Théâtre Hébertot : Pauvre Bitos

Pauvre Bitos affiche      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes est une « pièce grinçante » de Jean Anouilh (1956) que l’on peut considérer comme une brillante farce noire : Thierry Harcourt lui redonne ses lettres de noblesse en la portant sur le plateau du Théâtre Hébertot dans une délectable mise en scène avec Maxime d’Aboville dans le rôle-titre (>).

      Si le « dîner de têtes » repose sur un déguisement partiel des convives invités à endosser un rôle selon un thème donné, dans Pauvre Bitos de Jean Anouilh les amis réunis, issus d’une bonne société provinciale, se présentent à la table de leur hôte avec la tête d’un grand personnage de la Révolution française, à l’exception notable d’André Bitos d’origine modeste entièrement vêtu d’habits confectionnés dans l’esprit du XVIIIe siècle. Le choix de la Révolution française et des personnages historiques n’est pas anodin dans la mesure où les rôles se confondent curieusement avec les caractères et les convictions des convives, outre que la période arrêtée permet de confronter un spectre extrêmement varié de figures emblématiques diversement opposées les unes aux autres sur un échiquier politique impitoyable et de les pousser par-là à s’affronter en apparence impunément selon les rôles respectifs. Il s’agit certes d’un jeu présenté comme plaisant, mais dès lors que le chef d’orchestre, avec une malice quasi sadique, attise les désaccords pour s’en donner à cœur joie, un spectacle empreint d’une cruauté fascinante se met en place tout en métamorphosant un dîner burlesque en une farce noire.

      Dans Pauvre Bitos Jean Anouilh exploite le procédé comique du « théâtre dans le théâtre » en renouvelant ses ressorts dramatiques, ce qui semble le conduire à fantasmer avec une lucidité subversive aussi bien sur la volonté de puissance de l’hôte Maxime que sur le plaisir pris à un cruel jeu ayant pour but de se payer la tête d’André Bitos abhorré de tous. Réunis par Maxime/Saint-Just, ils sont alors six contre un : en plus du malicieux chef d’orchestre, Vulturne/Mirabeau, Julien/Danton, Lila/Marie-Antoinette, Déchamp/Camille-Desmoulins et Victoire/Lucile-Desmoulins contre André Bitos invité à venir déguisé en Robespierre. Le choix de la figure controversée de Robespierre n’est pas le fruit du hasard dans la mesure où chaque « grande tête » retenue a une dent contre lui, que ce soit la Reine de France, le célèbre orateur révolutionnaire ou le journaliste et sa femme, tous envoyés par l’incorruptible sur l’échafaud et guillotinés, à l’exception du comte mort à la suite d’une maladie en 1791. Pour peu que les convives aient bien appris leur rôle, il ne faut pas plus que de donner un coup de pouce, une fois tous à table, pour que s’enclenchent un savoureux persiflage et un secret règlement de compte. Un léger coup de pouce tel qu’évoqué dans la préface d’Antigone, parce que le dîner risque à tout moment de dégénérer et d’avoir une suite tant soit peu tragique. C’est cet énorme potentiel grinçant qu’il s’agit de porter sur scène, ce dont Thierry Harcourt s’acquitte avec un extraordinaire sens du théâtre.

Pauvre Bitos, Théâtre Hébertot 2024 © Bernard Richebé

      L’action se trouve située dans un prétendu lieu de mémoire désaffecté prêt à être transformé en garage après le « dîner de têtes » organisé par Maxime/Saint-Just, comme si ce lieu aux pouvoirs de magie noire en disparaissant devait définitivement absorber toutes les rancunes remontant aussi bien dans l’enfance que dans la récente carrière de magistrat de Bitos. La scénographie le suggère à travers une profondeur amenée par des panneaux adossés au fond de la scène, si bien que la table recouverte d’une nappe de couleur crème et des chaises claires XVIIIe siècle, installées sur le devant de la scène, se détachent délicatement sur un fond sombre. Cet effet de clair-obscur aux accents énigmatiques donne un aspect formidable aux comédiens coiffés de perruques à la Louis XVI, habillés en tenue de gala contemporaine. Ces multiples effets de contraste, en plus des propos initiaux des personnages, ne cessent certes de rappeler aux spectateurs la dimension théâtrale du dîner diabolique, mais l’ambiance mystérieuse les plonge en même temps efficacement dans des situations ambiguës où la réalité se confond authentiquement avec le jeu tant pour les personnages que pour les spectateurs. Cette ambiguïté atteint le comble, à la suite d’un coup de feu visant Bitos, au deuxième acte transposé à l’aide d’une toile de fond dans la grande salle voutée de la Conciergerie. Le cruel persiflage punitif de Bitos, ce périlleux jeu avec le feu, s’envenime dès lors en s’empreignant de sadisme obstinément stimulé par Maxime.

      Le metteur en scène instaure un subtil équilibre entre un jeu sérieux et la dimension farcesque de l’action de la pièce. Ce qui accentue le sentiment de cruauté ce sont précisément des attitudes graves adoptées par les comédiens qui ne s’empêchent certes pas de plaisanter, de répondre avec ironie ou de persifler et cajoler André Bitos, mais qui ne basculent pas dans des postures caricaturales excessives propres à décrédibiliser leur authenticité scénique. Si l’action se présente comme farcesque, c’est n’est pas parce que les personnages soient bouffons et qu’ils versent volontairement dans le ridicule, mais parce que l’intrigue est fondée sur une tromperie et des quiproquos recherchés par Maxime, mais aussi parce que cette tromperie et ces quiproquos ambiguës se retournent fâcheusement contre ceux qui voulaient sanctionner Bitos (le principe de l’« arroseur arrosé ») sans que l’on sache vraiment quel est le personnage in fine berné. L’équilibre obtenu est extrêmement fin, et c’est grâce à cela que la mise en scène de Thierry Harcourt fonctionne impeccablement tout en intéressant les spectateurs au plaisir intellectualisé des personnages, plaisir pris à la volonté de nuire ouvertement assumée, moralement inavouable. Il est paradoxalement délectable de les observer, de pouvoir impunément se projeter dans leur double jeu excitant, d’en rire discrètement et d’en rester fasciné.

      Comme dit plus haut, les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une finesse remarquable : ils nous convainquent tous en nous montrant qu’ils interprètent des doubles rôles propres au théâtre dans le théâtre. Ils ne font pas toujours semblant que leurs personnages se coulent comme des comédiens professionnels dans les rôles de têtes historiques retenues pour le dîner. Le spectateur perçoit un petit décalage entre le personnage et son rôle historique, il y a un petit quelque chose qui le laisse comprendre que les personnages incarnent d’autres personnages. Par exemple, Maxime d’Aboville transmet quelque chose du caractère de Bitos à la création de Robespierre : l’identification entre l’un et l’autre n’est pas toujours totale, même si elle se produit effectivement à plusieurs reprises, ce qui permet non seulement de stimuler la curiosité des spectateurs, mais aussi de les conduire à s’interroger sur les limites de cet impressionnant double jeu. Nous saluons ainsi la capacité de tous les comédiens à entrer avec aisance dans leurs doubles rôles dont l’interprétation fait le bonheur du public.

      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes de Jean Anouilh, dans la mise en scène de Thierry Harcourt, est une excellente création qui séduit les spectateurs tant par sa dimension subversive qui questionne les limites de la malice humaine que par la justesse de son interprétation scénique. Que de délices !