Théâtre des Béliers Parisiens : Le Porteur d’histoire

      Le Porteur d’histoire d’Alexis Michalik a déjà fait preuve de ses qualités dramatiques depuis sa double création. La première version présentée au Festival d’Avignon en 2011 est le fruit d’une écriture de plateau. La mouture définitive de la pièce, retravaillée et enrichie, est donnée d’abord au Festival d’Avignon en juillet, puis au Théâtre 13 (>) en septembre 2012. Lauréat en 2014 de deux Molières (Meilleur auteur et Meilleure mise en scène), le même spectacle est toujours joué, depuis 2016, à guichets fermés au Théâtre des Béliers parisiens (>).

      Alexis Michalik a un incontestable sens du théâtre au regard du succès durable de ses pièces mises en scène par lui-même et souvent récompensées par plusieurs Molières : en plus du Porteur d’histoire, on peut voir Le Cercles des illusionnistes (2014) actuellement donné au théâtre Le Splendid, Edmond (2016) au Théâtre du Palais-Royal, Intra Muros (2017) au Théâtre de la Pépinière ou, nouvellement, Une histoire d’amour (2020) à La Scala. Il est rare de jouer en même temps plusieurs pièces d’un même auteur et qui sont, de plus, des premières créations remises à l’affiche depuis plusieurs années. La clé d’une telle réussite semble tenir non seulement à une ingénieuse écriture dramatique, mais aussi à la manière dont celle-ci est manipulée sur scène. Quoi qu’on en pense, les intrigues de toutes les pièces de Michalik sont construites de telle sorte qu’elles tiennent le spectateur en haleine du début jusqu’au dénouement grâce à des histoires aussi incroyables que fascinantes. Fondées sur une succession rapide de scènes qui mélangent les époques et les lieux différents, elles renferment quelque chose d’indicible qui opère une séduction grandissante.

      Tout tourne autour de la question de l’acte narrateur abordé et abondamment commenté dans Le Porteur d’histoire tout au long de l’action. À cet égard, on peut qualifier cette pièce de méta-narrative dans la mesure où elle démontre en direct le fonctionnement du récit mis en scène en en vérifiant l’effet tout d’abord sur les personnages, ensuite en miroir, dans la salle, sur les spectateurs ― tout aussi entraînés et absorbés que les premiers par la spirale des événements. L’action commence significativement par le discours de L’Homme qui s’interroge lui-même, comme il interroge le public, sur le sens du mot « histoire » et sur ce que c’est que « raconter une histoire ». S’il accorde une telle importance au fait de raconter, c’est qu’il s’agit d’un acte anthropologique fondamental pour toute l’humanité consciente d’elle-même et porteuse d’une mémoire collective transmise de génération en génération sous forme de récit, mémoire qui ne cesse d’élaborer et questionner l’identité des ethnies différentes. Car l’Histoire (du grec, enquête) n’est autre chose qu’un ensemble d’histoires particulières portées par les hommes qui mènent une enquête sur le passé pour comprendre leur rapport à la société. Que ces histoires particulières soient réelles, ou qu’elles relèvent de la fiction même comme celles de roman, elles semblent à l’origine du cours de la grande Histoire, ce qu’essaie de montrer Le Porteur d’histoire au travers d’un enchaînement aussi ingénieux qu’improbable de l’action déroulée sous l’emprise d’une légende orchestrée par Alexandre Dumas qui en est un des personnages principaux.

Alexis Michalik : L’origine de l’idée du Porteur d’histoire est partie de la visite d’un cimetière au cours de laquelle j’ai imaginé ce que quelqu’un aurait pu cacher dans une tombe abandonnée : un trésor ? des livres ? des carnets ? Je me suis imaginé me plonger dans ces carnets écrits par une femme au XIXe siècle, une sorte d’héroïne, d’aventurière. Dans une scène, on la verrait dans une calèche en train de discuter avec un homme qu’elle ne connaît pas, s’entretenant de la vie, du pouvoir du récit. À la fin de cette conversation, on comprendrait que l’homme est Alexandre Dumas. Je suis un grand fan de Dumas. Le Comte de Monte-Cristo a été un de mes livres de chevet et je voulais que ce livre irradie toute l’œuvre, que l’âme de Monte-Cristo soit dans Le Porteur d’Histoire. (Interview accordée à Classiques & Contemporains)

      Le choix de placer Le Porteur d’histoire sous le patronage d’Alexandre Dumas n’est cependant pas le fait du hasard. L’écrivain célèbre du xixe siècle est auteur de romans historiques lus avec intérêt par des générations de lecteurs jusqu’à aujourd’hui : ses romans mêlent subtilement des faits historiques à une action romanesque de telle sorte que la frontière entre la fiction et la réalité paraît impossible à démêler. Comme dans les romans de Dumas, les personnages et les spectateurs se demandent au cours de la représentation si ce qu’on leur raconte est de l’ordre de la réalité ou de l’ordre de la fiction. Les événements se voient imbriqués les uns aux autres avec une telle cohérence, et ce, malgré les déformations et les raccourcis entraînés par les besoins de la scène, que l’ensemble a l’air vraisemblable. Cette fausse impression de vraisemblance relève en l’occurrence du caractère fragmentaire de l’intrigue composée des fragments de récit qui promènent les spectateurs non seulement d’un lieu à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre, en s’appuyant sur plusieurs personnages historiques. Si l’action commence en 2001 à Mechta Layadat en Algérie, elle remontera de manière épisodique jusqu’à l’époque de Marie-Antoinette et de la duchesse de Polignac, celle de Clément VI (1348) et enfin celle de Sixte II (IIIe siècle) ; elle sera déplacée dans les Ardennes, en Avignon ou au Canada. Mais tout va si vite que le spectateur n’est pas à même de questionner la véracité de la fiction parce que constamment sollicité pour recomposer le puzzle des histoires qui n’arrêtent pas de se superposer sans jamais aller jusqu’au bout. À l’instar de Dumas donc, et comme le dit L’Homme ou Martin Martin, chaque fragment crée un suspens qui oblige les personnages et les spectateurs à réclamer la suite.

Alia. ― Ah non ! On veut savoir la suite. […]
L’Homme. ― Tout à l’heure vous étiez là à dire « on est très mauvais public, ça nous intéresse pas », maintenant vous êtes prête à me déchiqueter pour savoir la suite et ça, c’est la règle numéro un du feuilleton, tel que l’a inventé Dumas, le suspens de bas de page, qui vous fait acheter le journal du lendemain pour avoir le chapitre suivant ! Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Bragelonne… (Le Porteur d’histoire, scène 13)
 

      Au cœur de l’histoire portée par Martin, celle qui concentre toutes les ficelles, se trouve la légende d’Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville et de ses mystérieux carnets, découverts en 1988 par Martin creusant une tombe pour son père au fin fond des Ardennes. Ces carnets retracent les voyages censés être racontés par Adélaïde à un jeune homme de vingt qu’elle aurait rencontré dans une diligence en quittant le château de sa famille exterminée sous la Révolution, jeune homme qui n’est autre que le futur écrivain Alexandre Dumas. Ils doivent de plus mener à la source d’un gigantesque trésor soigneusement gardé et enfoui par la famille, trésor qui est à l’origine de la mystérieuse tribu des Lysistrates œuvrant pour la démocratie. C’est ainsi qu’en 1830, Jules de Polignac, un descendant de la duchesse de Polignac qui lui aurait appris l’existence de cet immense trésor perdu, aurait décidé l’invasion et l’occupation de l’Algérie qui ne s’est terminée qu’en 1962. C’est que les propos d’Alexandre Dumas au sujet d’Adélaïde de Saxe de Bourville partie à la recherche de son trésor ont été interceptés lors d’une fête donnée au Palais-Royal… Mais le hasard fera découvrir en 2008 que l’écriture d’un carnet d’Adélaïde gardée par Jeanne et celle d’Alexandre Dumas sont identiques ! Et pourtant la jeune fille diplômée de littérature ancienne retrouve la bibliothèque d’Adélaïde de Saxe de Bourville lorsqu’elle revient dans la maison familiale à Mechta Layadat. Rideau. Entre le pastiche de l’auteur du Comte de Monte-Cristo et l’existence de la bibliothèque plane ainsi un insoluble mystère : où se trouve la frontière entre la légende et l’histoire ? Et qu’en est-il de ces deux scènes de rencontre, scéniquement bien réelles, entre Alexandre Dumas et Adélaïde de Saxe de Bourville ? et de la scène où le jeune Delacroix peint celle-ci en Algérie ? et du trésor retrouvé par Martin sous un vieux chêne et qui revient à Alia, mère de Jeanne ? Une fiction historique bien agencée.

Le père. ― Vois-tu, il est de mon avis que chaque fiction cache un fait réel : l’Odyssée, l’Iliade, l’Énéide… Tous relatent des faits extraordinaires qui sont inspirés d’une réalité historique avérée. Eh bien, tous font mention des Lysistrates, de manière détournée, bien sûr, mais c’est pour moi la preuve de leur existence. (Le Porteur d’histoire, scène 36)

      Le dispositif scénique repose sur un nombre plus que limité d’accessoires. Le plateau serait quasiment nu si on ne voyait pas au fond un grand tableau noir à craie et un porte-vêtements placé à gauche de la scène. Quelques chaises et des costumes variés selon les époques représentées complètent cette scénographie minimaliste. Le reste est affaire d’éclairage, de fond sonore, de gestes et de mouvements des comédiens qui créent les espaces dramatiques évoqués grâce à leur seul jeu. Alia et Jeanne, lorsqu’elles reçoivent Martin dans leur maison à Mechta Layadat, n’ont pas besoin de tomates cerises ou de livres concrets pour faire comprendre au spectateur que Martin mange ou lit. Les trois personnages n’ont pas non plus besoin d’un avion pour montrer qu’ils le prennent : trois chaises, un fond sonore approprié et les gestes des comédiens qui inclinent le dos tout en tremblant suggèrent sans peine qu’ils s’envolent en direction d’Alger pour atterrir à Marseille, où ils sont reçus par un policier de la douane imitant drôlement l’accent marseillais. Aussi facilement que l’action traverse plusieurs lieux et plusieurs époques, aussi souplement les cinq comédiens ― deux femmes et trois hommes ― ne cessent de revêtir des costumes différents pour incarner une foule de personnages ordinaires et historiques.

      Ce Porteur d’histoire est une création savoureuse qui exploite à fond les possibilités du jeu scénique combiné à une action entraînante qui ne cesse d’intriguer à travers les coïncidences rendues parfaitement cohérentes. Si les personnages mettent en avant l’acte de raconter, Le Porteur d’histoire le théâtralise pour montrer sa puissance. Et la séduction amenée par le spectacle ne tarit pas même quand on le revoit plusieurs années plus tard !

Bande-annonce du Porteur d’histoire