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Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

      Catherine Hiegel excelle dans la pièce de Jean-Luc Lagarce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne mise en scène par Marcial Di Fonzo Bo à la Comédie de Caen. Partie en tournée, elle joue actuellement au Petit Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>).

      Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne se présentent comme le discours d’une Dame sur les actes civils qui règlent la vie d’un individu de la naissance à la mort. Condensées dans un texte comme elles le sont par Lagarce, elles ont l’air parfaitement rigides et étriquées, et on ne manque pas de voir dans leur application quelque chose de suranné qui fait sourire. Le récit suit le double parcours complémentaire d’un homme et d’une femme modèle en laissant en suspens des écarts possibles selon la situation de tout un chacun qui relève le plus souvent de la fortune et/ou de la mort d’un membre de la famille ― c’est une sorte de leitmotiv qui revient régulièrement perturber l’ordre des choses le plus attendu.

      Aussi plusieurs moments importants dans la vie épinglés par Lagarce font-ils l’objet des clichés les plus communs : naissance, choix du prénom, baptême, arrangement du mariage, fiançailles, contrat de mariage, mariage civil ainsi que cérémonie religieuse (remariage en cas de la disparition de l’un des deux conjoints), noces d’argent, noces d’or, mort et veuvage. La Dame en charge du monologue consacre à chacun d’eux un développement mordant qui souligne leur caractère ordonné selon les coutumes implicitement ancrées dans les consciences et par-là quasi machinalement reproduites d’une génération à l’autre. Elle s’exprime par ailleurs dans un langage parlé fondé sur des répétitions et ruptures typiques de l’oral, ce qui subvertit d’emblée cette reproduction rituelle au regard de la syntaxe harmonieuse pratiquée dans les écrits traditionnels.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      La difficulté du passage à la scène des Règles du savoir-vivre dans la société moderne tient précisément au caractère discursif et monologique de la pièce de Lagarce. Aucune indication scénique ne fournit la moindre information sur le jeu : une action ainsi qu’un rythme et une tonalité restent entièrement à inventer, ce qui est d’autant plus délicat que la comédienne qui incarne la Dame est seule sur scène sans pouvoir se reposer sur un partenaire.

Les règles du savoir-vivre dans la société moderne      C’est à cet égard que l’on apprécie le formidable travail de Marcial di Fonzo Bo et la prestance éblouissante de Catherine Hiegel. Ils ont réussi à mettre en œuvre un spectacle dynamique qui joue subtilement sur une adresse implicite faite aux spectateurs ainsi que sur la dimension didactique du propos. Si aucun geste n’est forcé, tout semble aller de soi. Si rien n’est laissé au hasard, si le jeu scénique est réglé comme la vie selon le titre programmatique, tout a l’air naturel comme la reproduction inlassable des mêmes rites sociaux. Sous la baguette de Marcial di Fonzo Bo, Catherine Hiegel propose une interprétation délicieusement subversive grâce à un apparent sérieux qu’elle donne à son personnage mais qu’elle ne cesse de miner à travers des intonations et des gestes empreints d’une ironie raffinée placée avec aplomb. Dans ces conditions, toutes les règles du savoir-vivre prennent une allure de façade et tendent un drôle de miroir aux spectateurs amusés par la dimension satirique du texte adroitement réactivée par la comédienne.

      D’une simplicité intemporelle, la scénographie situe l’action dans un hors-temps olympien en accord avec le propos à valeur universelle, cette quintessence de la vie humaine réglée par des actes obligés qui, avec des variations, sont de toute époque. Elle s’appuie sur un contraste symbolique en noir et blanc, sans doute en référence à l’expression imagée selon laquelle tout écrit fait foi : c’est écrit noir sur blanc, c’est indiscutable. Le plateau carré bien délimité par un revêtement blanc et les rideaux du fond également blancs contrastent ainsi avec les côtés et les habits noirs. Pour le costume de la Dame, un col blanc dépasse sa tunique noire tout en lui donnant un aspect austère propre aux dames aigries et revêches : la comédienne prend alors l’air de ces doyennes qui veillent au respect scrupuleux des convenances sociales et qui garantissent leur application sans faille.

      Plusieurs éléments de décor complètent cette scénographie spartiate : trois tables mobiles amenées sur scène à trois temps différents qui structurent l’action, trois grands livres qui évoquent ces anciens guides de savoir-vivre destinés aux nouveaux mariés, quelques aide-mémoires collés sur les tables et un grand bouquet de fleurs blanches introduit à l’occasion du chapitre sur les fiançailles. Aux règles condensées dans le discours de la Dame, la scénographie répond ainsi par la construction d’un espace épuré, parfaitement agencé et cohérent, en accord avec le rationalisme et la limpidité recherchés par la société bourgeoise dont la représentation se fonde sur la célébration ostentatoire des mêmes rites claniques et qui ne cesse d’affirmer par-là sa suprématie socio-politique.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      Cette scénographie, présentée sous le sceau de la limpidité, embrasse une action scénique qui ne manque  pas de mouvement et qui va jusqu’à bouleverser la rigidité de son apparence ordonnée et susciter même le sentiment de complicité. L’action est subtilement scandée suivant les actes civils grâce à des variations d’ambiance entraînées par l’utilisation rituelle de certains éléments qui les ponctuent avec une précision d’horloger. Si à chaque nouvelle étape la comédienne introduit une table ou un objet, ou si elle redispose les tables et les accessoires en s’approchant ou en s’éloignant, le début de chaque étape se trouve comme célébré par le retentissement discret, en fond sonore, d’un air baroque, qu’il soit instrumental ou chanté. Ainsi la scène des prénoms et celle du baptême sont-elles distinguées par l’introduction de la deuxième table mobile et par un nouvel air instrumental.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 2021 © Marek Ocenas

      Mais ces airs baroques ressurgissent ponctuellement à d’autres moments pour souligner leur solennité, comme la rencontre des prétendants au théâtre ou l’arrivée de la mariée à l’église. Les noces d’or, quant à elles, sont par exemple évoquées dans une ambiance singulière suscitée grâce à l’air Alto Giove de Propora, mais aussi à travers un éclairage tamisé qui plonge la scène dans la pénombre. Quand elle traite des enjeux du contrat de mariage, Catherine Hiegel rapproche la table de devant des spectateurs pour faire naître un sentiment de confidence soutenu par un clair-obscur obtenu grâce à un éclairage latéral. C’est de cette manière extrêmement raffinée qu’évolue la mise en voix du texte de Lagarce : elle ne cesse de relancer subtilement l’action tout en attirant le regard du spectateur sur le caractère purement construit de la société dans laquelle il vit.

      Ces variations d’ambiance sont dans le même temps reliées par une prestance infernale de Catherine Hiegel aux allures d’une grande dame douée d’un sarcasme élégant, parfaitement au courant de la supercherie ambiante des règles du savoir-vivre évoquées dans son discours. Si elle fait semblant de lire certains passages dans les trois grands livres ou sur les aide-mémoires, c’est sans doute pour signaler leur caractère amplement contraignant. Quand elle en détache les yeux, elle promène son regard à travers la salle tout en cherchant à établir un contact oculaire pour donner l’impression qu’elle s’adresse bel et bien au public : à ces moments-là, son propos et sa gestuelle persuadent qu’elle commente avec ironie les passages lus comme pour partager son expérience avec ses spectateurs. Elle décompose ainsi un texte monolithique en mettant en place une tension ingénieuse entre ses différentes parties. Cette interprétation tout à fait convaincante est enrichie par les modulations incisives de la voix appuyées par des regards pleins d’assurance et des gestes tranchants et ce, à des endroits précis, notamment dans le cas des répétitions inscrites dans le texte auxquelles elle confère une dimension sarcastique et qui suscitent alors le rire complice des spectateurs. Le bien-fondé des règles du savoir-vivre se voit ainsi copieusement remis en cause par le truchement d’une distance ironique extrêmement fine, véhiculée par celle même qui semblait vouloir attester leur validité et qui dénonce au contraire leur lourdeur pesante.

      Ce jeu de Catherine Hiegel avec le texte de Lagarce est absolument ravissant, jubilatoire, c’est un exploit théâtral, c’est un moment de pur bonheur qui déborde de virtuosité dans le geste et de justesse dans le ton. La mise en scène de Marcial di Fonzo Bo se distingue par une remarquable qualité dramaturgique qui sert brillamment le monologue de la Dame dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

Pour écouter Catherine Hiegel parler de son interprétation des Règles du savoir-vivre dans la société moderne lors d’une interview accordée à FranceCulture, suivre ce lien.

Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Avant la retraite

      Avant la retraite est une pièce de l’auteur autrichien Thomas Bernhard. Alain Françon s’est saisi de son texte sulfureux pour le mettre en scène au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>) dans une brillante distribution qui fait monter sur le plateau Catherine Hiegel, André Marcon et Noémie Lvovsky.

      Thomas Bernhard est un dramaturge qui n’est peut-être pas très connu en France auprès du grand public malgré sa renommée internationale. Si ses pièces suscitent pourtant un certain intérêt, leurs mises en scène ne comptent pas toujours parmi les mieux réussies. C’est peut-être parce que les textes polémiques de Thomas Bernhard sont empreints d’une dimension négative et provocatrice qui conduit des metteurs en scène à les présenter sous ce même aspect également au niveau scénographique. On peut se demander quel effet produit l’expression désespérée du dégoût du monde dans une mise en scène multipliant les symboles qui détournent le jeu, les costumes, les accessoires et les décors dans ce même sens. Toute surenchère risque en effet de provoquer un malaise fâcheux qui nous amène à considérer une telle mise en scène comme une plate caricature ne parvenant pas à se départir du texte et à le dépasser par un véritable acte créateur. Alain Françon, quant à lui, aborde Avant la retraite de Thomas Bernhard, avec rigueur et avec sérieux, dans une scénographie « classique ». Ce choix dramaturgique n’est pas pour autant une solution de facilité. Il donne au texte une force de résonnance bouleversante parce qu’il ne nous oblige pas à déchiffrer des symboles superflus qui lui tendent un miroir sur scène et qui brouillent tout. Il recentre son attention sur le verbe et sur le geste fondés sur une analyse psychologique minutieuse transposée dans une représentation pure et simple. Le texte en lui-même est suffisamment dense pour se passer aisément d’une surinterprétation déplaisante. La transparence et la simplicité mêlées au sérieux permettent ainsi de pénétrer au cœur du problème de la bien-pensance de façade, que Thomas Bernhard dénonce impitoyablement dans sa pièce sur l’exemple d’une famille saluant, en cachette et avec nostalgie, le nazisme.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      La scène représente un salon bourgeois ordinaire, meublé avec sobriété, sans accaparer l’œil du spectateur par un aspect matériel débordant. De gauche à droite, le salon de la famille Höller ne dispose ainsi que de quelques meubles : un guéridon autour duquel est installée Clara en fauteuil roulant, un fauteuil ordinaire dans lequel vient parfois s’asseoir Véra, alors même qu’elle repasse l’uniforme nazie de leur frère sur une grande planche dressée au fond de la scène et, enfin, un grand piano à cheval entre le salon et une sorte d’alcôve qui disparaîtra au troisième acte pour laisser place à une cheminée. Au lever du rideau, la scène impressionne par un important espace qui s’étend en profondeur jusqu’au fond du plateau et en hauteur jusqu’aux cintres dissimulés par un plafond clair d’où pend un grand lustre. L’impression de hauteur est d’autre part prolongée par deux grandes fenêtres rectangulaires dont le parapet surélevé monte au niveau des épaules des comédiens. Elles laissent entrer la lumière d’une intensité variable, venant de gauche, pour éclairer davantage le côté droit tout en suggérant le hors-scène de l’espace dramatique. Cette lumière extérieure d’un après-midi finissant, comme si le temps était nuageux avec des éclaircies, pénètre nostalgiquement le salon jusqu’à ce que les stores en planches brun foncé ne recouvrent les vitres, au début du troisième acte, pour empêcher la famille, vêtue de costumes nazis, d’être vue au cours du dîner annuel du 7 octobre, le jour même de l’anniversaire du chef SS Himmler. L’impression de pureté et d’espace renforcée par la luminosité semble discrètement jouer sur l’idée cliché que l’on peut se faire d’un appartement viennois. La robe d’un rouge éclatant que porte Véra va d’autant plus dans ce sens-là que les cheveux blonds de Catherine Hiegel noués en tresse bandeau incarnent l’austérité autrichienne. Mais tous ces éléments confondus mettent avant tout l’accent sur l’enlisement du temps dans une temporalité vague, comme si le cas de la famille Höller devait tendre à la généralisation, ce qui serait au reste conforme à la teneur des discours de Thomas Bernhard. Et, pour peu qu’on substitue au nazisme une autre idéologie aberrante, l’attitude des Höller acquiert une dimension pleinement universelle.

      Le grand salon lumineux permet aux deux sœurs, Véra et Clara, attendant le retour de leur frère Rudolf, d’amener le sujet de la pièce à travers un dialogue cruel parsemé par des révélations scandaleuses sur la vie intime des Höller, famille dont le frère est un ancien officier nazi reconverti en président de tribunal mais qui continue à chérir en cachette la mémoire de Himmler. Si les textes peu dramatiques de Thomas Bernard débordent de paroles et de longs discours, Alain Françon a remédié au caractère statique d’une action essentiellement verbale en inventant un mouvement scénique qui, l’air de rien, promène discrètement le regard du spectateur à travers le salon. C’est en particulier grâce au va-et-vient du personnage de Véra chicanant sa sœur antinazie paralysée. La voix rauque de Catherine Hiegel, son regard assassin, son pas énergique et la fermeté rude que l’on observe dans sa posture confèrent à Véra un aspect diabolique jusqu’au retour tant attendu de Rudolf interprété par André Marcon. Si Véra s’adoucit un peu à la vue de son frère, Catherine Hiegel et André Marcon ne forment pas moins un couple infernal exprimant dans une complicité incestueuse aussi bien leur haine du monde industriel et des juifs que l’amour de la musique et de la nature. Cette relation malsaine, symboliquement représentée par un baiser, reste tout aussi secrète que l’adhésion à l’idéologie nazie célébrée solennellement au cours du dîner organisé autour d’une grande table dressée au milieu de la scène sous le patronage de Himmler dont le portrait se trouve sur la cheminée.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      Le jeu des trois comédiens semble parfaitement maîtrisé, minutieusement calculé au moindre geste et à la moindre inflexion de la voix. Rien n’est laissé au hasard. Chaque comédien représente avec précision le rôle qui lui est imparti au sein de la famille. Comme le laissent entendre les discours des trois personnages, le jeu répond à la rigidité rituelle et répétitive de leur quotidien renfermé dans une promiscuité morbide. Ce jeu précis rejoint, à cet égard, la sobriété matérielle de la scénographie qui reflète avec éclat la vacuité absurde d’une vie dérisoire. Catherine Hiegel, avec une froide assurance, crée un personnage dominant qui effraie par les propos d’une cruelle franchise mêlés à l’attitude impitoyable avec laquelle elle traite sa sœur et avec laquelle elle regardera mourir Rudolf frappé d’une crise cardiaque. André Marcon dans le rôle du frère paraît comme un complice plus que parfait de Catherine Hiegel : il subjugue subrepticement autant les sœurs que le public grâce à l’allure distinguée qu’il adopte sans jamais tomber dans l’outrance. Quant à Noémie Lvovsky, elle prête discrètement son corps à Clara soumise au duo infernal, comme si sa dépendance crispée l’empêchait de s’émanciper tant sur le plan physique que sur celui des idées : muette, éteinte, impassible, le regard vide, elle assiste sans état d’âme au jeu hypocritement conformiste que livrent Rudolf et Véra à la société bien-pensante. Ce choix d’Alain Françon d’éluder toute caricature dans la scénographie et dans le jeu confère à sa mise en scène une dimension terrifiante. Si la caricature repose sur la conception intrinsèque de l’intrigue, les personnages portés à la scène ont l’air de tout faire comme des gens ordinaires.  L’ensemble a ainsi l’air tout à fait naturel, comme si l’absurdité qui se donne en spectacle était un présupposé d’emblée accepté, ce qui rend l’action scénique redoutable : cette idée qu’il peut s’agir d’une attitude standardisée d’autant plus que tout un chacun cache quelque chose devant les autres.

      Alain Françon a créé, avec Avant la retraite, un brillant spectacle qui fascine par la précision et par la justesse. Les trois comédiens excellent redoutablement dans les rôles dont ils s’emparent avec le plus grand sérieux. Le théâtre de Porte-Saint-Martin défend ainsi avec noblesse sa réputation de la première scène privée.