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Théâtre de la Huchette : La Tempête

Huchette_ La Tempête affiche      La Tempête est l’une des dernières pièces de Shakespeare : Emmanuel Besnault l’a adaptée pour la petite scène du Théâtre de la Huchette (>) en en donnant une version musicale féerique, ingénieusement ajustée pour trois comédiens dont deux apparaissent dans plusieurs rôles. Avec cette version de La Tempête, l’audacieux metteur en scène nous convainc que Shakespeare peut être joué absolument partout.

      Comme Molière, Shakespeare compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués et les plus lus au monde malgré le temps écoulé qui nous sépare de son époque. Le monde élisabéthain fracturé représenté dans ses pièces de façon imagée ne cesse d’exercer sur nous un attrait irrésistible. L’énigmatique Tempête, quant à elle, mêle en outre plusieurs univers a priori peu compatibles entre eux pour délivrer aux spectateurs un message peu clair, si ce n’est d’abord pour chercher à les renfermer tous dans sa facture éminemment baroque fondée sur le mélange des registres. Quelques toponymes italiens et maghrébins — roi de Naples, duc de Milan, Alger et roi de Tunis — sont en effet simplement propulsés dans un univers merveilleux empreint de magie et truffé d’esprits, de dieux de la mythologie romaine, de monstres et de personnages truculents, tandis que les personnages principaux tendent à se présenter comme des humains à part entière. Une telle rencontre bigarrée semble favorisée par la situation géographique imaginaire d’une action déroulée sur une île déserte habitée par Prospéro et sa fille Miranda, pour les humains, et Ariel et Caliban, pour les personnages merveilleux. Que peut-on tirer de cette curieuse disposition dramaturgique ?

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans son adaptation pensée sur mesure pour le théâtre de la Huchette et pour les trois comédiens qui s’en emparent avec aisance, Emmanuel Besnault est amené à faire des coupes dans le texte shakespearien qu’il reprend en recentrant l’action sur l’histoire du duc de Milan déchu et de sa fabuleuse aventure entreprise pour récupérer le duché que lui a usurpé son frère. Le jeune metteur en scène retranche ces grandes scènes dramaturgiquement moins utiles où apparaissent les adversaires de Prospéro retenus sur l’île à l’aide d’une tempête déclenchée par Ariel à sa propre demande. Il garde en revanche l’intrigue amoureuse fondée sur la rencontre entre Miranda, fille de Prospéro, et Ferdinand, fils du roi de Naples séparé de l’équipage, et l’épisode grotesque du monstre Caliban. Réduite à l’essentiel, la trame épique de la reprise du duché de Milan reste enrichie par des scènes galantes et cocasses qui préservent la facture et l’esprit baroques du théâtre shakespearien. Les choix de découpage et de mise en scène d’Emmanuel Besnault instaurent dès lors une délicate tension entre les trois tonalités pour offrir aux spectateurs une version condensée de la Tempête qui, sans être somptueuse, demeure bien shakespearienne.

      L’action de cette Tempête, qui n’est en aucun cas un simple abrégé de la pièce intégrale, est campée dans une scénographie en trompe-l’œil qui nous transporte dans un univers baroque féerique. Deux grands panneaux bois dressés sur les deux côtés de la scène, convergeant vers le fond pour déboucher sur un grand carré blanc, renferment avec une subtile ambiguïté un double espace : la coque d’un bateau, sans aucun doute en référence au naufrage évoqué dans des récits de Prospéro et à son aventure épique, et les parois d’une grotte que ce duc magicien occupe sur son île déserte. La disposition des deux panneaux crée dans le même temps un effet de profondeur et d’ouverture de la scène vers les spectateurs, comme si le chemin de Prospéro était symboliquement tracé pour l’amener à retrouver les humains, à quitter son île et reprendre son duché, ce qui se remarque spectaculairement lors de sa grande tirade adressée aux spectateurs pris pour les naufragés honnis enfin pardonnés. Si un grand drap froissé représente d’abord des vagues qui engloutissent le navire du roi de Naples, il se transforme aussitôt en terre battue de l’île déserte avant de disparaître à ce moment où Prospéro renonce aux sorcelleries. Les tenues de Prospéro et de Ferdinand qui nous rappellent la Renaissance italienne, la robe légère de Miranda qui ressemble à celle d’une îlienne de pays chauds, mais aussi ces costumes et masques symboliques portés par l’esprit Ariel, le monstre Caliban et le marin ivrogne, entraînent et renforcent, à leur tour, l’impression de féerie. La magie semble omniprésente, inscrite aussi bien dans l’action proprement dite que dans la scénographie qui la soutient.

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans un espace de jeu exigu, Emmanuel Besnault parvient à imaginer une action dynamique qui ménage d’heureux effets de surprise et intègre même de brefs morceaux chantés. La scène d’ouverture pose d’emblée le ton en montrant le spectaculaire naufrage d’un petit bateau ballotté dans des draps-vagues, pour donner ensuite lieu à une rencontre énigmatique entre Prospéro assis les jambes croisées et Ariel se mouvant derrière lui dans une semi-obscurité toute mystérieuse, puis à celle entre Prospéro et Miranda s’entretenant avec un plus grand réalisme dans une tonalité de confidence. L’apparition farouche du monstre Caliban incarné par Ethan Oliel introduit dans l’action un savoureux jeu grotesque, avant que le jeune comédien ne réapparaisse sur scène dans un costume de galant pour séduire Miranda tombant littéralement sous son charme dans un coup de foudre réciproque. Une action dramatique riche en rebondissements et en apparitions gagne ainsi, dans cette version condensée de La Tempête, d’autant plus en efficacité et en énergie que les seuls propos de Prospéro suppléent aisément aux scènes enlevées et que les scènes retenues produisent un effet d’accélération dans la variation de tonalités. Jérôme Pradon, dans le rôle du duc, Marion Préïté, dans ceux de Miranda, Ariel et Stephano, et Ethan Oliel, dans ceux de Ferdinand et Caliban, créent avec une légèreté virevoltante des personnages aussi hauts en couleur pour certains qu’expressifs et palpitants ou émouvants pour d’autres.

      Si Emmanuel Besnault nous a enchantés avec sa création de Fantasio au Théâtre Lucernaire, sa Tempête donnée cette fois-ci au Théâtre de la Huchette en fait autant tout en nous persuadant de l’indéniable talent de ce metteur en scène entouré d’excellents comédiens. Son nouveau spectacle relève avec féerie le défi de jouer du Shakespeare dans une adaptation captivante pour trois comédiens sur une aussi petite (et célèbre) scène parisienne qu’est la Huchette.

Théâtre de la Huchette : Le Montespan

      À l’origine un roman historique de Jean Teulé lauréat de plusieurs prix littéraires, Le Montespan est une adaptation théâtrale de Salomé Villiers, mise en scène par Étienne Launay au théâtre de la Huchette (>) juché au cœur du Quartier latin. Cette création haute en couleur retrace, avec autant d’humour que d’élégance, le parcours d’un marquis fantasque cocufié par Louis XIV.

      L’histoire de France est une inépuisable source de sujets qui stimulent notre imaginaire historique ; le règne et la personne de Louis XIV ne cessent, d’autant plus, de nous fasciner tant par ses succès éclatants que par des anecdotes scandaleuses qui l’ont accompagné du berceau à la tombe. Si la vie mouvementée de ses nombreuses favorites a déjà fait couler beaucoup d’encre, la tendance d’aujourd’hui est de donner la parole à ces personnages restés dans l’ombre de la cour de Versailles et d’alimenter ainsi l’épopée louis-quatorzienne. Grâce au roman de Jean Teulé et son adaptation pour le théâtre, le Marquis de Montespan sort de cette ombre pour se livrer à nous dans un récit de vie rocambolesque porté sur scène par trois comédiens verveux.

Le Montespan
Le Montespan, Théâtre de la Huchette, 2022 © Philippe Escalier et Photo Lot

      L’adaptation du Montespan mêle avec finesse le dramatique et l’épique en inscrivant les scènes emblématiques retenues dans un temps historique : Le Montespan fait ainsi partie de ces créations fondées sur le récit de vie d’un personnage historique — secondaire, peu connu ou totalement oublié — entré en contact avec des hommes et des femmes célèbres. Celui de Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, Marquis de Montespan et d’Antin (1640-1961), est parsemé d’aventures succulentes qui allient la curiosité et l’extravagance à l’émotion, à commencer par sa rencontre romanesque avec la future maîtresse de Louis XIV à la suite d’un duel fatal à son frère qui devait lui-même se marier avec elle. Leur mariage d’amour est cependant contrarié tant par les problèmes financiers du jeune Marquis et ses entreprises militaires manquées que par le goût du Roi pour sa belle épouse. Un récit de vie aux allures de cape et d’épée, mais qui tourne à la désillusion pour celui qui est si amoureux de sa femme qu’il a du culot de braver Louis XIV et d’essayer de l’arracher du lit royal.

      La scénographie situe l’action à l’époque du Roi-Soleil tout en convoquant plusieurs éléments inspirés des codes dramatiques du XVIIe siècle. Une toile de fond, qui représente un palais à volonté (re)utilisé autrefois comme un décor pour la tragédie, fait d’emblée un clin d’œil historique au théâtre du XVIIe siècle, ensemble avec ces quelques bandes sonores tirées de compositions de Lully. Les beaux costumes imaginés par Virginie H reproduisent, quant à eux, le cliché des habitudes vestimentaires de l’époque tout en mettant l’accent sur certains enjeux narratifs de l’action : si le Marquis de Montespan finit, par exemple, par se revêtir d’une culotte typique et d’une élégante tunique à manches en dentelle, tout en noir, pour célébrer les funérailles de son amour, la Marquise porte une jolie robe décolletée pour mettre en valeur les attraits de sa beauté mythique. Les visages des deux comédiens qui incarnent les deux personnages principaux, comme celui de Michaël Hirsch qui crée une foule de personnages épisodiques, sont par ailleurs maquillés en blanc. Quelques éléments de décor, une grosse corne ou une perruque suspendue derrière la toile de fond, complètent enfin cette scénographie pittoresque qui détourne délicatement les stéréotypes de l’univers théâtral du XVIIe siècle.

 

      Trois excellents comédiens — Simon Larvaron, Salomé Villiers et Michaël Hirsch — créent des personnages truculents. Simon Larvaron incarne le malheureux Marquis avec ce charme irrésistible qui inspire la sympathie pour son personnage maltraité par les caprices du destin : sa noble prestance, son assurance et sa voix grave lui donnent un air passionné, relevé par cette juste mesure qui nous convainc de l’authenticité fracassante de l’amour du Marquis pour la belle Athénaïs. Sa posture et son regard renferment quelque chose d’inquiet qui nuance les scènes burlesques par un fond d’humanité. Salomé Villiers, dans le rôle, entre autres, de la Marquise de Montespan, s’en empare avec aisance en créant aussi bien une épouse dévouée à son mari qu’une favorite flattée par la faveur du Roi qu’elle cherche à se conserver. Michaël Hirsch incarne avec légèreté plusieurs personnages secondaires, masculins comme féminins, pour relier les scènes qui se succèdent avec un rythme endiablé : à l’aide de quelques traits saillants et gestes stéréotypés, il interprète la servante Larivière, un prêtre, la Marquise de Montausier ou même le père du Marquis de Montespan venu persuader son fils de profiter du cocuage.

Le Montespan
Le Montespan, Théâtre de la Huchette, 2022 © Fabienne Rappeneau

      Malgré l’émotion qu’entraînent plusieurs situations touchant le sort du Marquis, l’action du Montespan n’est pas celle d’une pièce trempée dans un romantisme échevelé qui nous pousse à verser des larmes. Elle mêle au contraire l’émotion à des scènes cocasses et produit par-là un subtil décalage qui transforme le récit de vie du Marquis de Montespan en une aventure aussi romanesque que théâtrale. Les situations dramatiques, reliées par de courts moments narratifs assurés par tous les personnages se passant le relais, intègrent des gestes et des propos burlesques. Le ton est donné dès le début quand un bouffon introduit sur scène le Marquis entré par le fond de la salle, puis la future Marquise qui emprunte le même chemin. Si la nuit de noces réjouit grâce à des propos grivois farcesques, si la soirée chez la Marquise de Montausier renvoie au salon de Célimène, celle passée au théâtre de Molière à l’occasion d’un Amphitryon ou l’apparition du Roi derrière la toile de fond entraînent de délicieux moments de mise en abîme. Le Montespan plonge ainsi les spectateurs dans un univers hautement théâtral pour les intéresser au destin du plus célèbre cocu de France avec autant d’élan épique que de gausserie piquante.

      Au théâtre de la Huchette, Le Montespan fait partie de ces créations raffinées qui nous affectent tout en nous réjouissant à travers un récit de vie poignant. Ce spectacle réussi joue avec les codes dramatiques du XVIIe siècle pour nous embarquer dans une aventure scénique savoureuse.

Théâtre de la Huchette : Contes de Ionesco

      Avec une touche personnelle, Émilie Chevrillon adapte pour le théâtre les contes écrits par Ionesco pour sa propre fille Marie-France : donnée au Théâtre de la Huchette (>), la création de ces contes divertit par des scènes cocasses dans lesquelles on reconnaît avec plaisir l’auteur de la Cantatrice chauve.

Affiche-Contes-Ionesco      Si Ionesco est devenu célèbre pour l’invention du théâtre de l’absurde, ses écrits en prose, peu nombreux en réalité, restent moins connus. Entre autres, il est auteur de Contes pour enfants de moins de trois ans qui comprennent quatre récits où il se positionne dans le rôle du père et où il s’adresse à sa propre fille ; le cinquième que l’on découvre dans la création originale d’Émilie Chevrillon est inédit. Il ne s’agit pas pour autant de contes de fées avec des personnages merveilleux traditionnels : si les quatre contes de Ionesco se distinguent par un cadre réaliste, l’action subit de telles déformations ou distorsions humoristiques qu’ils relèvent de la veine des écrits de dérision. Ionesco leur donne délibérément une tonalité burlesque en forçant certains actes jusqu’à l’absurde ou en imaginant un voyage étrange en avion sur la lune et sur le soleil à la manière du voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac raconté dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et celle du Soleil. Ionesco tend ainsi un miroir déformant à la réalité appréhendée à travers les yeux de sa fille, réalité dont les contours sont bouleversés par une part d’irrationalité et de grossissement propre à l’univers ingénu des enfants.

— Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Les Contes de Ionesco ?
— Émilie Chevrillon : « C’est le Théâtre de Poche-Montparnasse qui m’a demandé de monter ces “Contes” de Ionesco, pour l’ouverture du théâtre en 2013 par Philippe Tesson. Je ne les connaissais pas ! Entourée de mon équipe de choc habituelle, nous avons dû monter le spectacle très rapidement, et sans moyens, ou presque… Je crois que c’est ce qui donne le sel de cette mise en scène : on a fait du théâtre en conjuguant nos imaginations, en utilisant le procédé du détournement d’objet, un scénographie simple et efficace, en cherchant à restituer, par la musique et le jeu, des sensations de l’enfance… et l’humour ionescquien a fait le reste ! »
 

      La scénographie de la mise en scène d’Émilie Chevrillon se coule dans la tradition minimaliste du plateau vide qui donne la primauté au jeu des comédiens : déplacée au gré des contes qui se succèdent les uns après les autres, une simple porte colorée constitue tout le décor pour apparaître dans la dernière séquence sous une forme miniaturisée. Si sa coloration représente d’emblée une entrée symbolique dans l’univers enfantin de Josette, mais aussi dans celui du costume bariolé d’Arlequin issu de la tradition de la commedia dell’arte, il ne lui est pas aisé de la franchir pour entrer dans la chambre de ses parents : son franchissement par la petite fille signifie en même temps l’envahissement progressif du monde des adultes par des histoires cocasses qu’elle raconte ou réclame avec insistance. Laissée d’abord au pied de cette porte fermée, en compagnie d’une gouvernante anglaise, une certaine Jacqueline, Josette ne parvient à la franchir que par étapes au prix de plusieurs arlequinades, obligée de rejouer tous les dimanches matins la même scène pour réveiller son père fatigué par le travail et les sorties. Si la répétition parodique est une indéniable source de rire, elle traduit en même temps une résistance farouche et angoissante du père aux appels de l’inépuisable Josette. Celui-ci ne semble véritablement céder que dans le dernier conte où il emmène sa fille visiter les monuments de Paris : la porte miniaturisée souligne ainsi spectaculairement que les frontières entre le père et la fille, mais aussi entre l’univers rationnel des adultes et celui des enfants, sont tombées.

— Qu’est-ce qui vous a inspirée dans vos choix dramaturgiques ?
— « Une même situation est vécue de façon différente par l’enfant et par l’adulte. C’est tout de suite ce qui m’a interpelée en lisant ces contes : on a le point de vue du Papa, de Josette (la petite fille), et de Jacqueline (la femme de ménage). Je me suis souvenue de cette sensation de l’enfance que représente la porte de la chambre des parents quand elle est fermée… tout un mystère… Donc cette porte a été le pivot et l’articulation de la mise en scène. »
 

      Émilie Chevrillon met en œuvre une action scénique haute en couleur en occupant les trois personnages des contes (Josette, le père et Jacqueline) par des actes qui lui confèrent une tonalité pleinement enjouée. A certains propos absurdes et à certains faits de l’histoire détournés se mêlent ainsi des mouvements et des gestes comiques qui les relèvent par le jeu souple des deux comédiens en suscitant aisément le rire des spectateurs. Tout est en effet prétexte à la dérision, à commencer par ce travestissement symbolique du père en gouvernante anglaise, mis en œuvre par un simple accent qui contraste drôlement avec la figure redevenue père grâce à la prise d’une pipe. Quelques accessoires, tels qu’un téléphone, un sac de couchage ou des dessins de monuments parisiens, amènent facilement les personnages à s’interroger sur leur nature, dès lors que le père apprend à Josette que le « téléphone » s’appelle « fromage » et que le « fromage » s’appelle « boîte à musique ». Ces rares accessoires détournés de leur premier emploi sont alors abondamment exploités dans des scènes colorées débordant d’invention. Une magnifique poupée, habillée de rose et empalée sur un parapluie, représente par ailleurs la mère partie en villégiature, de telle sorte que ses apparitions provoquent une drôle de fascination chez Josette aux trousses de son père.

Contes de Ionesco
Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux dans Les Contes de Ionesco, Théâtre de la Huchette, 2021 © Marek Ocenas

      Cette action dynamique innervée de situations hautement comiques ne manque pas pour autant de ménager des moments empreints d’une certaine poésie à travers plusieurs chansons rondement chantées et chorégraphiées, issues de la tradition de la chanson française popularisée par les frères Jacques ou Édith Piaf. Si le voyage cyranesque sur la lune et sur le soleil, après celui dans la rivière, donne le goût d’une aventure d’apprentissage, cet élan se poursuit lors de la visite pittoresque des monuments de Paris en s’accompagnant de mini-dialogues quasi métaphysiques sur la nature de l’âme et sur la mort. C’est à cet égard que Josette éprouve copieusement le sens de la répartie de son père mal à l’aise à cause de ses questions sur des notions abstraites qui échappent généralement à l’entendement des enfants : et c’est en fin de compte Josette qui finit par trouver elle-même, à l’occasion d’une visite de Notre-Dame, que l’âme « c’est du rien qui voit et entend ». Certes, la propension constante à la parodie ne laisse pas longtemps les personnages plongés dans une sérénité grotesque, mais ces quelques moments plus délicats que piquants sont révélateurs de la complicité entre le père et la fille qui légitime par ailleurs le grossissement et la dérision.

      Les Contes de Ionesco mis en scène par Émilie Chevrillon représentent un de ces jolis spectacles qui réjouissent autant les petits que les grands : les comédiens, en alternance dans les rôles de Josette et de père et Jacqueline — Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux lors de notre passage au théâtre de la Huchette —, les entraînent avec aisance dans l’univers fantaisiste de Josette qui interroge avec espièglerie la rationalité du monde des adultes.

Théâtre de la Huchette : Exit

      Exit est une comédie musicale de Stéphane Laporte et Gaëtan Borg, mise en scène par Patrick Alluin au Théâtre de la Huchette (>). C’est une comédie musicale, pas comme les autres, intime et moderne, déroulée entre trois personnages dans une petite salle de théâtre. L’effet obtenu est prodigieux.

      Pour un amateur occasionnel de comédies musicales, Exit a de quoi surprendre à travers un sujet polémique et des moyens scéniques limités, déployés avec justesse. Le thème principal tourne autour de la création des jeux vidéo, sur fond de relations franco-britanniques en lien avec la campagne récente pour le Brexit. L’action, quant à elle, retrace le parcours déchirant d’une jeune créatrice de 29 ans, Sybille, partagée entre un projet de dérision, mis en œuvre avec son copain Antoine pendant leurs années d’études, et les ambitions intellectuelles d’un graphiste anglais, Mark. Le principe du projet d’origine, celui d’Anachronia, est de confronter des personnages historiques à des réalités relevant d’événements postérieurs à leur époque ou d’actes décalés par rapport à leur état social. C’est ainsi que l’action s’ouvre sur une chanson cocasse interprétée par Antoine déguisé de manière symbolique en Marie-Antoinette bergère partie pour chasser des moutons, et qu’elle se poursuit sur une deuxième chanson avec le même Antoine métamorphosé cette fois-ci en Marie-Curie, toute verte, à la poursuite de Hitler à l’aide de bombes à radium. Il s’agit de deux propositions soumises au graphiste anglais avec lequel Sybille souhaite collaborer. S’il accepte, c’est que Mark tentera d’amener celle-ci sur une piste plus cohérente, fondée sur la reconstitution rationnelle de la psychologie du personnage arrêté pour le nouveau jeu : en l’occurrence, Aliénor d’Aquitaine, partagée elle aussi, comme par hasard, entre le roi de France Louis VII et le roi Henri II d’Angleterre, successivement mariée à l’un et à l’autre. Un parallèle assumé se dessine alors entre la situation de Sybille entraînée et attirée par l’élégance et l’assurance par Mark, de plus en plus mal en point avec le côté subversif et puéril d’Antoine, s’identifiant au dernier ressort à l’héroïne historique de son choix. En même temps, cette disposition romanesque de l’action transformée en fin de compte en une histoire d’amours manqués engendre un débat implicite sur le rapport à l’histoire et son utilisation dans les jeux vidéo. D’une part, Antoine veut rendre ses jeux accessibles à tous et amuser à la manière de « l’histoire pour les nuls » ― à ceci près que la parodie ne peut fonctionner que si le public ciblé connaît suffisamment le sujet parodié (NdE). D’autre part, la dérive d’une transposition trop érudite fondée sur de véritables recherches menées dans des archives risque, selon l’avis d’Antoine contrarié face à Mark, d’ennuyer les joueurs, de toute façon intéressés à autre chose qu’à l’exactitude des données historiques exploitées. Exit ne tranchera pas vraiment, si ce n’est par la légèreté burlesque avec laquelle les auteurs et le metteur en scène s’emparent du sujet : l’objectif n’est pas de donner une leçon ou de dire ce qui est juste, c’est d’amuser les spectateurs à travers des situations décalées qui suscitent le plus souvent le rire.

      L’espace scénique est aménagé avec simplicité, représentant un lieu vague aisément transformable selon les besoins d’un va-et-vient incessant entre Paris et Londres, entre l’appartement d’Antoine et Sybille et le bureau de Mark. Des parois blanches, jalonnées de rectangles élancés et formant des séparations courbées, donnent du relief à la scène tout en ménageant une entrée dissimulée dans la diagonale qui mène du fond côté cour vers le milieu du plateau. Une longue bande blanche, suspendue en haut des décors, sert occasionnellement à des projections qui illustrent notamment certains projets de jeu, comme cette drôle de chasse aux moutons chapeautée par Marie-Antoinette. Une table et plusieurs chaises, pour le mobilier, circulent entre l’appartement parisien et le bureau anglais pour suggérer schématiquement les deux espaces principaux sans prétendre à quelconque illusion. La mise en scène joue, habilement et sans artifices fallacieux, avec les ressorts matériels du théâtre tout en visant l’efficacité et la souplesse du geste. Si certains changements se font lors de scènes chantées, d’autres passages d’un espace à l’autre sont marqués par des voyages en Eurostar qui réservent à Sybille des moments propices à exprimer son enthousiasme ou son trouble : pour ce faire, la jeune femme descend dans la salle et s’assoit sur un banc garni d’un coussin bleu, placé entre le mur côté cour et la ruelle pour l’entrée des spectateurs. C’est là qu’elle passe parfois un appel ou qu’elle fait semblant d’échanger avec des voyageurs en s’adressant à un ou deux spectateurs assis près d’elle sans toutefois solliciter de réponse verbale. Cette démarche est en même temps la source d’une complicité quasi familiale tissée par les comédiens avec le public. Les costumes des personnages, enfin, sont ceux de la vie de tous les jours : une robe longue noire et un gilet rouge à fleur pour Sibylle, un costume cravate gris pour Mark et des habits d’étudiant légers pour Antoine. Sans effets spéciaux et sans spectaculaire connus de grandes scènes consacrées à la comédie musicale à grands moyens, la mise en scène d’Exit parie ainsi sur la proximité avec ses spectateurs serrés dans la petite salle du théâtre de la Huchette. Elle ne les transporte pas inconsidérément dans un univers fictif clinquant, strictement fermé à toute intrusion de la salle, ni ne les emporte par des émotions trop exaltées ou des situations mélodramatiques poussées à l’excès : si elle emprunte, sans surprise, certains procédés au dispositif dramaturgique de la comédie musicale traditionnelle, c’est pour les nuancer avec finesse dans un cadre limité à l’intimité d’un triangle à la fois professionnel et amoureux. Elle parvient ainsi, à travers des procédés de la comédie musicale employés avec économie, à divertir les spectateurs, mais aussi à les intéresser, en particulier, au sort de Sybille douée de sentiments propres à les toucher sur le plan humain.

      Ce sont au premier abord les chansons qui confèrent à l’action un certain aspect burlesque : souvent des reprises de tubes connues, actualisées à l’occasion et adaptées à l’histoire, comme celle d’ABBA (Money, Money, Money) qui exprime en l’occurrence le désarroi de Sybille face au choix qu’elle est amenée à faire entre la fidélité au projet initial et la volonté d’évoluer, entre Antoine et Mark. Une perruque lilas et des paniers de robe que met Antoine pour représenter Marie-Antoinette au début de l’action imposent d’emblée le ton. Ce ton est maintenu à l’aide du même genre de déguisements symboliques à caractère parodique et à l’aide des chorégraphies virevoltantes qui animent avec humour les parties chantées, comme dans ce numéro décalé où Sybille/Aliénor se trouve partagée entre un troubadour (Antoine) et un sultan byzantin (Mark), les deux coiffés de perruques colorées et équipés d’épées fantoches. Mais le burlesque n’investit pas l’action qu’à travers la chanson et le costume : il la sous-tend de l’intérieur en mettant régulièrement en avant des actualités sur le vote des Britanniques pour le Brexit et par-là des rivalités ancestrales avec la France : la rencontre, à Londres, entre Mark et Antoine représente à cet égard l’acmé de cette rivalité dérisoire tournée en l’occurrence en ridicule dans une joute verbale fondée sur les clichés les plus banals. La réussite de la mise en scène d’Exit relève, en fin de compte, de la virtuosité des trois comédiens qui la portent sur scène : Marina Pangos dans le rôle de Sybille, Simon Heulle et Harold Savary respectivement dans ceux d’Antoine et Mark. Les trois comédiens créent avec talent des personnages individualisés qui sont loin d’être de pures marionnettes : si chacun accentue un ou deux traits de caractère saillants, le jeu tend à douer les trois personnages d’une certaine profondeur psychologique susceptible de rendre les spectateurs sensibles à leur sort. Le côté burlesque amplement développé se voit ainsi constamment infléchi par la dimension plus humaine de l’action, ce qui donne à la mise en scène un équilibre très subtile.

      Une drôle de comédie musicale que celle d’Exit présentée au Théâtre de la Huchette début juillet 2021 ! C’était un vrai de plaisir de la découvrir dans une mise en scène raffinée de Patrick Alluin.

Théâtre de la Huchette, bande-annonce d’Exit, mise en scène par Patrick Alluin, 2021.

Théâtre de la Huchette : La Cantatrice chauve

     Ce 6 août 2020, ce fut la 19300e représentation de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Nicolas Bataille, créée le 10 mai 1950 au Théâtre des Noctambules. Depuis sa reprise le 16 février 1957, elle est jouée au Théâtre de la Huchette.

Ce 6 août 2020, quelques minutes avant La Cantatrice chauve, Théâtre de la Huchette.

     Le temps s’est en quelque sorte arrêté à la minuscule salle du Théâtre de la Huchette, juché entre des restaurants touristiques de la rue éponyme du quartier Saint-Michel, où se pressent les spectateurs sans doute moins impatients pour découvrir La Cantatrice chauve (et La Leçon, s’ils décident de voir les deux pièces jouées l’une à la suite de l’autre) que pour comprendre comment on faisait du théâtre au tout début des années cinquante. Il ne s’agit plus de La Cantatrice chauve en tant que pièce écrite par Ionesco : il s’agit avant tout de sa mise en scène historique avec les costumes et les décors dessinés par Jacques Noël en 1957 pour sa reprise, avec La Leçon, au Théâtre de la Huchette. On espère de plus que les comédiens ont conservé autant que possible les gestes et la diction de leurs prédécesseurs pour donner aux représentations actuelles une véritable touche d’authenticité historique. Car c’est pour apprécier ce « jeu à l’ancienne » que l’on se rend au Théâtre de la Huchette. Aller voir de nos jours La Cantatrice chauve de Nicolas Bataille, c’est comme voyager dans le temps. C’est de « l’archéologie théâtrale » à l’appui d’un spectacle vivant, telle qu’on souhaiterait en faire en remontant dans des époques qui ne connaissaient pas l’audiovisuel. Mais un enregistrement, quelle qu’en soit la qualité, ne vaudra jamais une représentation avec des comédiens en chair et en os et dans un cadre spatio-temporel sans écran.

Dessin tiré de l’interprétation typographique de La Cantatrice chauve par Robert Massin (1964).

      Même une bonne édition de La Cantatrice chauve, comme celle d’Emmanuel Jacquart, ne pourra jamais rendre compte de la mise en scène originelle et ce, malgré les annotations qui font état de modifications apportées par Nicolas Bataille aux didascalies contenues dans le texte de Ionesco. On décèle dans la salle et dans le jeu quelque chose d’indicible que l’écrit ne pourra jamais restituer avec autant de précisions que si on en est le témoin oculaire. Le spectateur averti aura quelques agréables surprises en confrontant le texte et la mise en scène originelle. Il découvrira le rythme prêté au déroulement de l’action et les interactions entre les comédiens qui redessinent les rapports de complicité entre les personnages de papier. Chaque nouvelle interprétation de la pièce jouera certes avec les deux éléments scéniques à sa manière, selon les sensibilités propres aux nouveaux metteurs en scène et selon les nouvelles tendances que connaît l’entreprise dramatique depuis la naissance du théâtre. Mais la mise en scène de Nicolas de Bataille a ceci de particulier que les choix faits ont été plébiscités par Ionesco lui-même comme le montre l’anecdote qui nous apprend comment le dramaturge a trouvé le nouveau titre pour la pièce qui aurait dû s’appeler L’Anglais sans peine ou L’Heure anglaise. Les comédiens perpétuent ainsi une tradition dramaturgique qui sert de repères concrets au théâtre du xxe siècle.

Je ne me souviens jamais sans plaisir des murmures de mécontentement, des indignations spontanées, des railleries, qui accueillirent l’apparition, en mai 1950, sur la scène des Noctambules, de La Cantatrice chauve. J’avais passé là une soirée extraordinairement plaisante, que les grognements et rires ironiques d’une partie des notables de l’assistance n’avaient pu que rendre plus délicieuse encore. […] Ce soir-là, ce n’est pas une fois, mais dix fois, ou quinze, ou vingt fois, que j’ai entendu ce bout de dialogue : « Mais enfin, pourquoi La Cantatrice chauve ? Aucune cantatrice n’est apparue, me semble-t-il, ma bonne amie ? — Au moins je ne l’ai pas remarquée. Et chauve ! Avez-vous vu que quelqu’un fût chauve ?… Et ce pompier ? Que vient faire là un pompier ? De qui se moque-t-on ? » Il était évident que les notables n’avaient pas « compris » ; on leur promettait une cantatrice chauve, on ne leur montrait pas de cantatrice chauve, ils se sentaient volés, ce qu’ils ne pardonnent pas : Ionesco le vit bien le lendemain. (Jacques Lemarchand, Préface de La Cantatrice chauve, dans Théâtre complet, coll. de la Pléiade, p. 3-4.)

      On se dit que rien n’a changé depuis l’installation définitive de La Cantatrice chauve et de La Leçon au Théâtre de la Huchette en 1957 ― retenons cette date dans la mesure où le texte ainsi que les décors connurent quelques remaniements entre en 1950 et 1957. Mais jouer dans les costumes et les décors d’époque ne veut nécessairement pas dire jouer comme à l’époque, ce qui rend toujours suspectes les reconstructions soi-disant historiques, même celles qui comptent parmi les plus réussies. Il faut d’emblée accepter que la mise en scène originelle ait gagné en épaisseur, non seulement du point de vue des générations des comédiens qui la portent inlassablement à la scène (aspect impossible à évaluer concrètement), mais aussi pour les générations successives des spectateurs qui l’applaudissent avec enthousiasme. Au regard de la culture générale, et au regard même de l’entrée de La Cantatrice chauve au palmarès des grands classiques du xxe siècle, les spectateurs du xxie ne peuvent plus la recevoir comme ceux du début des années cinquante : avec la même naïveté, avec le même étonnement ou avec la même incompréhension. Alors que les premières représentations n’attiraient que des amateurs curieux, ceux d’aujourd’hui assistent au même spectacle avec des attentes repassées par soixante-dix ans d’histoire au cours desquels la pratique théâtrale a considérablement évolué. Le public s’est habitué tant aux incohérences qui relèvent des textes qu’aux inventions les plus déjantées de la mise en scène. La Cantatrice chauve que l’on voit aujourd’hui ne surprend donc pas de la même manière qu’il y a sept décennies ; elle ne rencontre surtout pas l’incompréhension d’autrefois. Les comédiens font alors plus que dépoussiérer les vieux décors et rhabiller les costumes démodés avec tout ce que la pérennité de la mise en scène de Nicolas Bataille a apporté à sa réception actuelle. L’expérience de La Cantatrice chauve qui ne relève pas d’un spectacle musée s’avère authentique. L’idée d’une plongée théâtrale dans le temps reste néanmoins séduisante.

Bernard Grasset était le premier homme de lettres à prendre connaissance de mon texte : il a dit que cela ne passerait pas la rampe, que cela ne valait rien. D’autres personnes encore en ont pris connaissance, leur avis était le même. Puis, Monique Lovinesco a porté la pièce à Nicolas Bataille. Ils ont décidé que cette pièce était une pièce. Tel ne fut pas l’avis des premiers critiques pour qui, non plus, cela ne passait pas la rampe. Les spectateurs sifflaient ; ceux qui riaient disaient que cette comédie n’était pas sérieuse, que c’était justement la raison pour laquelle ils riaient d’un rire qui n’était pas un rire sérieux. […] Lorsque, en 1952, à la première reprise de cette pièce, le public arrivait, Nicolas Bataille et moi-même étions tout étonnés, inquiets. On se demandait si les gens ne se trompaient pas, s’ils ne confondaient pas le théâtre de la Huchette avec le Mogador ou le Châtelet. Ils devaient arriver, certainement, par erreur. Mais non, c’est Lemarchand qui leur avait dit de venir en faisant honte au public parisien de ne pas se précipiter à notre spectacle ; Georges Neveux avait dit la même chose dans un autre article […]. (Eugène Ionesco, Les Quinze ans de ma Cantatrice, dans Le Nouvel Observateur, 10 décembre 1964.)

      La scène représente un salon bourgeois inspiré de la période victorienne : les décors sont constitués de panneaux peints en vert gris imitant les boiseries sculptées garnies de pilastres et de rinceaux. Sur l’étroit devant de la scène sont installés, de droite à gauche, un banc en fer forgé couvert d’un coussin en velours jaune, une chaise et un tabouret de la même couleur. Une sorte de guéridon couvert d’une nappe en velours jaune, avec une lampe à huile posée dessus, se trouve dans le couloir aménagé entre deux parois qui mènent au fond de la scène pour servir d’entrée aux comédiens. Ceux-ci sont habillés dans des costumes en accord avec l’ancrage des décors au début du xxe siècle, en particulier pour la jupe haute en satin noir et un chemisier vert foncé portés par Mme Smith et pour le tailleur blanc gris aux manches bouffantes que Mme Martin accompagne d’un chapeau. Mary, la bonne, est vêtue d’un uniforme noir traditionnel et d’un tablier blanc avec un grand nœud dans le dos. Les comédiens hommes, quant à eux, portent des costumes qui vieillissent moins vite, à l’exception près du pompier dont le casque et le manteau noir en caoutchouc paraissent plus que datés. Ces éléments scénographiques font ainsi entrer le spectateur dans un univers doublement suranné.

La scénographie de La Cantatrice chauve au Théâtre de la Huchette.

      Une fois les comédiens sur scène, le spectateur est séduit par leur jeu volontairement surfait avec une telle finesse que la théâtralité a l’air tout à fait naturelle à l’action réputée autrement creuse. L’afféterie recherchée de Mme Smith (Hélène Hardouin) donne le ton dès lors que celle-ci se met à parler du dîner à M. Smith (Alain Payen) caché derrière un grand journal anglais. L’action prend aussitôt de l’envol pour s’écouler à pas saccadés, interrompue çà et là par la pendule qui sonne comme bon lui semble sans que cela dérange les deux époux. Ceux-ci mêlent au contraire des clichés à des propos contradictoires avec une telle rapidité que l’absurdité qui en ressort paraît comme allant de soi. S’il y a quelque chose de guindé dans leur posture qui double la raideur de leur dialogue insensé, ils présentent cette absurdité comme parfaitement harmonieuse, comme en symbiose avec l’univers dramatique qu’ils créent pour les spectateurs. Autant Alice s’étonne au pays des merveilles de ce qui se passe autour d’elle, autant les Smith sûrs d’eux-mêmes ne manifestent aucune suspicion à l’égard du monde qui les entoure. La confiance imperturbable aux apories du langage est la plus palpable dans le passage construit autour de l’histoire de Bobby Watson débitée comme un jeu d’escarmouche. La théâtralité subtile mise en avant par les comédiens n’apparaît plus comme artificielle dès qu’on adhère à cet univers absurde des Smith, prolongé plus loin par l’arrivée des Martin (Yvette Caldas & Christian Termis) qui se reconnaissent comme époux à la suite d’un dialogue drôlement déjanté ; la bonne (Stéphanie Chodat) et le pompier (Hédi Tarkani) y mettent enfin du leur.

      La mise en scène de Nicolas Bataille instaure d’autre part les complicités entre les personnages qui ne paraissent pas toujours implicites dans le texte de base. C’est plus évident pour les désaccords notamment dans le cas des Smith qui s’accrochent plusieurs fois au cours de l’action, en particulier à la suite de plusieurs sonneries à la porte sans qu’il y ait quelqu’un. Mme Smith qui ne veut plus aller ouvrir se fait alors gronder par son époux avec machisme tout en conservant le sens de la répartie que lui prête Ionesco dans son texte. C’est prévisible dans leur propos. Mais ce qui se noue à la marge du texte, c’est un jeu de séductions qui établit des complicités nouvelles. Les regards explicites de M. Smith souvent jetés sur Mme Martin assise à côté de lui sont les avances auxquelles l’intéressée ne répond finalement pas. La séduction qui se lit dans les gestes et les regards de Mme Smith et du pompier est en revanche réciproque. Les deux personnages installés de près l’un à côté de l’autre sont certes complices à plusieurs reprises. Mais leurs gestes et leurs regards laissent entendre que cette familiarité dépasse la longue amitié entre les Smith et le pompier engagé déjà avec la bonne (une nouvelle reconnaissance absurde aura ici lieu). Ces complicités partagées ou non confèrent à l’action une dynamique singulière passée sous silence dans les didascalies rajoutées par Ionesco lors des remaniements ultérieurs de sa pièce : elles relèvent avec virtuosité la dimension absurde inscrite dans l’action.

      La Cantatrice chauve toujours jouée au Théâtre de la Huchette relève donc d’une expérience théâtrale sans commune mesure. Cette expérience incontournable jette un regard plus qu’éclairant sur le texte conçu par Ionesco. Elle vaut d’être faite, ne serait-ce que pour le plaisir d’aller au théâtre.