Archives par mot-clé : Théâtre Les Déchargeurs

Théâtre Les Déchargeurs : 10805 maux

      10805 maux est une pièce d’Alexandre Cordier présentée, par la Cie La Mission, au Théâtre Les Déchargeurs dans une mise en scène de l’auteur (>). Si elle a déjà connu quelques représentations en 2020 et en 2021, sa programmation aux Déchargeurs, durant le mois de mai 2022, s’annonce comme une véritable épreuve pour cette création récente qui explore avec adresse le rapport au milieu de l’art contemporain parisien : ses qualités dramaturgiques comme celles de sa mise en scènes sont une promesse pour sa réussite.

      La pièce 10805 maux s’en prend, sans illusions, et avec férocité, aux modes d’accès et de fonctionnement du milieu de l’art réputé snob et prétentieux. Il ne s’agit pas de juger les créations contemporaines, leur marchandisation ou leurs ambitions artistiques, parfois bien douteuses, comme cela peut être le cas dans d’autres pièces, comme dans L’Art de Yasmina Reza bien inscrite dans notre culture théâtrale. De ce côté-là, l’action de 10805 maux ne tire que quelques clichés, celui, au passage, de la dérive de l’art conceptuel, pour mieux appuyer la réflexion sociale sur la présomption du milieu de l’art et les aspirations éclatées de quatre artistes tous fraîchement sortis de la prestigieuse École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, aspirations d’y accéder avec dignité sans verser dans des stéréotypes dérisoires inlassablement perpétués par le bobo parisien. Si les quatre jeunes artistes pensent s’en être affranchis, ils sont confrontés à ces stéréotypes inévitables lors de leur premier vernissage dans lequel ils mettaient l’espoir de se faire remarquer pour s’imposer dans le paysage artistique. Ils sont cependant violemment trahis par l’un d’entre eux, par Camille qui s’en prend grossièrement aux parades complaisantes d’un « homme influent de la Rive-Gauche » : il baisse son pantalon, lui montre sa « teub » et lui « pisse dessus », apprend-on au cours d’un impossible échange que met précisément en scène l’action de 10805 maux.

 

      Par son caractère dialogué comme par l’unité d’une action concentrée sur l’après-scandale, l’écriture de 10805 maux est amplement dramatique. Plusieurs scènes se succèdent ainsi pour confronter les quatre amis au geste sacrilège de Camille qui a du mal à convaincre les trois autres de la pertinence anticonformiste de son acte : c’est que le travail de longue haleine et l’investissement acharné du groupe se trouvent saccagés de telle sorte que leur frustration conduit à une dispute d’autant plus inépuisable que chacun des protagonistes réagit sous le coup de l’émotion sans avoir préalablement pris le temps de souffler. L’action de 10805 maux explore dès lors le côté humain tout en dessinant des caractères variés qui se dévoilent progressivement au cours d’échanges houleux. Les quatre personnages représentent des types différents de la jeunesse réputée dorée de manière à ouvrir ces échanges à une réflexion métaphysique ancrée dans le microcosme parisien des beaux-arts. Chacun des quatre personnages a par ailleurs l’occasion de se raconter dans une tirade proche de récits de vie, insérée dans l’action à un endroit si propice que celle-ci n’en pâtit nullement. Ces choix dramatiques, perspicaces, permettent ainsi d’aller au-delà du cliché et du détestable aussi bien pour tendre avec efficacité un miroir déformant aux spectateurs que pour interroger leurs propres habitudes sociales en la matière.

10805 maux, mise en scène par Alexandre Cordier, Les Déchargeurs, 2022 © Elsa Revcolevschi

      La scène représente une salle de travail attenante à une salle d’exposition, celle où se retirent les quatre amis aussitôt après le scandale en y poussant Camille le pantalon baissé. À l’entrée des spectateurs dans la salle de théâtre, au son retentissant de la chanson de Stevie Wonder Pastime Paradise, les quatre amis se trouvent installés autour d’une table en bois dans une complicité bon enfant. Leur posture décontractée ainsi que leurs costumes incarnent d’emblée le cliché de ce milieu étudiant branché qui est en quête de reconnaissance auprès des hommes influents. Au premier abord, le spectacle invite à entrer dans un univers qui suscite autant de haine pour sa complaisance intéressée avec des pseudo-élites aisées que de séduction par son côté clinquant et faussement décomplexé. Des tabourets tendance, des photos encadrées, posées au sol à cour ou accrochées au mur du fond, une guitare et d’autres accessoires symboliques qui évoquent le travail des jeunes artistes, tout participe à forger l’image à la fois conventionnelle et rituelle de ce milieu décrié pour son autosuffisance élitiste. C’est précisément à la reproduction stérile de ces comportements stéréotypés que le geste (auto-)destructeur de Camille veut mettre fin lorsque celui-ci décide de compromettre les ambitions de ses amis. Le déroulement de l’action s’emploie dès lors à déconstruire des idées reçues condensées dans l’image initiale donnée par les quatre jeunes parisiens.

      L’émotion provoquée par le geste « incorrect » de Camille rend l’action scénique particulièrement dynamique et intense non seulement au regard des propos échangés, mais aussi grâce à un jeu fébrile des comédiens qui s’emparent de la création de leurs personnages avec une vigueur prodigieuse. Autant les propos tiennent en haleine les spectateurs amenés à ne démêler la raison précise de l’impétueuse prise à partie de Camille qu’au bout d’un certain temps, autant ceux-ci sont subrepticement amenés à scruter les moindres réactions des personnages pour considérer ce qu’il y a de l’humain dans cette crise de l’amitié mise à mal par l’un d’entre eux. Par-delà la peinture désabusée du milieu de l’art, ce qui importe, ce sont en fin de comptes l’impossible rapport à autrui et une sortie de la crise, et les quatre comédiens ne lésinent nullement sur l’expression corporelle de la frustration de leurs personnages en proie à des passions débordantes aux limites du supportable.

 

      Hugo Merck crée celui de Camille en lui donnant une attitude ferme, empreinte d’une certaine arrogance juvénile : s’il s’agit de défendre l’acte sacrilège coûte que coûte, son personnage en sort pour autant grandi, dans la mesure où il parvient, malgré des coups reçus, à dépasser l’opportunisme auquel les autres ne semblent pas résister. Face à lui, Benjamin Sulpice incarne Tom, profondément brisé par la rupture irréparable de la « bromance parigot style » vécue avec Camille, copieusement arrosée dans des « bars branchés du 11e », en lui prêtant un air sensible en accord avec son caractère réservé et son look beau gosse nonchalant. Elsa Revcolevschi crée une Victoire attachante qui introduit un élément étranger susceptible d’augmenter le prestige du quatuor par l’ouverture à l’international : son délicat accent britannique ainsi qu’une drôle propension à caricaturer les dérives zen du bobo parisien confèrent à son personnage aussi bien une allure séduisante qu’une aptitude naturelle à calmer le jeu. À ses côtés, Milena Sansonetti, dans le rôle de la mystérieuse Lola, représente un contrepoids intellectuel saillant face à Camille que son personnage attaque avec une véhémence d’autant plus intransigeante que Lola était sur le point de parvenir à une intégration sociale dans le milieu parisien.

      10805 maux d’Alexandre Cordier est une création remarquable par la teneur de son action qui interroge avec perspicacité, sur le plan humain, l’entrée dans ce milieu de l’art qui semble aussi attrayant que détestable : quatre comédiens épatants nuancent cependant les clichés les plus répandus en nous intéressant vivement au destin de leurs personnages meurtris.

Théâtre Les Déchargeurs : Marion 13 ans pour toujours

      Marion 13 ans pour toujours est une pièce coécrite par Nora Fraisse et Jacqueline Rémy sur le thème du harcèlement scolaire en lien avec le développement des nouvelles technologies, les réseaux sociaux en particulier : présentée au théâtre Les Déchargeurs dans une mise en scène percutante de Frédéric Andrau (>), cette création est une adaptation pour le théâtre du livre de Nora Fraisse (Livre de Poche, 2016), qui a fait l’objet, en 2017, d’une adaptation pour la télé. C’est ainsi une nouvelle façon de faire vivre l’histoire douloureuse d’une jeune fille qui s’est pendue en 2013 et ce, pour alerter sur un phénomène répandu qui peut rapidement faire des ravages en milieu scolaire.

      Marion 13 ans pour toujours est le témoignage d’une mère bouleversée par le suicide de sa fille entraîné par un harcèlement de plusieurs mois passé inaperçu jusqu’au passage à l’acte fatal. S’il s’agit de mettre en lumière une histoire vraie qui est récente (2013), le récit ne délivre que le point de vue parcellaire de Nora Fraisse, constitué d’éléments et informations obtenus à la suite d’une enquête personnelle. Plusieurs zones d’ombre persistent qui ne permettent toujours pas de comprendre à la famille ce qui s’est passé exactement, pour que Marion en classe de 5e soit poussée au suicide par ses camarades de collège. Certes, le témoignage de la mère ne manque pas de révéler plusieurs failles relatives à la gestion de l’affaire et peut-être même à l’enquête policière, mais il n’est pas tant question d’accuser ou montrer du doigt les responsables que de reconstituer les événements dans le but de rechercher la vérité. C’est une démarche toute humaine susceptible d’aider à faire le deuil à la manière de ces personnages durassiens qui eux aussi enquêtent inlassablement sur le passé pour se délivrer de souffrances de longue date qui pèsent sur leur vie.

Marion 13 ans pour toujours 1
Marion 13 ans pour toujours, mise en scène par Frédéric Andrau, Théâtre Les Déchargeurs, 2022 © Jérôme Dominé

      Si l’action de Marion 13 ans pour toujours suit un déroulement épique en retraçant la vie de la jeune fille, de la naissance à la mort, et en la prolongeant à travers des éléments d’enquête rassemblés, elle ne garde du récit initial que sa dimension narrative pour avoir condensé une longue durée d’histoire dans un spectacle d’une heure et quart. L’action dramatique proprement dite repose en effet sur des dialogues posthumes instaurés le plus souvent entre la fille morte et ses parents qui l’interrogent autant sur son acte que sur les circonstances qui l’y ont précipitée. Comme les auteurs du texte évitent soigneusement d’interpréter les faits pour présenter ce spectacle témoignage sous le signe de la plus grande objectivité possible, les scènes semblent plus juxtaposées selon les données disponibles qu’elles ne constituent une fiction rationalisée pour paraître parfaitement cohérentes dans un ensemble homogène. C’est ainsi que les parents obtiennent de leur fille les mêmes réponses laconiques qu’ils semblent avoir reçues de son vivant, ou que Marion se laisse aller à la lecture de sa bouleversante lettre d’adieu ou à celle des échanges retrouvés dans son téléphone. C’est dès lors aux spectateurs d’élaborer une interprétation personnelle et de tirer des faits racontés une « leçon » ou une « mise en garde » contre les méfaits du harcèlement. Ce parti pris élude dans le même temps la volonté de ternir le blason de l’institution scolaire en ne révélant que des témoignages personnels avérés qui laissent pourtout les spectateurs perplexes quant à la gestion de l’affaire. L’action ainsi construite, intégrant aussi bien des zones d’ombre que des non-dits, gagne en force et en authenticité.

      La scénographie présente un plateau nu, sans aucun décor particulier, si ce n’est un banc en bois placé au milieu de la scène. C’est sur ce banc que s’installe Nina Thiéblemont, dans le rôle de Marion, au son de joyeux cris d’enfants évoquant une cour de collège ; c’est aussi là que les deux comédiens qui incarnent les parents la rejoignent en entrant sur scène par le fond de la salle, du côté des vivants. La scène s’impose dès lors aux spectateurs comme un lieu magique capable de réunir les morts et les vivants, de par son statut d’« illusion comique », dans une étrange communion qui établit un dialogue impossible entre un passé irréversible et un présent douloureux. L’aspect dépouillé renforce l’intensité des propos poignants portés par les victimes sans toutefois s’acharner sur les coupables. Le téléphone portable qui représente le seul accessoire rappelle par ailleurs l’extension du harcèlement scolaire sur le domaine privé et par-là l’impossibilité de la victime d’échapper à ceux qui la persécutent avec une plus grande cruauté. Ces choix symboliques sont dramaturgiquement d’autant plus efficaces qu’il ne s’agit pas de produire un spectacle pittoresque dans le seul but d’émouvoir les spectateurs ou dans celui, le cas échéant, de rendre un simple hommage public à la jeune fille : l’émotion se mêle ici avec tendresse à la volonté de remuer les consciences pour les intéresser non seulement au cas particulier de Marion Fraisse, mais aussi à l’ampleur du phénomène et à l’urgence de réagir vite.

      Trois comédiens s’emparent de la création de plusieurs personnages : ceux de Marion et de ses parents, mais aussi des personnages épisodiques tels que le principal du collège, les professeurs de gym et de français ou le père d’un ancien camarade de classe. Nina Thiéblemont, tout d’abord, incarne la jeune fille morte avec attachement : sans pathos et sans grands gestes, elle lui prête une allure sereine tout en persuadant les spectateurs que Marion a retrouvé la paix dans la mort et qu’elle a réussi à pardonner, ce que laisse au reste entendre la teneur de sa lettre d’adieu adressée à ses camarades de classe. Cet apaisement émouvant fait ressortir la souffrance de Marion avec une plus grande force que ne l’auraient fait des cris ou des propos irascibles. Cette posture correspond au caractère supposé de la jeune fille qui paraît ainsi comme non conflictuelle : elle la montre en même temps dans une impuissance désarmante face à la férocité sadique de ceux qui l’agressaient au quotidien. Le contraste entre l’apaisement et cette violence évoquée sans hostilité est saisissant. Valérie Da Mota et Renaud Le Bas, dans le rôle des parents essentiellement, prolongent ensuite cet effet de contraste en adoptant le même type de postures équilibrées : ils ne versent ni dans le pathos ni dans la rancune, ils créent des personnages aussi bien tourmentés par la mort de leur fille qu’ouverts au dialogue et prêts à porter leur deuil avec une sublime hauteur d’âme.

      Marion 13 ans pour toujours est une création vibrante d’émotion qui évoque avec délicatesse une histoire poignante. Les auteurs et le metteur en scène ont opté pour la simplicité du dispositif scénographique afin de donner aux propos une résonance lisse d’autant plus efficace que des éléments manquants ne permettent pas de saisir tous les enjeux épiques et psychologiques qui ont conduit Marion au suicide. L’équilibre trouvé entre l’expression de la douleur ressentie par les parents et leur détermination de la partager pour alerter sur le harcèlement scolaire est tout à fait convaincant. C’est une réussite !

Théâtre Les Déchargeurs : Maîtres anciens

      Classique de la littérature mondiale, Maîtres anciens (Alte Meister : Komödie, 1985, Gallimard 1988) est un roman polémique de Thomas Bernhard qui s’en prend cette fois-ci au rapport à l’art ancien et à son impossible place au sein de la société considérée par l’auteur comme tombée dans une apathie abêtissante. Malgré toute la haine proférée contre l’hypocrisie de l’État et le conformisme des Viennois, le roman Maîtres anciens est aussi le cri d’un amour frustré pour les arts de tout genre. Gerold Schumann l’a nouvellement adapté pour le théâtre dans une mise en scène épurée en confiant l’interprétation de Reger à François Clavier. Dans la simplicité élégante de son dispositif scénique, cette mise en scène percutante, présentée aux Déchargeurs (>), fait ressortir le propos de Thomas Bernhard avec une efficacité déconcertante.

      Si le roman Maîtres anciens passe, sans retenue, au crible les travers les plus aigus de la société autrichienne dans le viseur de Thomas Bernhard, on ne peut que difficilement le qualifier de simple satire ou de farce politico-esthétique. Certains propos attaquent certes, avec une lucidité acérée, plusieurs clichés et comportements en s’appuyant sur des anecdotes tant soit peu dérisoires, mais le ressentiment tenace qui anime le personnage principal ne le conduit pas pour autant à une diatribe gratuite, ciselée juste pour amuser ou choquer grâce à des formules incisives employées avec une complaisance sournoise. Ces propos en apparence fielleux renferment en effet l’expression la plus profonde de son aspiration empêchée à une impossible grandeur de l’art, grandeur corrompue par les intérêts utilitaires de l’État : Reger se rend quotidiennement au Musée d’art ancien de Vienne pour regarder L’Homme à la barbe blanche du Tintoret et ce, sans parvenir à concilier sa fascination ineffable qu’exerce sur lui cette peinture et les enjeux socio-économiques qui entrent dans la production et la « consommation » des œuvres d’art.

Maîtres anciens
Maîtres anciens, adaptation et mise en scène par Gerold Schumann © Pascale Stih

      Le roman originel est divisé en deux parties : les souvenirs d’Atzbacher qui précèdent une rencontre imminente avec Reger et leur rencontre effective qui donne la parole à ce vieux critique de musique. Les adaptations pour le théâtre s’emparent de cette double situation en restaurant le dialogue entre les deux hommes. Gerold Schumann pense la sienne comme un récit rétrospectif qui rejoint la situation actuelle de Reger, retourné au Musée d’art ancien, à ceci près que François Clavier qui interprète ce personnage énigmatique se trouve seul en scène, face à la voix d’Atzbacher enregistrée pour se mêler aux propos de Reger. Cette voix, douée d’un pittoresque accent allemand, introduit un contrepoint opportun pour relancer Reger dans son récit épique tout en inscrivant celui-ci dans une situation proprement dramatique. Les interventions de François Clavier illustrent ensuite spectaculairement les rumeurs qui courent sur le compte de Reger, réputé à l’international pour ses critiques musicales publiées dans New York Times, mais inconnu pour autant à Vienne. Gerold Schumann instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le récit de cet homme replié sur lui-même, en proie à ses amères désillusions, et l’étrange voix d’Atzbacher qui transcende ce récit en le transformant en légende.

      Ces choix d’adaptation donnent par ailleurs du poids au discours tenu par Reger sur l’art, mais aussi à son histoire personnelle qui le nuance en infléchissant sa portée retentissante. La scénographie, très lumineuse, va pleinement dans ce sens en installant François Clavier, assis sur un banc rond blanc, au milieu de la scène entourée çà et là de panneaux blancs. Cette scénographie reproduit symboliquement une salle de musée en référence à la rencontre de Reger avec Atzbacher dans la salle Bordone, devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Ce parti pris renfonce le côté énigmatique en ne représentant précisément pas ce tableau, sans doute peu connu ou oublié par les spectateurs, pour les plonger dans une délicate incertitude qui stimule leur imagination autant que cette voix qui se substitue à la présence d’Atzbacher. Que l’attention de Reger soit en fin de compte accaparée par ce tableau ou un autre, pour peu qu’il s’agisse d’un maître ancien, ne change rien sur la teneur poignante de sa diatribe : la place du Tintoret semble au reste occupée pas les spectateurs, ce qui est d’autant plus troublant que Reger, désarçonné par la mort de sa femme, crie sa haine des hommes autant que son amour pour eux et son besoin vital de vivre parmi eux. Dans l’intimité de la petite salle du théâtre Les Déchargeurs, l’interprétation de François Clavier produit ainsi un double effet de sidération et fascination.

 

      Si Thomas Bernhard a intitulé son œuvre Alter Meister : Komödie, l’adaptation de Gerold Schumann et l’interprétation de François Clavier ne renvoient au comique qu’indirectement à travers quelques propos dont la cruauté provoque çà et là un léger rire grinçant, propos tels que ces attaques contre le tourisme de masse ou cet inépuisable dénigrement des Viennois. François Clavier crée son personnage en lui donnant un air assuré, mêlé de supériorité et de nonchalance : resté assis, les mains croisées posées sur les genoux, un œil parfois légèrement fermé, un parler fluide, le comédien adopte, sans nullement verser dans la caricature, une attitude désinvolte qui traduit une lassitude hautaine. Il manipule avec adresse les inflexions de sa voix, sa mimique et ses gestes pour innerver le discours de Reger de ces traits sarcastiques qui laissent en fin de compte découvrir un personnage sensible en proie à une émouvante crise existentielle. François Clavier crée en effet un personnage aussi bien bouleversé par la perte récente de la femme aimée que frustré par le trop-plein des œuvres des maîtres anciens, la vénération destructive de leur perfection écrasante et le détournement de leur valeur artistique à des fins politiciennes. Au cours de la représentation, le comédien fait ainsi évoluer l’attitude de Reger, attaché comme malgré lui à l’art qu’il semble détester, en laissant transparaître son désenchantement viscéral : il nous persuade alors brillamment que Reger est intimement convaincu de ses positions tranchées tout en aspirant douloureusement à recréer un lien vital avec l’insoutenable perfection des maîtres anciens voués à la corruption socio-politique entraînée par l’utilitarisme conformiste de l’État et de la bourgeoisie triomphante. C’est époustouflante !

      Si l’œuvre choc de Thomas Bernhard a autrefois défrayé la chronique, c’est qu’il malmène sans ambages les valeurs stériles de la société bourgeoise. Mais ses personnages sont loin d’être des monstres qui se complaisent dans une cruauté arbitraire : ils expriment avec fracas une profonde déchirure existentielle qui les affecte dans leur quête de l’absolu. Sous la houlette de Gerold Schumann, François Clavier est précisément parvenu à rendre palpable et palpitante la crise métaphysique que traverse  Reger dans Maîtres anciens.

Le théâtre Les Déchargeurs : Pédagogies de l’échec

      Le théâtre Les Déchargeurs remet à l’affiche Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur (>). C’est la première création de cette pièce qui revient à Pierre Notte depuis sa mise en voix, en 2014, par Catherine Hiegel et Brice Hillairet au Festival NAVA et la mise en scène d’Alain Timár donnée, en 2015, en coproduction, par le théâtre des Halles (Avignon) et Les Déchargeurs (>). Cette toute première création de Pédagogie de l’échec a conduit à la publication du texte aux éditions de l’Avant-scène théâtre (>).

Pédagogies de l'échec Pierre Notte

      Pédagogies de l’échec est une drôle de pièce aux confins du théâtre absurde, écrite avec verve dans une partition mixte pour deux rôles. Une cheffe et un assistant de direction se retrouvent dans un face-à-face burlesque qui dénonce de manière ubuesque un jeu de pouvoir usé, comme si les deux personnages laissaient tout d’un coup agir leurs pensées ou leur inconscient à un lieu professionnel qui les réunit tout en leur étant familier. Pierre Notte souligne en effet, en le développant démesurément, tout ce qui se passe en dehors du travail proprement dit : de petits incidents qui instaurent implicitement des rapports de force stéréotypés mais qui prennent ici des proportions considérables. Si l’action autorise un tel grossissement cocasse, c’est que les deux personnages sont campés dans un monde éclaté, dépeuplé et en ruines, pleinement imaginaire, présenté dans un « aparté commun » sous le sceau d’un fantasme fantaisiste : à la suite d’une catastrophe, peu importe sa nature, deux individus veulent continuer à travailler comme si de rien n’était ― à ceci près que cette bonne volonté les conduit curieusement à se laisser aller à un jeu cruel qui libère une tension palpitante.

      Pierre Notte imagine pour la mise en scène de sa pièce un univers géométrique, abstrait, épuré de et affranchi de toute pesanteur décorative superflue. Ce qui compte, c’est la puissance de la parole et du geste capables de suggérer avec adresse les méandres d’un lieu suspendu entre une réalité altérée et la fiction la plus déjantée. Si la scène n’est pas entièrement vide, elle ne comprend pour autant que deux objets de décor : une chaise, installée sur le devant de la scène et considérée par les deux personnages comme un fauteuil, et une commode basse deux tiroirs placée au fond. Des bandes rouges collées au sol et un éclairage spécifique délimitent un chemin dessiné autour de la scène avec un enfoncement diagonal coupé au milieu du carré ; les passages latéraux sont prolongés vers la salle de telle sorte qu’un rectangle sépare les comédiens installés autour de la chaise dès l’entrée des spectateurs. C’est dans cet espace étrange que la supérieure et l’assistant de direction se livrent à un harcèlement grotesque avec un air sérieux qui détone au regard de la vacuité des propos et des efforts fournis. Le vide relatif et sa géométrisation explicite traduisent matériellement cette vacuité pour dénoncer la vanité théâtrale de certaines catégories socio-professionnelles dominées par une volonté de puissance étriquée parce que fondée sur une position hiérarchique artificielle.

      Seuls les costumes servent de repères spatio-temporels à un spectateur déboussolé par cette scénographie poussée à une abstraction maximale. Ces costumes, de facture classique, les plongent amplement dans l’univers professionnel des cadres bourgeois tout en traduisant symboliquement leur appartenance sociale. La supérieure est vêtue, de manière élégante, d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc avec une veste de tailleur foncée mise par-dessus, alors que l’assistant porte un costume à carreaux gris clair et une chemise blanche, sans ceinture et sans cravate. Si la tenue de la première dégage une forte impression d’austérité, celle du second a l’air plus détendue. Mais ce n’est qu’un leurre parce que les rapports de force ont rapidement raison de telles apparences : la position hiérarchique plus élevée donne à la cheffe plus d’aisance dans ses agissements, alors que l’assistant fait preuve d’une constante gêne stimulée en plus par un besoin d’uriner empêché. Les costumes et la mise en place des clichés sur la domination féminine resituent ainsi l’action dans un monde plus concret tout en lui conférant en sourdine un étrange effet de réel.

      Les deux rôles sont défendus avec élégance par Caroline Marchetti et Franck Duarte. Malgré le caractère absurde de l’action, les comédiens adoptent des postures sérieuses comme pour sauver les apparences, ce qui contraste avec l’importance qu’ils accordent à certains faits insignifiants comme une tache jaune sur la chemise de l’assistant. Même quand ils se trouvent tous les deux sans pantalon, la supérieure en collants sexy et l’assistant en slip rouge, ou quand le ton monte au sujet d’un stylo ou d’un pot de figue, leurs mouvements et leurs gestes restent drôlement maîtrisés : certes, ils crient, mais en faisant attention à bien articuler les mots et à ne pas perdre le contrôle de soi. Ce jeu sur les apparences se manifeste de manière générale à travers des postures tendues et des mouvements légèrement affectés qui dénoncent théâtralement le côté artificiel du rapport professionnel et de l’existence personnelle réduite au travail dans le bureau. Caroline Marchetti et Franck Duarte déploient avec conviction leur talent dans cette création subversive de deux êtres humains enfermés dans un univers délétère.

      Pédagogies de l’échec présentée au théâtre Les Déchargeurs, conçue et mise en scène par Pierre Notte, séduit autant par son écriture incisive que par un jeu théâtral mordant auquel elle invite superbement les deux comédiens engagés dans les rôles de la supérieure et de l’assistant. C’est une création d’une grande qualité dramaturgique qui tient les spectateurs en haleine tout au long de la représentation grâce à une excellente performance de Caroline Marchetti et Franck Duarte parfaitement synchronisés.

Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur, Les Déchargeurs, 2021.

Pour accéder au dossier sur Pédagogies de l’échec présenté sur le site du théâtre Les Déchargeurs, suivre ce lien.

Théâtre Les Déchargeurs : Frantz

      Frantz est la première création de cinq jeunes comédiens réunis par Marc Granier autour d’un texte fragmenté conçu par le metteur en scène lui-même. Frantz n’est cependant pas une simple pièce bien faite portée sur scène, c’est au contraire un spectacle composite qui mêle finement le jeu de mime, le contage, le théâtre parlé et le bruitage. Il est donné, pendant tout le mois d’octobre, au théâtre Les Déchargeurs (>).

Frantz      À l’entrée des spectateurs dans la salle, les comédiens sont déjà installés sur le plateau dans un cadre singulier qui annonce d’emblée une aventure théâtrale non conventionnelle. Un comédien est assis sur un tabouret situé sur le devant de la scène côté cour. Un autre est couché au milieu, la face tournée au public, les mains pliées sous la tête. On remarque enfin trois comédiens debout, au fond, derrière une table en bois flanquée d’une étagère. Les deux meubles sont munis d’instruments divers et variés en évoquant un fourre-tout habituellement placé dans un grenier ou une cave. Le comédien couché au milieu de la scène est par ailleurs le seul à porter des habits qui le différencient des autres (un pantalon crème et une chemise bleu clair) : on se dit alors que ce sera bien lui Frantz. Les autres, hommes ou femmes, sont vêtus de mêmes chemises rouges et de mêmes pantalons noirs maintenus par des bretelles noires, un seul d’entre eux ayant mis par-dessus une veste orange en toile. Cette uniformité vestimentaire produit un curieux effet de distance, tandis qu’elle concentre l’attention sur celui qu’on prend pour Frantz. La scénographie ainsi soumise au regard voyeuriste des spectateurs entrant dans la salle a de quoi brouiller leurs repères du théâtre parlé. Elle les prépare en quelque sorte à une plongée originale dans un univers déjanté constitué de plusieurs types de langages ou de réseaux de signes. Le travail de déchiffrage et d’interprétation commence cependant dès ce moment-là dans la mesure où l’on s’interroge avec perplexité sur la signification de l’aménagement scénique et des choix vestimentaires.

   Si l’action scénique rassemble dans un spectacle unique le contage, le jeu de mime et le bruitage, mais aussi quelques rares passages de théâtre parlé, l’essentiel repose sur le fonctionnement synchronique des trois premiers éléments. Aussi le conteur qui occupe une position exposée sur le devant de la scène et qui sert de lien entre la salle et la scène se met-il à conter l’histoire de Frantz, pendant que le comédien qui l’incarne se lève pour mimer les faits évoqués et que les trois comédiens qui assurent les bruitages fabriqués de façon explicitement artificielle créent un fond sonore le plus souvent figuratif. Par exemple, le bruit des vagues qui déferlent les unes sur les autres est créé à l’aide du froissement d’un sac plastique, les cris de mouette sont le fruit d’une manipulation déformée de voix humaine. C’est de cette manière surprenante que se met en place une formidable aventure scénique qui sollicite tout au long de la représentation l’imagination des spectateurs amenés à construire eux-mêmes l’histoire de Frantz. Si le conteur représente une sorte de Charon, nocher des Enfers, suspendu entre la réalité matérielle de la salle et la fiction fantasmatique de la scène pour fournir des repères factuels à la compréhension de cette histoire, son rôle n’est pas de tout dire ni de tout expliquer : il indique par intermittence quelques dates et quelques faits essentiels de la vie de Frantz pour la laisser le plus souvent évoluer au rythme et aux sons suggestifs donnés par les trois bruiteurs.

      Quand le conteur cesse de conter ou de commenter, le spectacle ne tient plus qu’au jeu de mime et au bruitage en s’autonomisant par moments sur la scène qui se referme sur elle-même. C’est à ces moments-là plus ou moins importants que l’action scénique fait volontairement surgir des zones d’ombre dans l’histoire de Frantz tout en laissant les spectateurs interpréter des passages ainsi figurés. La dimension épique de cette histoire se voit donc régulièrement concurrencée et déconstruite par un jeu scénique accompagné de bruitages, comme si une tension instaurée entre le verbe qui revient et le mouvement qui se poursuit voulait dénoncer les défaillances du langage parlé, considéré comme inapte à saisir une vie humaine dans sa globalité. Le jeu de mime et les bruitages constituent en l’occurrence un nouveau mode d’expression composé de deux réseaux sémiotiques complémentaires, à ceci près que les sons produits à l’aide de simples outils ne correspondent pas aux réalités matérielles qu’ils suggèrent, et que le jeu de mime même est composé de gestes conventionnels tirés de la vie de tous jours. Le spectacle ainsi constitué dévoile sa propre artificialité fondamentale tout en s’imposant à l’attention des spectateurs dans sa nudité la plus pure.

      Ce qu’il en reste en fin de compte n’est que cette recherche épistémologique animée par la volonté de trouver un langage expressif susceptible de suggérer plus que d’asserter des vérités invérifiables, dès lors qu’il s’agit de reconstruire les émois d’une conscience troublée par des traumatismes d’enfance entraînés par la mort mystérieuse de la mère de Frantz et le rapport problématique avec son père. La vie banale de Frantz bascule en effet un mardi soir à la suite d’un appel et de ciseaux cassés, deux événements ordinaires présentés de manière dérisoire : c’est paradoxalement à ce moment-là que le « récit » scénique se met à progresser à travers des retours en arrière centrés sur des rencontres troublantes avec le père. Et ce récit ne s’achèvera que que lorsque certains torts ou certains non-dits ne seront en apparence éclaircis.

      Présenté au théâtre Les Déchargeurs, Frantz est une création remarquable qui fourmille d’idées ingénieuses et qui offre aux spectateurs une expérience théâtrale fondée sur la primauté donnée cette fois-ci à d’autres formes d’expression dramatique que la parole. La jeune compagnie dirigée par Marc Granier a réussi à monter un spectacle à la fois fantasmatique et poétique, mais aussi drôle, et ce, à travers des choix esthétiques pleinement signifiants à chaque instant de la représentation.

Frantz, mise en scène par Marc Granier, Théâtre Les Déchargeurs, 2021.