Catherine Hiegel : Le Jeu de l’amour et du hasard

      En 2018, Catherine Hiegel a mis en scène, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, l’une des plus célèbres pièces de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, dans une distribution qui réunit plusieurs comédiens talentueux. Laure Calamy a obtenu le Molière de la Comédienne pour son interprétation éblouissante de Lisette, brillamment assistée par Vincent Dedienne dans le rôle d’Arlequin. La mise en scène de Catherine Hiegel a ensuite été reprise en tournée dans toute la France (>).

      Marivaux est aujourd’hui le seul auteur du XVIIIe siècle toujours joué qui suscite un engouement grandissant pour ses pièces. Si son propre siècle s’en est peu à peu désintéressé ― ses dernières comédies sont de véritables échecs scéniques et le dramaturge meurt même dans l’oubli ―, l’histoire n’a pas donné raison à cette désaffection de son théâtre. Pendant longtemps, celui-ci a été prisonnier d’idées reçues sur l’éternelle naissance de l’amour et de lectures hâtives qui ne parvenaient pas à pénétrer les enjeux esthétiques d’une dramaturgie novatrice. Tout au long du XIXe siècle, on le réduisait à des simplifications qui répondaient plus aux représentations erronées que la critique d’époque se faisait du XVIIIe siècle, qu’à une véritable analyse dramaturgique capable de mettre en lumière des potentialités scéniques. Aujourd’hui, le théâtre de Marivaux ne cesse d’intriguer les metteurs en scène grâce à la polysémie esthétique de ses multiples lectures qui en montrent la richesse. Dans un cadre spatio-temporel stylisé, parfaitement malléable, les personnages évoluent sur une trajectoire sentimentale étonnamment crédible même pour un spectateur/lecteur du début du XXIe siècle. Subjugués par des « passions » qui les exposent à tout type d’actes et résolutions extravagants, ils se livrent aux jeux sentimentaux parmi les plus cruels, révélateurs de nos propres fantasmes refoulés. Ce qui fascine dans le théâtre de Marivaux, c’est donc cette perspicacité avec laquelle le dramaturge analyse théâtralement le cœur humain dans ses moindres replis pour le soumettre à l’appréciation du spectateur qui s’y reconnaît. Les intrigues, conçues certes comme comiques, ne sont ainsi « badines » qu’en apparence : un glissement dans le tragique au sens esthétique du terme semble toujours possible, pour peu qu’on supprime les dernières répliques ou qu’on réécrive le dénouement de telle sorte qu’Alfred de Musset l’imagine pour sa pièce On ne badine pas avec l’amour. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, il ne manquait que peu pour que Dorante ne revienne pas et ce serait un drame pour Silvia. Catherine Hiegel, quant à elle, assigne, dans une tonalité enjouée, à un cadre spatio-temporel champêtre un jeu de passions cruel : la scénographie suggère alors avec justesse que le gracieux et le folâtre ne sont que l’envers brillant d’une anthropologie sentimentale bien plus complexe.

SILVIA (à son frère et à son père) : Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable : il pense qu’il chagrinera son père en m’épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions : je serai charmée de triompher. Mais il faut que j’arrache ma victoire, et non pas qu’il me la donne : je veux un combat entre l’amour et la raison. (III, 4)

      Ce combat entre l’amour et la raison se déroule dans le jardin d’une maison bourgeoise aux apparences d’un hôtel particulier aristocratique, ce qui brouille la référenciation à un cadre spatio-historique précis. Les beaux costumes seuls rappellent ici un XVIIIe siècle réputé élégant. Le devant de la scène qui concentre le jeu des comédiens représente un gazon jonché de plusieurs éléments végétaux et architecturaux avec un banc en marbre blanc au milieu et deux autres flanqués des deux côtés de la scène décorés de buissons verts. Un grand escalier tournant mène au rez-de-chaussée surélevé de la maison décalée à gauche pour donner sur un passage étroit que l’on devine entre la façade arrière en pierre de taille claire et la balustrade recouverte d’une grande tablette d’appui. Il ouvre l’espace côté cour pour y accueillir de la verdure, un imposant treillis et un chemin qui permet d’entrer dans le jardin sans passer par la maison. Une grande fenêtre ouverte laisse enfin voir une violoniste assise sur une chaise surélevée. L’action semble ainsi située dans un locus amoenus conventionnel que l’on retrouve dans certains tableaux de Watteau. Cette scénographie pittoresque constitue un espace naturel propice aux jeux romanesques d’un amour naissant, puisqu’elle dessine un lieu idyllique favorable aux rencontres entre des personnages travestis en valets ou en maîtres tout en les débarrassant de tout autre soin que celui d’aimer. Rien n’évoque ici vraiment le cadre citadin comme le veut la didascalie de Marivaux selon laquelle l’action doit se situer à Paris, si ce n’est, vaguement, la façade de style classique. Mais le caractère laconique de cette indication et le texte dramatique lui-même ne vont nullement à l’encontre d’un tel déplacement à la campagne, favorisant au contraire la manipulation de l’espace et laissant au metteur en scène la liberté de l’aménager selon ses vœux. Les choix scénographiques de Catherine Hiegel vont dans le sens d’une élégance raffinée envisagée en harmonie avec les représentations stéréotypées du XVIIIe siècle du règne du jeune Louis XV. C’est loin d’être un préjudice étant donné qu’ils aident le spectateur à focaliser l’attention sur la double virtuosité du texte dramatique et du jeu des comédiens.

Catherine Hiegel, Le Jeu de l’amour et du hasard, 2018.

      Clotilde Hesme et Nicolas Maury confèrent à leur personnage une certaine part de mélancolie si ce n’est une langueur amoureuse au regard de la situation qui les force à maîtriser les sentiments de Silvia et Dorante déguisés en valets. D’une part, Silvia se montre inquiète à l’idée d’être mariée avec un homme qu’elle ne connaît pas et qui pourrait la rendre malheureuse à vie. Si elle tombe amoureuse de Bourguignon dès leur premier abord, elle n’accepte pas d’aimer un valet malgré tout le charme que celui-ci peut avoir à ses yeux. Clotilde Hesme crée une Silvia résignée qui ne manque certes pas d’énergie mais qui se laisse davantage aller à une lassitude un peu sombre : son jeu montre bien au spectateur averti de son déguisement qu’elle se force à ne pas aimer et ce, à travers des regards fuyants, des postures en retrait ou une voix parfois légèrement tremblante. Comme l’action fonctionne en symétrie, Nicolas Maury répond à cet état d’esprit en faisant de Dorante un amant quelque peu ténébreux. Son Dorante agit ainsi avec la retenue qui correspond à son rang social et qui amuse copieusement le père et le frère de Silvia, ne se permettant aucun écart de conduite malgré tout le discours galant que lui prête le texte : son ardeur amoureuse se voit souvent reléguée dans des gestes et des postures résignées face aux refus essuyés. Le spectateur peut ainsi avoir du mal à ne pas voir en lui un personnage romantique désenchanté. La cruauté avec laquelle Silvia l’oblige à renoncer à lui-même renforce de plus cette impression que Dorante de Nicolas Maury est un personnage empreint d’une certaine tristesse rêveuse. Si cette raideur se comprend chez Silvia soucieuse de sa réputation, elle surprend dans le cas de Dorante qui contraste avec la vivacité d’Arlequin. Le double jeu que s’imposent les deux jeunes gens semble ainsi moins divertissant que propre à éprouver leurs sensibilités respectives.

MARIO : C’est une aventure qui ne saurait manquer de nous divertir, je veux me trouver au début et les agacer tous les deux. (I, 4)

      Si Le Jeu de l’amour et du hasard est une comédie susceptible de « divertir », dans la mise en scène de Catherine Hiegel, la pièce garde sa dimension comique, sans basculer dans le pathétique, grâce aux maladresses situationnelles de Lisette et Arlequin. Malgré une humeur badine, Mario (Cyrille Thouvenin) et Monsieur Orgon (Alain Pralon) ne parviennent pas à décoincer Silvia et Dorante qui restent sérieux : les comédiens semblent rire à leur compte tout en les poussant à confronter leurs sentiments pour le plus grand plaisir des spectateurs, mais le couple se trouve plus préoccupé par l’amour qui contrarie leur statut social qu’à se laisser aller à l’amusement. Un contraste flagrant s’établit ainsi entre Silvia et Dorante et leurs serviteurs plus spontanés dans leur façon d’être. Cette spontanéité, observée en particulier dans le cas d’Arlequin, instaure un fin équilibre qui donne à l’action scénique l’air tout naturel.

      Les regards des spectateurs sont bel et bien portés sur le duo Lisette-Arlequin, puisqu’il s’agit des deux rôles les plus délicats de la pièce : revêtus de costumes de maître, les deux serviteurs doivent assumer les rôles respectifs de Silvia et de Dorante. Les deux comédiens qui les incarnent doivent, quant à eux, montrer dans leur interprétation une certaine maladresse qui trahit l’origine sociale de leur personnage. L’équilibre scénique n’est pas toujours facile à trouver sans verser dans une surenchère caricaturale de mauvais goût : quoi, en effet, de plus simple que de forcer les traits de Lisette et Arlequin déguisés pour en faire des personnages grossiers et ridicules ? Si le texte de Marivaux guide les comédiens en leur imposant des transgressions verbales, il les laisse en même temps suffisamment libres d’adopter un ton et a une gestuelle qui correspondent aux intentions du metteur en scène. C’est à cet égard que l’on reconnaît le mieux le talent de Laure Calamy et de Vincent Dedienne, puisqu’ils ont su trouver le juste milieu dans la création de leur personnage tout en restant savoureusement complices. Le spectateur jubile en effet à les voir naturellement exposés à des faux pas provoqués par la bonne volonté d’Arlequin et Lisette de s’acquitter de leur rôle avec noblesse. Dès son entrée en scène, Laure Calamy donne à Lisette, face à l’inquiétude d’une Silvia fâchée, une innocence à la fois farouche et ingénue : ses gestes, sa mimique, ses regards ainsi que ses intonations révèlent d’emblée une comédienne sûre de son jeu et ce, jusqu’aux moindres hésitations entraînées par la mauvaise humeur de la jeune fille à marier. Laure Calamy garde quelque chose de cette ingénuité séduisante quand elle interprète le rôle de Lisette déguisée en Silvia : une spontanéité enjouée mêlée à de menues hésitations placées avec justesse font de cette Lisette un personnage comique équilibré. Le spectateur rit de bon cœur en la voyant donner à la soubrette la contenance d’une grande dame sans aucun trait de caricature. C’est moins la dimension comique des répliques qui suscite ce rire que la manière avec laquelle Laure Calamy les fait résonner sur scène. Vincent Dedienne, dans le rôle d’Arlequin, pimente la vivacité des quiproquos à travers ses « façons de parler sottes et triviales » qu’il relève grâce à des intonations étirées et des gestes plaisants de grand air, tout cela accompagné de petits rires joviaux d’un serviteur amusé par son déguisement en maître. Vincent Dedienne crée ainsi un Arlequin vif et déluré, qui n’a rien à envier à ses prédécesseurs.

      Si Marivaux reste un dramaturge difficile à jouer à cause de la dimension essentiellement parlée de ses pièces, Catherine Hiegel s’est brillamment acquittée de cette difficulté grâce à l’invention d’un jeu scénique vivant et varié : son Jeu de l’amour et du hasard est une fête galante qui donne ses lettres de noblesse à « l’éternelle naissance de l’amour ».

 

Le Jeu de l’amour et du hasard, mise en scène par Catherine Hiegel, Théâtre de la Porte-Saint-Martin