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Théâtre de l’Odéon : Andromaque

      Andromaque est une nouvelle tragédie de Jean Racine mise en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon : après Britannicus donnée à la Comédie-Française et Iphigénie à l’Odéon, deux créations remarquables qui ont fait date, Stéphane Braunschweig séduit une nouvelle fois ses spectateurs grâce à sa subtile interprétation scénique de la partition racinienne qui résonne sous sa baguette avec une puissance extraordinaire (>).

      Il n’est point vrai que les tragédies de Racine soient démodées et qu’elles n’aient rien à nous dire : elles ne le semblent pas quand elles sont portées sur scène par Stéphane Braunschweig habile à explorer leur logique passionnelle en mariant intimement le mot et le geste. Les tragédies classiques représentent certes des destins exceptionnels liés aux malheurs, mésaventures ou tribulations des rois et des princes, mais les drames personnels de ces personnages hors du commun dont les choix ont une portée politique indéniable nous affectent tout d’abord par leur dimension humaine. Les enjeux politiques ne relèvent en quelque sort que d’un certain revêtement conventionnel qui conditionne ces drames en les complexifiant. Derrière la condition de la veuve d’Hector ou derrière celle de la fille de Ménélas se révèlent deux histoires intimes qui dépassent largement le politique pour mettre à nu les émois de ces femmes transies d’orgueil, d’angoisse et d’amour. Il s’agit dès lors de scruter le texte racinien, de descendre dans ses profondeurs troubles et de regarder le dessous des mots pour donner une juste résonance émotionnelle aux drames passionnels qui l’innervent.

      L’intrigue d’Andromaque repose curieusement sur le schéma de la comédie pastorale dans laquelle chaque personnage en aime un autre sans être aimé en retour : Oreste aime Hermione éperdument amoureuse de Pyrrhus qui n’a d’yeux que pour la belle Andromaque attachée sans compromis au souvenir de son mari Hector vaincu et tué par Achille, père de Pyrrhus, lors de la retentissante guerre de Troie. Cette intrigue proprement « comique » ne renferme pourtant rien de drôle parce que son enchaînement d’amours frustrés n’attend qu’un coup de pouce fatal pour basculer dans une catastrophe funeste entraînant la mort de plusieurs personnages. Le destin de Pyrrhus, et par-là celui d’Hermione, et par-là celui d’Oreste, dépend du parti pris d’Andromaque sollicitée par le fils d’Achille qui doit en réalité se marier avec la fille de Ménélas contrariée par une attente prolongée. La décision d’Andromaque, poussée malgré elle au mariage avec Pyrrhus pour sauver son fils, déclenche dès lors la colère vengeresse d’Hermione non seulement publiquement offensée au regard de sa condition, mais aussi fatalement blessée dans son amour-propre.

Andromaque, Théâtre de l’Odéon 2023 © Simon Gosselin

      Sans encombrer la scène par des décors superflus, Stéphane Braunschweig porte l’action d’Andromaque sur un plateau dépouillé en laissant découverts les murs noirs de la cage de scène. Une surface d’eau cramoisie, presque violette, en contraste avec ce noir glaçant, évoque avec une simplicité saisissante le sang dans lequel se résout le drame passionnel des quatre personnages dont la mort et la folie semblent suspendues durant cet ultime règlement de comptes. Si une table et trois chaises blanches comblent tant soit peu le vide vertigineux de cette scénographie minimaliste, sans doute pour donner un certain appui à l’ambassade d’Oreste auprès de Pyrrhus, elles disparaissent à la fin du deuxième acte, au moment où les contraintes politiques perdent leur pouvoir sur les personnages, et où ceux-ci donnent libre cours aux passions qui les submergent tout en les détruisant. L’eau écrasée çà et là par un coup de pied rejaillit en guise de ces éclats de colère que les mots ne disent pas tout à fait mais que la tension montante renfermée dans les postures laisse entendre à travers des mouvements et des regards subtilement signifiants.

      La tension dialectique de la mise en scène de Stéphane Braunschweig tient à une éclosion élégante de passions violentes qui fermentent dans l’esprit et le cœur des quatre personnages principaux en proie à des souffrances prolongées. Le metteur en scène met en œuvre une action scénique focalisée de façon dynamique sur l’incertitude avec laquelle réagissent ces quatre personnages oscillant avec usure entre l’extrême bonheur et l’immense malheur : plus l’action chemine vers une catastrophe inévitable et plus les émotions s’exacerbent, plus les postures décèlent, derrière une apparente maîtrise de soi, une profonde crise passionnelle au bord de l’explosion, crise passionnelle qui semble malgré tout contenue in extremis. Les écarts flagrants de cette contenance gênée restent ponctuels, de sorte que le spectateur est amené à s’attendre à tout moment à assister à un accès de violence et par-là à un déchaînement destructeur. Chacun des personnages connaît ce bref moment de crise qui le fait littéralement tomber sur les genoux avant qu’il ne se relève pour retrouver sa dignité. Un cruel jeu fondé sur de frappants paraîtres de façade débouche ainsi progressivement sur un cinquième acte sanglant, dans lequel Hermione et Oreste en particulier finissent par sombrer spectaculairement dans la déraison devant une paroi réfléchissante dont ils ne supportent pas le reflet.

      Chloé Réjon crée une Hermione pétrie d’amour et de haine, une Hermione fébrile dont le cœur bouillonne d’orgueil et de désespoir, ce que la comédienne montre en lui donnant un subtil air de noblesse sapé par une désillusion croissante consécutive au rejet de Pyrrhus. Celui-ci, d’une allure quelque peu balourde, incarné avec vigueur par Alexandre Pallu, fait preuve de sang-froid à ces quelques moments près où l’amour qui le consume le fait plier comme un roseau lorsqu’il se trouve en présence d’Andromaque, qu’il verse dans la colère ou dans la supplication. Andromaque, créée avec une grande sensibilité par Bénédicte Cérutti, se coule parfaitement dans le rôle de la veuve éplorée d’Hector et inquiète pour le sort de son fils réclamé par les Grecs : si elle parvient tant bien que mal à rester digne de sa condition face à Pyrrhus et Hermione, elle ne manque pas de donner libre cours à son excès d’émotion. Bénédicte Cérutti a trouvé un élégant juste milieu dans sa création d’Andromaque pour nous émouvoir. Oreste, incarné avec conviction par Pierric Plathier, nous frappe en particulier par le contraste entre la lucidité du personnage dans l’analyse des émotions et sa chute finale dans la folie. Du côté des confidents, toujours intéressés au sort de leurs maîtres, ne serait-ce qu’à travers une gestuelle et une mimique délicates qui traduisent cet intérêt, nous retrouvons Clémentine Vignais, Jean-Philippe Vidal, Boutaïna El Fekkak et Jean-Baptiste Anoumon.

      Stéphane Braunschweig, dans sa relecture moderne d’Andromaque donnée au Théâtre de l’Odéon, nous convainc une fois de plus de son immense sens du théâtre de Racine : sans chercher à le déformer et à l’actualiser sauvagement, il le porte sur scène avec une grande délicatesse pour nous le faire apprécier dans sa pureté tragique.

Théâtre de l’Odéon : Le Ciel de Nantes

      Le Ciel de Nantes est une création originale de Christophe Honoré réputé tant pour ses films que pour ses mises en scène saisissantes. Dans cette nouvelle création attendue à l’Odéon (>) depuis plus d’un an, il se met à nu en se laissant aller au récit d’une réalisation cinématographique empêchée qui met en scène l’histoire de la famille de sa mère : il transpose cette histoire au théâtre à l’aide d’une écriture paradoxale tout en nous renvoyant en sourdine à une formule éprouvée dans certaines œuvres autobiographiques de Marguerite Duras et de Jean-Luc Lagarce. Mais Christophe Honoré actualise ce type d’écriture dramatique en l’enrichissant par un subtil discours métalittéraire et en l’infléchissant par des choix de mise en scène qui nous ramènent dans l’univers de ses propres questionnements.

      Le Ciel de Nantes fait partie de ces pièces fondées sur les mécanismes dramatiques du récit de vie, à ceci près que celui de Christophe Honoré prend pour point de départ, mais aussi pour mot de clôture, l’échec de le réaliser pour le grand écran. Il naît ainsi, sous sa plume, un récit de vie fragmenté et composite, qui confronte douloureusement deux vivants et plusieurs morts, réunis dans une salle de cinéma abandonnée pour assister à la projection de quelques essais préparés en amont par le personnage de Christophe. Cette réunion, purement imaginaire, donne l’amorce à l’action en amenant tous les personnages tant à évoquer leurs souvenirs qu’à dire leurs chagrins et régler parfois leurs comptes. Christophe Honoré met en œuvre la fresque d’une famille déchirée par des rancunes et des conflits restés non résolus en raison de l’éloignement forcé de certains de ses membres, mais surtout à cause de la mort prématurée de plusieurs d’entre eux, définitivement disparus à la suite de maladies ou de suicides. S’il ne s’agit pas de tourner un « documentaire » sur la famille de la mère, le théâtre, sans doute plus que le cinéma, permet de montrer cette déchirure ouverte comme une plaie toujours saignante dans la mémoire de Christophe et ce, sans figer les personnages dans des rôles fermés : à la continuité épique, linéaire ou rétrospective, propre au cinéma, se substituent ici des situations pleinement dramatiques qui intègrent en même temps plusieurs récits de vie afin d’éprouver la conscience de ceux qui les écoutent.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Mais les rencontres entre les vivants et les morts ne sont en fin de compte que des souvenirs parcellaires de Christophe, ce que soulignent, à plusieurs reprises, les personnages confrontés à leur propre représentation dans le film non (encore) réalisé. Plongés dans des situations quasi pirandelliennes, ils se mettent à discuter des choix possibles de Christophe pour infléchir l’image qu’ils pourraient laisser d’eux-mêmes, comme ils se montrent soucieux de la véracité et de la pertinence de faits racontés ; d’autres, encore, luttent pour avoir le droit de faire partie du film ou de la pièce de théâtre déroulée, mais aussi et surtout celui d’appartenir à cette famille fracturée par des souffrances et accidents de vie, apparemment insurmontables pour certains. Ils ont l’air de se bousculer dans la tête du réalisateur confronté aussi bien à son échec de se raconter à travers un film qu’à une douleur désenchantée qui le hante finalement plus parce que ses morts lui manquent que parce qu’ils ne parviennent pas à former une famille harmonieuse pour entrer dans son histoire. Christophe Honoré explore ainsi « spectaculairement », et avec acuité, le rapport à ses souvenirs qui lui échappent et à leur impossible représentation objective ordonnée. Et c’est précisément ce rapport frustré d’un être humain à sa mémoire qui nous affecte profondément.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Au premier abord, la scène campe les personnages dans une salle de cinéma représentée avec une touche hyperréaliste. Plusieurs rangées de fauteuils orange vintage se trouvent disposées des deux côtés en laissant au milieu une ruelle qui s’élargit en descendant vers le devant de la scène. Deux portes à double battant décentrées à jardin délimitent cet espace au fond, ensemble avec trois murs à motif marron foncé ; enfin, un haut mur se dresse au-dessus de l’entrée pour accueillir un écran de cinéma, descendu plusieurs fois pour permettre de diffuser des projections enregistrées ou des retransmissions en direct : le déjeuner dans l’appartement de la grand-mère à Vanves, ou les scènes situées aux toilettes et sur l’escalier d’entrée. Christophe Honoré n’introduit pas simplement des éléments pittoresques en référence à l’action, il ouvre aussi un espace hyperréaliste fermé à d’autres horizons spatio/temporels, ce qui permet aux personnages de commenter les séquences filmées ou de souffler quand la tension monte trop haut. Ces séquences filmées, en particulier, tendent enfin un miroir de vérité à l’action déroulée sur scène, comme si elles devaient vérifier la véracité des témoignages et transcender par-là une action imaginaire en l’authentifiant. Cet effet est par ailleurs très puissant au moment où les personnages présents au déjeuner de Vanves finissent par apparaître derrière l’écran et retourner sur scène.

 

      Ces choix scénographiques et dramaturgiques confèrent un effet de vérité aux rencontres impossibles entre les vivants et les morts, et c’est un véritable coup de maître parce que, malgré les rappels récurrents des personnages à leur état de morts, l’action déroulée sur scène ne cesse de nous frapper par des tableaux percutants mis en œuvre. Si la vérité scénique galvanise inlassablement la fiction dramatique, Christophe Honoré renforce le rapport énigmatique entre ces deux instances en introduisant d’autres éléments qui accentuent et théâtralisent l’artificialité de l’action : certes, le rôle de la mère créé par un homme (Julien Honoré), mais surtout des micros avec fil et des chansons chorégraphiées, qui, à leur tour, produisent un effet de décalage saisissant pour nous rappeler insidieusement que tout n’est qu’une fiction arrangée par le metteur en scène, incarné en l’occurrence par son double à travers le personnage de Christophe interprété par Youssouf Abi-Ayad. S’il ne semble pas y avoir de règle dans l’utilisation des micros, les comédiens s’en servent cependant chaque fois que les personnages se racontent et donnent un éclairage sur leur vie, ce qui imprègne leurs témoignages d’une force scénique retentissante : les récits bouleversants de la grand-mère (Marlène Saldana) et de l’attachante tante Claudie (Chiara Mastroianni), ceux de Christophe et de l’oncle (Jean-Charles Clichet), mais aussi ceux des deux « parias » — le grand-père banni (Harrison Arévalo) et Roger (Stéphane Roger) — gagnent en efficacité tout en émouvant fortement les spectateurs. Ce faisant, les comédiens brisent çà et là le quatrième mur en adressant, sur le devant de la scène, certains récits aussi bien aux spectateurs qu’aux personnages, ce qui augmente l’ambiguïté fictive de l’action. Enfin, les chansons chorégraphiées — Spacer de Sheila, Au Ciel reprise des Chansons d’Amour ou la réécriture de L’Équipe à Jojo de Joe Dassin, en particulier — créent des moments poétiques exaltants.

      Le Ciel de Nantes de Christophe Honoré est une création époustouflante ; elle est si riche qu’il est difficile et même impossible de tout dire d’elle, notamment quand il s’agit d’évoquer l’émotion qu’elle peut produire chez les spectateurs grâce à l’excellent jeu de tous les comédiens, parfaitement soudés malgré les différences qui opposent les personnages. Il vaut ainsi mieux aller la re/vivre au théâtre de l’Odéon …

Théâtre de l’Odéon : La Cerisaie

      Metteur en scène portugais, dramaturge renommé et nouveau directeur du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues a inauguré sa 75e édition, celle de 2021, avec une nouvelle création de La Cerisaie de Tchekhov. Contrairement à sa pratique, il s’empare d’un texte existant dont il n’est pas auteur pour en proposer une relecture personnelle. C’est Isabelle Huppert qui apparaît dans le rôle de Lioubov qu’elle incarne avec une sensibilité éblouissante tout en poussant les limites de l’art dramatique à un étonnant degré de perfection. Partie en tournée, cette Cerisaie est actuellement jouée à l’Odéon- Théâtre de l’Europe (>).

      La Cerisaie ne cesse d’intriguer depuis sa création moscovite par Stanislavski et Dantchenko (1904), ne serait-ce qu’à cause de l’opposition des deux metteurs en scène et de l’auteur quant à la tonalité à donner à l’action scénique. Si Tchekhov conçoit, sans hésiter, sa pièce comme une « comédie en quatre actes », les thèmes abordés tendent rapidement à des lectures plus « sérieuses », empreintes de mélancolie et de désenchantement tout romantiques : la perte d’une propriété ancestrale et sa liquidation entamée au cours du IVe acte, la cérémonie des adieux, les vies et les amours manqués, l’effondrement et la dislocation de l’ancien ordre social, la montée en puissance de la spéculation et de l’argent qui favorisent la réussite de « moujiks », tout cela infléchit l’interprétation de La Cerisaie pour en faire ressortir avec nostalgie la disparition d’une société harmonieuse consacrée par l’habitude. L’insouciance et la vie à crédit de Lioubov, son attachement à l’amusement, son caractère aventurier, sa facilité à rebondir, exercent, d’autre part, une indéniable séduction pour ce personnage énigmatique dont les grands gestes pleins de noblesse nous charment infiniment plus que l’esprit de travail d’un arriviste inculte de la trempe de Lopakhine. Et pourtant, les propos innervés de ton mordant ne cessent de dénoncer en sourdine un immobilisme dérisoire sur lequel se reposent tendancieusement les personnages les plus séduisants de la pièce.

La Cerisaie
La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Tiago Rodrigues, quant à lui, n’inscrit pas sa mise en scène de La Cerisaie dans une tradition comique qui tende à la dérision. Ce n’est pas que les comédiens ne se laissent pas aller à une certaine légèreté qui se dégage de leurs propos et de leurs mouvements souples : leurs personnages semblent vivre très à l’aise, renfermés dans un univers délicatement enjoué, coupés de la réalité matérielle du monde environnant qui finit par les rattraper sans les surprendre. Mais leur propension à la légèreté, à la nonchalance, à l’étourderie, ne se communique paradoxalement pas aux spectateurs : Tiago Rodrigues a réussi à la tenir cloîtrée sur scène malgré un espace laissé grand ouvert et malgré plusieurs effractions ambiguës faites au quatrième mur. Les personnages de sa Cerisaie demeurent ainsi confinés dans un entre-soi pétillant, pétri de boutades à répétition et de petites histoires personnelles vécues collectivement. C’est leur déni de la réalité matérielle, incessamment rappelée par l’instinct mercantile de Lopakhine, qui les isole ainsi des spectateurs dans cet entre-soi confortable pour instaurer une atmosphère tendue aux confins de tragique. Tiago Rodrigues peut à juste titre parler de Lioubov comme d’« une héroïne tragique dans un drame comique » : Isabelle Huppert, quant à elle, a su lui donner cette saveur et cette attirance étourdissantes qui entraînent jovialement les autres vers une « catastrophe » que sa Lioubov surmonte avec aplomb.

      La scénographie de La Cerisaie de Tiago Rodrigues frappe par le décalage avec lequel elle dessine l’espace scénique d’une action censée se dérouler à l’intérieur d’une maison ancienne dans trois actes sur quatre. Elle met en effet en œuvre un grand espace ouvert, rempli de plusieurs rangs de chaises en fils de pêche, disposées symétriquement au début de l’action, et de quelques constructions métalliques à branches sur lesquelles sont suspendus différents lustres en cristal, constructions mobiles dont l’une sert de base à deux musiciens, un pianiste et un guitariste. En brouillant amplement les pistes d’un ancrage réaliste dans une Russie fin de siècle, cette scénographie « étrange » situe l’action dans un univers hautement théâtral qui déréalise certains actes en décalage avec les propos des personnages, que ce soit le discours de Léonid tenu sur l’armoire curieusement absente de scène ou qu’il s’agisse d’Ania qui lit assise sur une chaise du fond, alors qu’elle est censée dormir dans une chambre d’à côté. Tout semble être un effet d’illusion ou de rêve, comme la vie de ces personnages suspendue, le temps des trois premiers actes, dans un cadre spatio-temporel renfermé sur lui-même. La scène débarrassée de tout et éclairée par une lumière claire au cours du dernier acte nous convainc, en revanche, que la cérémonie des adieux, plongée dans une ambiance épurée, libère les personnages du poids de leur passé en brisant les chaînes qui les attachaient insidieusement à la Cerisaie. La dimension onirique des trois premiers actes contraste ainsi spectaculairement avec l’esprit de lucidité du dernier.

      La mise en scène de Tiago Rodrigue montre les personnages doublement enfermés dans un entre-soi à la fois rassurant et déroutant grâce à une série de paradoxes scéniques qui interrogent la perception de leur rapport à la réalité. Si ce n’est pas le seul espace ouvert vers le monde qui les tient prisonniers de leurs fantasmes et de leurs aspirations frustrées, ils semblent solitaires malgré une présence collective sur scène. Évoluant dans un univers subverti par un effet de déréalisation, les comédiens brisent à plusieurs reprises le quatrième mur à travers des adresses dirigées vers la salle, tandis que leurs personnages sont censés s’adresser à ceux qui généralement n’écoutent pas tout à fait faute de répondre sur le sens des propos. Epikhodov, quand il présente ses bottes, ou Douniacha, quand elle évoque son amour pour lui, donnent l’impression de vouloir établir un contact oculaire avec la salle, comme s’ils ne trouvaient plus d’interlocuteur sur scène. Cet effet prend tout son sens au moment où Varia parle de la Cerisaie face aux spectateurs, comme si elle regardait le verger dans une sorte d’ébahissement rêveur. Léonid adopte la même posture lors de ses discours qui ennuient rageusement la compagnie, comme s’il cherchait dans le public un destinataire fantasmagorique plus réceptif. Ces gestes inattendus nous soulignent finement la profonde solitude intérieure de ces personnages livrés au désœuvrement et à la rêverie. Les paradoxes qu’ils engendrent ensemble avec les choix dramaturgiques les rapprochent des spectateurs dans la salle à travers un curieux effet de distanciation.

La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Plusieurs autres choix renforcent cet effet tout en infléchissant la signification de La Cerisaie de Tiago Rodrigues. Lopakhine, au début de l’action, parle sans ambages aux spectateurs de la pièce de Tchekhov, comme si ce geste métathéâtral repoussait d’abord celle-ci dans un univers de contes pour adultes, geste qu’il reproduit au tournant du troisième et du quatrième acte en remarquant que l’action pourrait s’arrêter là. Si Lopakhine intervient de la sorte, c’est sans doute parce qu’il l’ouvre en évoquant le retour de Lioubov, mais aussi parce qu’il la termine en accompagnant symboliquement la famille au moment de partir. Il paraît de plus comme le personnage le plus lucide qui vit en phase avec son temps sans comprendre l’enlisement des autres dans une insouciance aristocratique hors du temps. C’est bien lui qui introduit dans l’action l’écoulement d’un temps historique à travers le progrès que représente son ascension sociale couronnée par la liquidation du passé liée à la démolition de la maison et à l’abattement du verger dès le quatrième acte. Les trois premiers multiplient ainsi des éléments qui plongent l’existence de la famille dans une ambiance  onirique, à commencer par des lumières tamisées. Cet effet est renforcé par l’introduction de plusieurs morceaux musicaux dont certains sont relevées de chorégraphies délirantes, comme cette danse énigmatique lors de laquelle les comédiens se meuvent sur scène avec des foulards portés sur leurs visages. Tout concourt à conférer à l’action des trois premiers actes une dimension quasi fantastique qui nous subjugue par intermittence tout en nous transportant dans un temps suspendu. À travers son double geste métathéâtral qui tend à transformer l’action de La Cerisaie en mythe, Lopakhine donne ainsi l’impression qu’il veut accaparer toute l’histoire de la pièce non pas tant pour mettre en valeur la sienne que pour l’inscrire dans la grande Histoire.

      La Cerisaie dans la mise en scène de Tiago Rodrigues est une création remarquable à tout point de vue. Les comédiens créent des personnages individualisés, dont certains sont bien hauts en couleur. Ils nous persuadent tous avec aisance de la valeur universelle de cette dernière pièce de Tchekhov présentée en l’occurrence dans une scénographie décalée qui gomme toute référence réaliste pour en faire ressortir l’intemporalité propre aux contes et aux mythes. Tiago Rodrigues a réussi à mettre en œuvre une action scénique qui nous surprend avec délicatesse par son originalité pour interroger spectaculairement notre attachement à un idéalisme passéiste.

Théâtre de l’Odéon : La Seconde Surprise de l’amour

      Alain Françon revient à l’Odéon, aux Ateliers Berthier (>), avec une mise en scène éblouissante de La Seconde Surprise de l’amour, une délicieuse comédie de Marivaux brodée avec une justesse toujours saisissante. Il réserve le rôle de la Marquise à Giorgia Scalliet, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, qui l’illumine d’un jeu à la fois sensible et brillant, parfaitement synchronisé avec les autres comédiens, tous excellents.

      Destinée à la Comédie-Française, La Seconde Surprise de l’amour (1727) est la troisième comédie de Marivaux historiquement inscrite au répertoire de la maison de Molière qui consacre ainsi son talent de grand auteur. Elle fait pendant à La Surprise de l’amour donnée en 1722 à la Comédie-Italienne sans en être une simple réécriture améliorée. La situation sentimentale des deux comédies est loin d’être la même. Si les personnages de la première Surprise se refusent à l’amour, c’est par dépit, c’est parce qu’ils ont été violemment trahis et qu’ils veulent se murer avec fracas dans une solitude tant soit peu grotesque. Ceux de la Seconde Surprise sont davantage endeuillés à cause de la disparition de leur partenaire qu’ils ne cessent d’idolâtrer : la Marquise a perdu un mari bien-aimé, alors que le Chevalier regrette une « amante » retirée dans un couvent. Eux aussi prennent la résolution de ne plus aimer pour ne pas souffrir à l’avenir, mais aussi pour rester fidèles à la mémoire de ceux qu’ils ont chéris. La tonalité de cette Seconde Surprise de l’amour est ainsi différente : elle est empreinte d’une dimension mélancolique et d’une certaine douceur chagrine, sans pour autant basculer dans un sentimentalisme éploré. Son action est en effet innervée de propos et attitudes qui montrent les personnages dans des situations embarrassantes propices au rire. Alain Françon a réussi dans sa mise en scène à allier l’émotion et l’humour en douant les personnages d’une profondeur humaine qui va droit au cœur des spectateurs.

      En situant l’action à la campagne, selon l’indication de Marivaux, la scène représente un grand jardin imaginaire qui relie la maison de la Marquise côté cour à celle du Chevalier côté jardin. Les façades arrière, réalisées de manière schématique, avec une ou deux ouvertures en relief, et précédées chacune d’un perron, se font face pour converger symboliquement vers un bassin placé au milieu de la scène, substitut de fontaine, haut lieu topique des rencontres amoureuses de la littérature érotico-galante. À une parfaite symétrie se substitue dans le même temps une légère variation d’éléments géométriques employés, comme pour faire un discret clin d’œil à l’esthétique rococo amenée à déconstruire une austérité classique.

La Seconde Surprise de l'amour
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      C’est en fin de compte une magnifique toile de fond végétale, peinte par le scénographe Jacques Gabel, qui transporte les spectateurs dans l’univers pittoresque d’un locus amoenus : une forêt touffue, dont l’exubérance, mise en valeur par un dessin en pastel à contours flous, semble renvoyer aux méandres obscures et impénétrables des sentiments dont sont animés les personnages de Marivaux. Même si leurs trajectoires sentimentales sont soumises sans ambages à la logique des passions, l’amour qui les pousse l’un vers l’autre reste un mystère gracieux, ce je ne sais quoi qui introduit la surprise ou le hasard dans le rationalisme classique. Une scénographie bucolique mêle subtilement, comme en miroir, les lignes droites des décors à la profusion d’un fond forestier sauvage, dont se dégage une mélancolie rêveuse tout en invitant à un pèlerinage galant à l’île de Cythère.

      Alain Françon invente une action scénique minutieuse fondée sur la précision du geste placé chaque fois avec goût, même dans des scènes au cours desquelles la Marquise se laisse aller à une certaine négligence sensuelle ponctuée par de petits rires plaisants. Son entrée au son d’une musique énigmatique donne d’emblée le ton à son aventure galante qui la met aux prises avec sa propre sensibilité : elle traverse le jardin en disparaissant pour le retraverser un instant après, comme en quête d’une sérénité perdue qu’elle ne retrouvera qu’au dénouement dans les bras du Chevalier, dont elle cherche désespérément une amitié rassurante. Les comédiens introduisent ainsi dans l’action scénique des mouvements et des gestes qui lui confèrent une dynamique subtile pour stimuler l’attention des spectateurs. Ils entrent en scène avec une lettre, un grand sac sur le dos, des chaises pliantes apportées pour une lecture, une pile de livres entassés jusqu’au menton, des cartons de livres qui glissent entre les mains, ou avec une grande fleur pour chasser les insectes. Ces quelques accessoires occupent innocemment les personnages en train de se chercher, de se faire la cour, de se disputer ou de s’expliquer sur ce qu’ils ressentent. Tout en créant ce mouvement scénique en sourdine, les comédiens mettent l’accent sur une analyse sentimentale par une diction soignée qui introduit dans le déroulement de l’action dramatique une nouvelle variation au regard des dispositions émotionnelles changeantes de leurs personnages.

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La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      L’action dramatique s’ouvre sur un échange vif entre Lisette et la Marquise que sa suivante taquine pour l’inciter à prendre soin d’elle. Suzanne de Baecque donne à Lisette un air détendu et innocent en soulignant plaisamment son franc-parler à travers des regards ébahis, des gestes spontanés, parfois légèrement saccadés, et un parler fort et lent, marqué par l’accentuation prononcée de certains mots bien choisis. Tous les actes de Lisette semblent ainsi motivés par une bonté profonde qui échappe à la ruse et au raffinement galant du beau monde : elle offre par exemple la main de la Marquise au Chevalier avec un air de naïveté dévoué, comme si une telle démarche allait de soi ou comme si cela devait être son devoir. Lubin, valet du Chevalier, représente son double qui répond bien drôlement à cette naïveté truculente : Thomas Blanchard qui l’incarne avec finesse adopte lui aussi une posture détendue, libre dans ses gestes et ses regards expressifs, mis en valeur par une diction fondée sur l’ouverture et l’allongement de certaines voyelles. Les deux comédiens forment ainsi un duo complice qui contraste gaiement avec les préoccupations sentimentales et mondaines des maîtres.

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La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      Rodolphe Congé, dans le rôle d’Hortensius, crée un personnage de pédant, non sans un certain charme parce que pédant sans excès, à l’exception notable de la brouille sur Sénèque, quand il s’emporte spectaculairement contre les propos cavaliers du Chevalier. Alexandre Ruby, dans le rôle du Comte, se distingue  par un air mondain modéré, obtenu grâce à la sérénité de son paraître plein de chic. Le Chevalier de Pierre-François Garel paraît grave et sombre, avec une tendance manifeste à se laisser aller à des accès d’une jalousie inquiète feutrée : son jeu subtilement nerveux traduit amplement un amour naissant, en ébullition, stimulé par des malentendus piquants cautionnés maladroitement par les valets alertes.

      Giorgia Scalliet, enfin, attire les regards de tous sur la création sensible d’une Marquise en proie aux contradictions de son cœur : elle séduit les spectateurs par une aisance badine, par une noblesse décontractée, par la finesse avec laquelle elle fait vivre le moindre geste de son personnage, qu’il s’agisse de sa diction nuancée ou de son maintien raffiné. La mélancolie nonchalante de sa Marquise est empreinte d’une certaine douceur éveillée et coquette qui en fait une amoureuse pétillante, lucide sur ses sentiments mais inquiète pour sa réputation. C’est sans doute le plus beau rôle de Giorgia Scalliet par l’émotion qu’elle parvient à susciter chez les spectateurs, mais aussi par la perfection avec laquelle elle donne vie à la Marquise : c’est d’une élégance exaltante, à couper le souffle !

      Avec cette magnifique création de La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, Alain Françon s’impose comme le maître incontesté de la scène contemporaine : on voit rarement les comédiens dirigés avec une excellence aussi émouvante, pour sortir du théâtre avec le sentiment d’avoir assisté à quelque d’aussi beau.

Odéon : La Ménagerie de verre

      Après plusieurs annulations ou reports, La Ménagerie de verre mise en scène par Ivo van Hove au théâtre de l’Odéon pour le début mars 2020 a été remise à l’affiche le 25 mai 2021 (>). On retrouve dans le rôle de la mère la merveilleuse Isabelle Huppert pour laquelle ce rôle est une véritable fête.

      La Ménagerie de verre (The Glass Menagerie, 1944), qui est une des premières pièces de Tennessee Williams, est déjà un de ses chefs-d’œuvre. Pour cette pièce intime présentée par le personnage du fils comme un souvenir, le dramaturge américain débutant s’inspire de la situation de sa propre famille tout en redessinant des relations complexes entre Amanda et ses deux enfants, Tom et Laura. Chaque personnage vit enfermé dans un univers sublimé qu’il protège à sa manière : Laura, infirme et en manque de confiance chronique, chérit une collection de bibelots en verre ; Tom rêve d’une vie d’aventure en passant des soirées entières à regarder des films au cinéma ; Amanda, quant à elle, vit accrochée à l’âge d’or de sa jeunesse passée. C’est de cet arrière-plan familial que se dégage discrètement toute une problématique sociale liée autant au désir d’une ascension pour les uns qu’à la déception ou au désœuvrement pour d’autres. Si Amanda souhaite une réussite professionnelle pour ses enfants tous les deux en échec tout en essayant de stimuler leurs ambitions éteintes, seul le fils travaille, sans état d’âme, dans une usine pour pourvoir aux besoins de la famille délaissée par le père parti en voyage et disparu depuis sans autre trace qu’une carte postale laconique envoyée du Mexique. En plus d’un triple drame humain façonné avec une rare finesse, l’action se déroule ainsi sur le fond des tensions sociales qui affectent les classes moyennes des années 30 gagnées par l’espérance illusoire d’une vie meilleure. Le dramaturge ordonne le déroulement de l’action en le pensant avec une telle précision psychologique que la moindre erreur de mise en scène risque de la déséquilibrer et de la rendre lourde. Pour réussir à monter une pièce de Tennessee Williams, et d’autant plus La Ménagerie de verre qui se joue dans l’intimité la plus étroite de trois personnages, tout travail de création scénique exige la même précision dans son interprétation. Pour ne pas basculer dans un mélodrame boulevardier, aucun droit à la négligence ou à la précipitation n’est accordé à celui qui s’y hasarde. Ivo van Hove met ainsi avec pertinence l’accent sur le caractère « intérieur » de la pièce tout en l’inscrivant dans une scénographie singulière. L’attention qu’il sait porter au moindre détail était dans son cas une promesse de réussite. Et le célèbre metteur en scène flamand ne déçoit pas : il est parvenu à créer, grâce à sa rigueur, une mise en scène empreinte d’une remarquable poésie scénique qui convainc le spectateur de sa justesse.

« Avec La Ménagerie de verre, j’ai découvert un monde sans héroïsme visible, habité par des personnages fragiles, là où Un Tramway nommé Désir présente un monde brutal. Les Wingfield sont pleins de doutes, de cicatrices, de secrets. Chacun des trois se retire dans son propre monde. »
Ivo van Hove, La Ménagerie de verre, Théâtre de l’Odéon, 2021
 

      Comme l’indique le texte, la scène représente l’appartement d’Amanda et de ses enfants. Seule la cuisine située dans un renfoncement côté jardin, délimitée par un plateau bar, se démarque du reste : c’est un espace presque exclusivement occupé par Amanda, rares étant les moments où d’autres personnages y pénètrent comme le fait Tom lors d’une violente dispute au début de l’action. Une sorte de coin chambre côté cour semble symboliquement réservé à Laura : on y remarque quelques coussins, une couverture, un tourne-disque et un espace de rangement fait dans le mur pour la ménagerie de verre. Tom ne dispose curieusement d’aucun endroit intime, et c’est également lui qui sort le plus souvent par l’escalier d’incendie du milieu, ce qui semble préfigurer son désir d’émancipation et sa fuite finale. L’escalier d’incendie qui sert d’entrée dans l’appartement et une fenêtre placée à côté suggèrent vaguement un extérieur prometteur d’une vie meilleure. Le devant de la scène, enfin, représente occasionnellement une terrasse où les personnages sortent pour discuter ou rêver au clair de lune. La hauteur a par ailleurs été considérablement réduite pour accentuer l’intimité de l’appartement, si bien que le spectateur a l’impression d’avoir sous les yeux une sorte de cage oblongue. Une telle impression est renforcée par le fait que le sol et les murs sont entièrement recouverts d’un tissu fourrure marron aux esquisses superposées du visage obsédant du mari et père disparu. Si cette scénographie étonnante devient pleinement révélatrice de la vie intime des personnages, elle s’impose surtout comme une réminiscence figurative de la mémoire de Tom, composée des éléments les plus significatifs susceptibles de constituer une fresque-souvenir. Ivo van Hove répond par-là à la volonté du dramaturge exprimée par Tom dans son monologue du début de l’action : offrir au spectateur « la vérité affublée du masque plaisant de l’illusion ». Ce monologue initial, accompagné d’un tour de magie, opère en même temps un retournement esthétique pour introduire le spectateur dans une réalité théâtrale présentée pour ce qu’elle est : un récit-rétrospectif, ce qui permet de faire passer la fiction pour une vérité extériorisée sur scène. C’est Antoine Reinartz dans le rôle de Tom qui sert ici de passeur.

« L’action n’est qu’un souvenir et n’a par conséquent rien de réel. La mémoire se permet beaucoup de licences ; elle omet certains détails et en exagère d’autres suivant le caractère plus ou moins sentimental des souvenirs, ce qui est naturel puisqu’elle a son siège dans notre cœur. L’intérieur de l’appartement est donc sombre et poétique. »
Tennessee Williams, La Ménagerie de verre, I, 1, didascalie initiale.
 

      Les comédiens transcendent l’espace de jeu en le transformant en un cocon protecteur baigné d’illusions malgré la misère de la famille évoquée dans de nombreuses répliques. Ils ont su lui insuffler, sous les yeux ébahis d’un spectateur touché, une chaleur humaine suggérée d’abord avec ambiguïté par le marron du tissu fourrure. La poésie de plusieurs scènes, entérinée par un éclairage tamisé et une bande musicale de fond, l’imprègne de cette impression d’un bonheur évanescent que l’on sait qu’il ne pourra pas durer une fois la pièce terminée et ce, du moment que Tom révèle à Jim invité pour être présenté à Laura qu’il compte partir, quitte à laisser sa mère et sa sœur sans ressources. Cette belle scène où Amanda, réconciliée avec son fils et confiante en ses capacités, l’incite à faire un vœu au clair de lune s’empreint a posteriori d’une émouvante ironie tragique : bras dessus, bras dessous, Amanda et Tom, assis sur le devant de la scène, ont les yeux rivés sur le fond de la salle, d’où vient la lumière, dans une complicité touchante.

AMANDA, sanglotant. — C’est l’excès de dévouement qui a fait de moi une… une sorcière. Quand je pense que je me rends insupportable à mes propres enfants.
TOM. — Non, pas du tout.
AMANDA. — Je me tracasse tant, je ne dors pas, et cela me rend nerveuse.
TOM, avec douceur. — Je comprends.
AMANDA. — Voilà des années que je suis seule à lutter. Mais tu es mon bras droit, mon chevalier servant. Ne tombe pas, je t’en prie, ne faillis pas à ta tâche.
TOM, avec douceur. — Je fais de mon mieux, maman.
AMANDA, débordante d’enthousiasme. — Toute peine trouve sa récompense. Tu réussiras, j’en suis sûre ! (Cette perspective optimiste lui coupe le souffle.) Mais voyons, tu… tu es un garçon plein de talent. D’ailleurs mes deux enfants sont des natures exceptionnelles.
Tennessee Williams, La Ménagerie de verre, I, 4.
 

      Le moment particulièrement intense représente le tête-à-tête entre Jim et Laura passé à la bougie à cause d’une coupure d’électricité intervenue à la suite d’une facture non payée par Tom : la pénombre mêlée au doux crépitement de gouttes de pluie retenues dans des pots disposés sur le sol suscite une émotion élevée lors de ces quelques instants exquis vécus par Laura décomplexée par les propos de Jim. Justine Bachelet a su donner à Laura l’allure d’une jeune fille fragile grâce à la coloration grave de sa voix et ses gestes timides, alors que Cyril Guei crée, à travers son personnage, un excellent cliché qui correspond à la représentation stéréotypée d’un jeune américain issu du milieu ouvrier mais confiant en son avenir : ses yeux brillants, sa voix posée et sa posture assurée donnent à ce Jim de Cyril Guei un indéniable charme qui attire les jeunes filles. Les ombres entraînées par les corps des deux comédiens ainsi que des reflets venant des figurines de verre subliment ainsi les confidences des deux personnages dans une acmé pittoresque imprégnée d’une profonde tristesse. La révélation précédente des fiançailles de Jim avec une certaine Betty rend cependant le bonheur de Laura quelque peu amer tout en alertant le spectateur sur son caractère cruellement illusoire à travers toute la splendeur figurative de cette scène qu’on espère voir durer sans fin.

Isabelle Huppert, dans La Ménagerie de verre, Odéon 2021.
Isabelle Huppert, dans La Ménagerie de verre, Théâtre de l’Odéon, 2021.

      Isabelle Huppert, quant à elle, crée une mère douée d’une énergie infernale relevée d’un remarquable sens de la repartie : son débit rapide, sa voix pénétrante et ses gestes à la fois souples et maîtrisés l’imposent comme un habile chef de famille qui tient le ménage. Son Amanda persuade qu’elle domine Tom et Laura non seulement à travers la teneur de ses répliques, mais surtout grâce à une sorte de surprésence omnipotente de la comédienne. Son excellente interprétation de la mère naît enfin de cette impression que l’on ne parvient pas à savoir si les manipulations d’Amanda sont pleinement conscientes ou si elles font simplement partie du tempérament extroverti de la mère : un délicieux doute persiste qui ne permet de trancher à aucun moment du spectacle. Isabelle Huppert donne le meilleur de son talent dans la création de son personnage pour tenir en haleine le spectateur enchanté tout au long de la représentation.

      La Ménagerie de verre d’Ivo van Hove s’est fait attendre pendant de longs mois pour être enfin littéralement offerte aux spectateurs, comme par magie, à l’occasion de la réouverture des théâtres : la qualité de la mise en scène et l’excellence de tous les comédiens ont ainsi ménagé une émotion intense augmentée par le plaisir de retrouver les salles.