Théâtre du Gymnase Marie Bell : La Vie matérielle

      La Vie matérielle (P.O.L., 1987) est un recueil de souvenirs en vrac, constitué par Marguerite Duras qui revient avec une saveur inépuisable sur plusieurs aspects de sa vie connue de ses œuvres précédentes tout en y mêlant des réflexions variées proches d’essais. William Mesguich met en scène cette œuvre fragmentaire dans une adaptation de Michel Monnereau en réservant le rôle de l’écrivaine à Catherine Artigala. Ce spectacle, créé au Festival Avignon OFF 2021 (>) avec un grand succès, est repris au Théâtre du Gymnase Marie Bell au printemps 2022 (>) et sera de nouveau à l’affiche au Festival Avignon cet été.

      S’il y a plusieurs femmes de lettres qui ont marqué l’histoire du XXe siècle tant par la recherche d’une écriture personnelle que sur le plan des idées, c’est sans aucun doute Marguerite Duras qui occupe le devant de la scène aux côtés de Simone de Beauvoir. Son étonnant parcours de vie, en dehors du domaine littéraire, ressemble d’emblée à une errance romanesque, jalonnée d’événements aussi scandaleux pour certains qu’extraordinaires pour d’autres, à commencer par sa naissance et son enfance passée en Indochine dans des conditions dignes parfois d’un véritable récit d’aventures. Tout ne va cependant pas de soi pour Marguerite Duras éprouvée par des accidents de vie de toutes sortes qui la conduisent à se transformer en objet de sa quête littéraire : sa propre expérience devient dès lors un laboratoire authentique de son inspiration non seulement pour explorer de nouvelles techniques d’écriture qui s’inscrivent durablement dans l’esthétique du XXe siècle, mais aussi pour interroger les processus mémoriels au sein du geste créateur et, par-là, l’humain confronté à des traumatismes ou douleurs qui conditionnent son présent. C’est précisément ce côté humain que Marguerite Duras livre sans illusions dans La Vie matérielle et que Catherine Artigala restitue sur scène dans une sorte de faux dialogue intime mené avec les spectateurs.

La vie matérielle
La Vie matérielle, mise en scène par William Mesguich, 2021 © Sébastien Cotterot

      La Vie matérielle s’impose aux lecteurs comme une œuvre de facture nettement autobiographique contrairement aux romans et pièces de théâtre qui puisent abondamment dans le vécu de l’auteure pour le transformer en histoires romancées en concomitance énigmatique avec le réel. Face au discrédit et à la méfiance du récit épique traditionnel propre à donner de la vie une image définitive, Marguerite Duras se refuse à un tel arrêt susceptible de mener à une explication rétrospective de sa pensée et de son œuvre : « Le livre ne représente tout au plus que ce je pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. »  Elle se dévoile à ses lecteurs à un moment précis de sa vie en abordant des thèmes et des sujets variés à travers des récits fragmentaires organisés comme des essais. Si le point de départ de ce flottant récit de soi repose sur une adresse faite à Jérôme Beaujour, à qui Duras avoue avoir dit ce qui fait par la suite l’objet de plusieurs remaniements, l’adaptation pour le théâtre de La Vie matérielle semble dès lors d’autant plus légitime qu’elle répond à ce projet initial conçu comme un dialogue avec autrui. La mise en scène de William Mesguich retient cette idée d’adresse en installant Catherine Artigala dans un face-à-face ambigu avec les spectateurs dans une scénographie figurative à vocation réaliste.

      La scène représente en effet une sorte de salon situé à un lieu non spécifié. Si l’entrée persuade que Marguerite Duras s’adresse à nous depuis sa chambre d’hôtel à Trouville où elle séjourne quelques mois en 1986, des fragments de récit qui évoquent une foule d’endroits différents brouillent peu à peu cette impression de nostalgie entraînée tant par un bruissement de vagues que par la pénombre omniprésente et ce, pour nous transposer dans un entre-deux spatio-temporel d’autant plus puissant que la prestance de Catherine Artigala transcende le cadre matériel en donnant au personnage qu’elle incarne une présence magnétisante. Plongée dans la semi-obscurité, assise dans un fauteuil, des lunettes de soleil sur le nez, la comédienne semble attendre ses spectateurs entrant dans la salle tout en les laissant ainsi pénétrer dans l’intimité de Marguerite Duras prête à se livrer à eux à travers une rencontre tant soi peu fantastique. Quelques décors et objets symboliques, tels qu’une table à écrire, une pile de livres, des feuilles, deux bouteilles de vin ou des verres, confèrent à l’espace une touche pittoresque sans prétendre pour autant à un réalisme rigoureux. Seul le jeu de la comédienne, habillée en l’occurrence d’une jupe mi longue, d’un chemisier et d’un pull sans manches qui nous rappellent authentiquement l’apparence de l’écrivaine, sublime cet espace grâce à une action scénique qui lui insuffle un élan d’autant plus incantatoire que les éléments convoqués déclenchent l’activité mémorielle comme ces photographies de l’enfance indochinoise. Une chambre d’hôtel à Trouville ou une salle parisienne, c’est le récit de soi de Marguerite Duras hic et nunc qui nous enchante.

La Vie matérielle, mise en scène par William Mesguich, 2021 © Xavier Cantat

      Catherine Artigala s’empare de la création de son personnage en adoptant sans prétention la posture et les gestes de la célèbre écrivaine dont les interviews sont facilement accessibles sur internet. S’il s’agit de l’incarner avec véracité, la comédienne a toutefois trouvé un levier pour dépasser une imitation servile et déférente, vouée à la froideur : elle entre dans la peau de ce personnage conçu précisément comme un personnage de théâtre avec cette aisance libératrice qui l’amène à nous en donner une image personnelle. Sans s’éloigner de la personne réelle telle que connue, représentée et rêvée grâce à l’audiovisuel, Catherine Artigala nous livre une Marguerite Duras humaine telle qu’elle la pressent elle-même à travers la lecture de son abondant œuvre en général et celle de La Vie matérielle en particulier. Cette mise en vie est d’autant plus subtile qu’elle s’appuie sur une pensée présentée comme éphémère parce qu’explicitement ancrée à un stade de vie et à un moment historique précis. La sensibilité créatrice ainsi libérée conduit la comédienne à créer un personnage pétillant, alerte et entraînant, présenté sous différentes facettes selon les sujets évoqués : leur enchaînement rapide, parfois fait sans transition, est source d’une action dynamique qui amène sur scène du mouvement et des tons variés. C’est ainsi que Catherine Artigala parvient à nous intéresser non seulement à l’écrivaine, mais aussi à ses douleurs et aux sujets qui la préoccupaient. Tout ressort merveilleusement : Yann, le désir et l’acte sexuels, l’Indochine, les souvenirs de la mère, le rôle potiche et empêché de la femme bourgeoise, l’alcoolisme, mais aussi des réflexions sur l’œuvre, le rapport à l’écriture, le théâtre ou le temps.

 

      La Vie matérielle dans la mise en scène de William Mesguich est sans aucun doute l’une des créations les plus convaincantes dans le genre de récits de vie grâce à la finesse avec laquelle Catherine Artigala met en vie Marguerite Duras : et nous la remercions avec une grande émotion de nous avoir donné cette occasion de croire l’espace d’un délicieux instant que l’écrivaine est toujours parmi nous.