La scène restera un terrain de jeu dépouillé de tout décor jusqu’au dénouement, aménagement scénique qui exhibe le jeu des comédiens jusqu’à la moelle dans la mesure où tout repose désormais sur la seule virtuosité.

« Ma requête est simple, monsieur le juge. Je demande la permission de rapatrier le corps de mon père. Il est vrai que mon père n’est pas un chef d’État ni une personnalité d’importance civile, mais pour moi, ce serait une façon de réconcilier les morts et les vivants. Les vivants ont de la peine, mais les morts c’est important aussi. Les morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas. Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père, jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché sur les montagnes, et je trouverai un lieu de repos pour son âme. Je peux partir dès ce soir, il ne manque votre autorisation. Voilà. Je vous ai tout raconté. » (Littoral, personnage de Wilfrid (celui de Nour dans la présente mise en scène), p. 62-63.)

     La théâtralité s’expose sans artifice aux yeux des spectateurs pour leur rappeler qu’ils restent au théâtre et qu’on va leur « raconter » une histoire. Cette déréalisation de l’action scénique repose d’emblée sur un enjeu narratif : en plus, certes, du voyage qu’entreprend Nour pour enterrer le corps de son père dans le pays où celui-ci est né, l’action ménage les rencontres impossibles entre les vivants et les morts, entre les vivants et leurs doubles imaginaires, elle est scandée par des retours en arrière qui aident Nour à connaître son père, sa mère, ses origines, à comprendre d’où elle vient. Deux apparitions l’accompagnent tout au long de l’action : chevaleresse Bérangère qui la protège en lui prodiguant des conseils, et le père qui lui révèle progressivement son histoire impossible avec Jeanne, sa femme morte peu après la naissance de Nour. Si la chevaleresse revient chaque fois avec un grand fracas empreint de parodie pour rompre une situation embarrassante qui semble sans issue pour Nour, les moments passés avec le père représentent, quant à eux, une source d’émotion particulière. La scène de la lecture des lettres jamais envoyées est d’une beauté irrésistible au pathétique : le père mort en retrait regarde la fille découvrir les lettres qu’il lui écrivait à tous les anniversaires, alors que deux autres comédiens démultiplient le personnage, l’un qui lit et l’autre qui interprète l’histoire d’amour avec Jeanne. Ces lettres resteront symboliquement éparpillées sur scène comme les traces d’un passé exhumé qui conduisent Nour au pays d’où le père et la mère avaient fui à cause d’une violente guerre civile ― c’est avec évidence celle au Liban qui inspire Wajdi Mouawad.

« On a tous besoin d’un miracle. Vous, les vieux, vous l’avez eu votre miracle, il y a longtemps, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, mais moi, je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, c’est autre chose que les bombes, que ça peut être autre chose, mais je ne sais pas quoi. » (Littoral, personnage de Simone, p. 74.)

     Simone, Amé, Sabbé, Massi et Joséphine font plus que suivre Nour dès lors qu’elle revient au pays de ses ancêtres : ils portent le témoignage de cette guerre qui les a violemment privés aussi bien de leurs proches que d’eux-mêmes. Ils portent la mémoire de ceux qui ont disparu et qu’il ne faut pas oublier. Ils aident autant Nour à comprendre qu’ils ne bouleversent les spectateurs par l’horreur de ce qu’ils ont du mal à dire. Ils relèvent ce cheminement vers le lieu d’enterrement, lieu d’apaisement et de réconciliation avec le passé traumatisant, d’une poésie paradoxale : le chant, le rire, la récitation…  Ils cheminent vers le littoral imaginaire qu’ils recréent avec du scotch bleu.

     Avec trois fois rien, les comédiens sous la baguette magique de Wajdi Mouawad frappent les spectateurs, pendant presque trois heures, autant par leur virtuosité que par une force impressionnante de l’histoire de ce Littoral remis en scène. Quel bonheur que de retourner au théâtre pour faire le deuil d’une crise sanitaire traumatisante ?!