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MAC de Créteil : La Grande Magie

      La Grande Magie est une pièce du dramaturge italien Eduardo de Filippo, mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en décembre 2022 au Théâtre de la Ville (>) et reprise en cet hiver 2024 à la MAC de Créteil (>). Il faut bien remonter dans le temps pour trouver une création emblématique de cette grande pièce italienne, il faut en effet remonter dans les années 80, à Giorgio Strehler qui l’a montée au Piccolo Teatro di Milano (>). Fin connaisseur du théâtre italien, Emmanuel Demarcy-Mota semble s’en être souvenu pour nous livrer une création à la fois fascinante et puissante.

      Paradoxalement peu joué et peu connu en France, Eduardo de Filippo réputé pour son grand sens du théâtre compte parmi les plus grands auteurs italiens du XXe siècle. Nous sommes d’autant plus reconnaissants à Emmanuel Demarcy-Mota de s’être tourné vers le théâtre italien et d’avoir laissé à d’autres la fabrique d’adaptations infructueuses tirées de films anglo-saxons. Ce metteur en scène ne cesse de nous étonner par la finesse avec laquelle il porte inlassablement sur le plateau les textes écrits d’emblée pour le théâtre, à commencer par sa récente création du Songe d’une nuit d’été au Théâtre de la Ville (2024), mais aussi par sa mémorable mise en scène de Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello (2001, reprise en 2021). Celle de La Grande Magie s’inscrit curieusement dans ses recherches explorant les frontières entre fiction et réalité. Tandis que la pièce de Shakespeare et celle de Pirandello basculent ouvertement dans le merveilleux ou dans le fantastique, La Grande Magie d’Edouardo de Filippo, d’une facture nettement pirandellienne, reste ancrée dans le réel tout en balançant entre mystification/imposture et vérité, entre magie et fantasme, ce qui amène le metteur en scène à interroger les limites de ce réel hanté par un jeu d’apparences et d’ombres.

La Grande Magie, Théâtre de la Ville, 2022 © Jean-Louis Fernandez

      La mystification repose sur un tour de magie grâce auquel le magicien Otto Marvuglia fait disparaître le mari de Calogero. Dans la version d’Emmanuel Demarcy-Mota, certains rôles quant aux rapports de force ont cependant été inversés : ce n’est pas ainsi un mari dominant et jaloux qui voit disparaître son épouse, secrètement partie avec son amant pour Venise, c’est en effet une épouse dominante et jalouse qui se voit privée de son conjoint. Cette inversion montre moins la souplesse de la pièce d’Eduardo de Filippo que l’universalité des questions abordées pour les deux sexes dans la société occidentale d’aujourd’hui (sans verser dans d’inénarrables problèmes de genre). Mais la disparition du mari de Calogero n’est qu’une illusion/imposture parmi tant d’autres dans la mesure où les personnages entretiennent un rapport ambigu avec la vérité en vivant consciemment dans une représentation sociale forcée qu’ils donnent aux autres, à commencer par le magicien Otto Marvuglia amené à se produire dans des hôtels de luxe malgré la misère qu’il doit essuyer au quotidien. La tension dialectique est ici entraînée par ces impostures à moitié assumées par les personnages et la position privilégiée des spectateurs auxquels celles-ci n’échappent pas. Il s’agit dès lors, pour Emmanuel Demarcy-Mota, de proposer une mise en scène attrayante capable de plonger les spectateurs dans une autre forme de « magie », dans une autre forme de doute quant aux interrogations portées sur le rapport inextricable entre l’illusion et la vérité.

      Pour ce faire, la scénographie situe l’action de La Grande Magie dans un univers tant soit peu étrange, substantiellement certes réaliste dans ses traits et ses éléments constitutifs, mais dans son essence radicalement transcendé par une touche fantastique de l’action déroulée. Au lever du rideau, les personnages habillés de costumes élégants se retrouvent peu à peu, sur la terrasse de l’hôtel Métropole, autour de plusieurs tables recouvertes de longues nappes blanches, disposées devant une grande toile orange sur laquelle ils verront apparaître une mer ondulante apaisante. C’est dans ce « bel univers » traversé pourtant par des désaccords et des médisances, transformé d’un coup en salle de spectacle que s’introduit de façon ambiguë, par le biais de la figure du magicien Otto, une « grande magie ». Le sarcophage égyptien entraînant la disparition du mari de Calogero met les personnages en émoi en recentrant l’attention sur le destin du magicien poursuivi pour ses dettes et celui de l’épouse abandonnée en proie à des doutes existentiels : les déplacements de l’action s’accompagnent, tout en dépassant par degrés le simple effet de réel, par des éclairages spectaculaires déréalisants qui instaurent une atmosphère fascinante oscillant entre une certaine frayeur et la féerie.

      Si le spectacle monté par Emmanuel Dermarcy-Mota est agréable à regarder par son aspect visuel, par un véritable effet de « magie » qu’il parvient à susciter sur l’esprit des spectateurs, l’action scénique rendue captivante grâce au jeu des comédiens n’est pas en reste. Le metteur en scène a réussi à intéresser les spectateurs à des faits en soi banals et dans une certaine mesure prévisibles, à l’exception notable du dénouement surprenant qui paraît en fin de compte tout à fait crédible. Les tours de magie bien que tous classiques étonnent certes toujours quand les spectateurs les voient effectués en vrai, mais l’intérêt de l’action se trouve ailleurs : il repose sur le degré d’acceptation de la mystification froidement orchestrée par Otto, mystification qui conduit Calogero à remettre en question ses repères rationnels pour renaître des cendres de sa relation impossible avec son mari. Cette expérience bouleversante, aux limites du croyable et de l’acceptable, bien que déroulée sous les yeux des spectateurs non sans être explicitée, est brillamment conduite par Valérie Dashwood dans le rôle de Calogero qu’elle incarne avec une sensibilité prodigieuse aux côtés d’autres comédiens de la troupe du Théâtre la Ville qui s’emparent de la création de leur personnage avec conviction.

      La belle création de La Grande Magie par Emmanuel Demarcy-Mota, avec un clin d’œil à Giorgio Strehler, est un véritable tour de magie : elle enchante ses spectateurs aussi bien par son élégance que par la sensibilité et la finesse avec lesquelles les comédiens entrent dans leurs personnages.

MAC Créteil : Dom Juan de David Bobée

      David Bobée adapte tant soit peu le célèbre Dom Juan de Molière pour en proposer une relecture intemporelle mémorable : créée au Théâtre du Nord (>), sa mise en scène est partie en tournée pour sillonner la France et émerveiller ses spectateurs. A l’affiche début avril au Théâtre de la Villette, elle a été programmée à la MAC de Créteil juste avant les vacances scolaires (>).

      Dom Juan ou le Festin de Pierre, grande comédie de Molière, s’impose toujours à notre attention comme une pièce polémique au regard des questions des rapports à l’amour et à la foi qu’elle soulève malgré une distance temporelle importante qui nous sépare de sa première création (1665). Avec la réécriture de Dom Juan de Tirso de Molina, Molière insuffle en effet au mythe de ce libertin invétéré une force dramatique susceptible non seulement d’interroger les représentations des spectateurs de tous temps, mais aussi de les remuer dans leur sensibilité. L’amour et la religion restent omniprésents dans notre quotidien de quelque façon que ce soit, et l’affectent avec une vigueur inépuisable. Certes, dans le personnage de Dom Juan, Molière concentre un certain nombre de clichés et de travers de son époque, notamment pour constituer en apparence un personnage comique sulfureux, mais celui-ci est-il pour autant privé de sensibilité ? Certainement pas, dans la mesure où sa posture radicalement provocatrice, hors norme au sein de la société policée de l’époque de Louis XIV, incarne symboliquement une pensée souterraine qui la ronge de l’intérieur et une façon d’être qui en représente d’autre part une application dramatique expérimentale. Peu importe que Dom Juan soit in fine terrassé par le Ciel, le chemin parcouru pour arriver à ce dénouement moral obligé donne à voir un personnage émancipé de toutes les contraintes sociales au mépris de tout scandale. C’est ce dont nous persuade la création de David Bobée qui conçoit Dom Juan non pas comme un personnage comique risible mais comme celui qui est doué d’une profonde sensibilité humaine.

Dom Juan Bobée
Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Comme c’est devenu la règle pour les grandes comédies de Molière — L’École des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope —, les metteurs en scène s’en emparent en atténuant considérablement leurs ressorts comiques pour souligner la trajectoire tragique intrinsèque des personnages principaux. Dom Juan ne déroge nullement à cette dimension tragique, lisible dans son libertinage effronté qui le conduit à braver le Ciel et par-là à se frayer le chemin en enfer. Les maladresses et les lâchetés de Sganarelle ne manquent pas de provoquer quelques rires, sans aucun préjudice à la relecture sérieuse de Dom Juan de David Bobée, mais ce comique ne fait que relever la cohérence et la complexité du personnage principal agissant conformément à ses convictions libertaires. Le metteur en scène intervient dans le texte en réécrivant certains passages. S’il remplace l’éloge du tabac par celui du théâtre célébré par l’ensemble de la troupe, les spectateurs sont sans aucun doute sensibles à d’autres retouches plus conséquentes sur la réception de la mise en scène : la scène de séduction des deux paysannes cède la place à celle de Charlotte et de Pierrot, ce qui introduit non sans invraisemblance le thème de l’homosexualité ; le père de Dom Juan est transformé en mère ; et les visites qui lui sont rendus dans dernier acte atteint le nombre neuf, avant que Dom Juan ne soit tué par deux coups de pistolet tirés par un personnage (transcendant ?) ambigu. Sans dénaturer la pièce, David Bobée l’adapte et modernise subtilement, comme le fit au reste Molière lui-même avec celle de Tirso de Molina, eu égard aux sensibilités des spectateurs d’aujourd’hui et suivant son projet esthétique.

      La scénographie dessinée par David Bobée nous convainc d’emblée de sa volonté de conférer à sa mise en scène une dimension intemporelle qui provient notamment de l’installation de plusieurs statues en plâtre blanc choisies en une référence ambiguë aussi bien à la sensualité des modèles antiques qu’à celle de la statuaire baroque caractérisée par des allures sinueuses dynamiques. Une énorme statue d’homme nu se trouve ainsi placée au milieu de la scène : sans tête, sans bras, mais avec des pecs impeccables, avec des jambes en V coupés aux genoux, dévoilant deux testicules spectaculairement avachies, le pénis curieusement tronqué. Au-delà de l’idée de la débauche qu’elle inspire avec grâce, cette statue surdimensionnée trône ici en miroir à l’attitude effrontée de Dom Juan. Visible dès le lever du rideau, elle fait sans aucun doute un clin d’œil subversif éclatant à la nonchalance avec laquelle Dom Juan revendique sa volonté de se laisser aller aux amours et de donner ainsi libre cours à ses plaisirs charnels. D’autres statues de tailles moins spectaculaires sont progressivement amenées sur scène, puis déplacées ou manipulées au cours d’autres actes : un cheval renversé, un buste de soldat avec une bouche ouverte et un commandeur sans visage. Avec délicatesse, avec une impression saisissante de pureté, avec une élégante sobriété, cette scénographie sculpturale réactive dès lors des signes et des symboles tirés de Dom Juan aussi bien pour entraîner d’étonnants effets de mise en abîme que pour accentuer le caractère impudemment démesuré de la posture libertaire assumée de Dom Juan.

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Dom Juan, mise en scène par David Bobée, Théâtre du Nord © Arnaud Bertereau

      Le Dom Juan de Radouan Leflahi s’impose dès son apparition comme un personnage dominant sombre, mais séduisant, sûr de lui-même, confiant en ses convictions et sa capacité de jouer les autres à son avantage, qu’il s’agisse de l’infatigable Elvire, des frères prêts à se battre avec lui, de Sganarelle, des paysans, du mendiant, de M. Dimanche ou de la mère. Le côté sombre, voire taciturne dès lors qu’il n’est pas sollicité pour parler, nous persuade que ce Dom Juan se trouve en proie à un grisant ennui métaphysique accentué par la scénographie minérale fondée sur le contraste entre l’immensité cosmique de l’espace et une relative petitesse humaine. Radouan Leflahi arpente ainsi avec souplesse la statue du milieu ou défie avec insolence celle du commandeur, gravite, reçoit ou festoie avec une superbe assurance, avec une vanité désinvolte, au milieu de cet espace démesuré dans lequel son personnage s’affirme au mépris des conventions et préjugés moraux. L’action scénique, entraînant ainsi des frissons métaphysiques, se trouve dans le même temps empreinte d’une certaine poésie amenée, en plus de plusieurs choix musicaux tels que le clapotis des vagues et des morceaux méditatifs apaisants, par des chorégraphies introduites à la place des scènes purement farcesques : la dispute entre Charlotte et Pierrot en une langue asiatique transposée en français grâce au sous-titrage, mais aussi la recherche et le présumé viol de Charlotte représentés sous forme de danses modernes ou l’hallucinante rencontre avec le mendiant voilée dans une fumée blanche coulant sur un fond bleuté, avec des voix en écho. Au milieu de ce trouble fascinant, virevolte un Sganarelle svelte, tiré à quatre épingles, même sans chemise, délicatement incarné par Shade Hardy Garvey Moungondo, dont l’embarras existentiel suscite par moments des rires grinçants en guise de mauvaise conscience.

      Le création de Dom Juan par David Bobée est en un mot superbe ! Et c’est, pour moi, la première création de cette pièce de Molière qui m’a vraiment convaincu. Je l’attendais depuis longtemps, et je l’ai trouvée dans cette relecture intemporelle magistrale, brillamment interprétée par tous les comédiens dirigés avec habileté par David Bobée, en tête avec l’excellent Radouan Leflahi.

MAC Créteil – Dans la solitude des champs de coton

dans la solitude des champs de coton mac creteil      Dans la solitude des champs de coton est une pièce énigmatique de Bernard-Marie Koltès, créée pour la première fois par Patrice Chéreau en 1987 au Théâtre Nanterre-Amandiers. En quête d’une impossible interprétation parfaite, celui-ci la redonne peu après dans deux autres mises en scène différentes. C’est dire à quel point le texte de Koltès séduit en résistant à une réalisation scénique définitive. Kristian Frédric s’en est emparé pour une nouvelle création fascinante présentée début mars 2023 à la MAC Créteil, avec Ivan Morane et Xavier Gallais dans les rôles du dealer et du client (>).

      Après l’« écrasante » emprise de Chéreau sur tout le théâtre de Koltès qu’il s’est inlassablement employé à porter à la scène, les pièces de cet auteur incontournable connaissent depuis quelques années un nouveau regain d’intérêt et par-là de nouvelles relectures, ce qui contribue à l’herméneutique de ses textes devenus paradoxalement, en l’espace de ces quelques années, des classiques de la seconde moitié du XXe siècle. Leur écriture poétique et leur disposition dramaturgique sont pourtant loin d’être « classiques » dans la mesure où Koltès reconstruit, en les déconstruisant, dans un univers subversif singulier, les codes d’un théâtre en proie à une profonde crise de représentation du personnage et de l’action. Chacun de ses textes repose étonnamment sur une dramaturgie originale tout en interrogeant avec un effet de vertige ce qui est violent et angoissant dans notre rapport au monde. Dans Dans la solitude des champs de coton, Koltès met en œuvre un dialogue quasi métaphysique entre deux personnages lambda, un dealer et un client, noué à la faveur d’une rencontre à l’origine certes réelle, mais poétisée et transposée dans un univers transcendant autrement imaginaire. Kristian Frédric, quant à lui, explore cet univers en en proposant une relecture scénique saisissante.

Dans la solitude des champs de coton, mise en scène par Kristian Frédric © Soo Lee

      L’anecdote nous apprend, à en croire les témoignages portés par Chéreau sur l’œuvre de Koltès, que Dans la solitude des champs de coton est inspirée d’une rencontre réelle entre un Koltès errant dans un hangar et un dealer new-yorkais voulant vendre. L’action de sa pièce semble ainsi être à la fois le fruit et le reflet d’un simple hasard, de deux trajectoires qui se traversent fortuitement, de deux regards malencontreusement croisés. Si l’un refuse sans vouloir rien prendre, l’autre cherche à le persuader d’acheter. C’est précisément cette rencontre éphémère banale que le dramaturge transpose dans une jouxte oratoire sur la naissance et l’exploitation du désir. Le terme de dealer a certes ici une connotation péjorative par trop transparente avec une coloration illicite clairement située dans l’illégalité, mais la teneur, l’extension et la généralisation des propos vont au-delà de l’anecdotique. L’objet d’un possible échange entre les deux personnages du dialogue n’est en effet jamais désigné, demeurant dans un flou délicat pleinement propice aussi bien à une abstraction métaphysique qu’à un impressionnant travail de poétisation du langage. C’est, par exemple, ce qui permet à Chéreau d’imaginer dans sa seconde mise en scène qu’il pourrait s’agir — non pas d’une drogue mais — d’une drague homosexuelle — ou, le cas échéant, des deux en même temps. Il reste que le dialogue mis en œuvre par Koltès instaure un rapport de force trouble entre les deux personnages confrontés et opposés l’un à l’autre avec une suspicion indépassable. C’est ce rapport de force représentée sous la forme d’une jouxte utopique qu’il s’agit de porter à la scène sans en réduire la tension dialectique à un échange platement anecdotique.

      Kristian Frédric, quant à lui, ne manque pas d’audace dans son interprétation très personnelle du texte de Koltès : il le met à l’épreuve en situant l’action dans un univers dystopique. Sa scénographie sombre, fondée sur le jeu de clair-obscur, dessine un lieu imaginaire truffé de plusieurs symboles qui renvoient à la situation métaphysique et au rapport de force violent instaurés entre les deux personnages : des rails enchevêtrés, à jardin et au milieu de la scène, dans lesquels se trouvent bloquée une chaussure mobile destinée à retenir le client, mènent, entre autres, à un rocher en pente où monte à des moments précis le dealer. Un tas de chaussures placé derrière les rails complète la confection de ce paysage désaffecté ni tout à fait lunaire ni tout à fait industriel. Comme le dialogue entre le client et le dealer qui est à la fois une extrapolation et une excroissance formidables d’une simple rencontre sur le thème du désir, cette scénographie dystopique s’autorise de la même manière à nous transporter dans cet endroit fantasmagorique qui provoque le sentiment de froideur et d’effroi. La dimension inquiétante de ce locus terribils fantasmé est par ailleurs souligné aussi bien par des effets sonores très puissants — des aboiements, des bruits d’effondrement, des échos, mais aussi quelques rares voix humaines — que par l’obscurité de laquelle se détachent les deux figures grâce à des faisceaux de lumière latéral et verticaux qui les mettent en valeur avec un effet de mystère angoissant.

 

      Comme l’action dramatique repose sur un « simple » dialogue, il s’agit, pour le metteur en scène, d’inventer une action scénique suffisamment dynamique, susceptible de suggérer — d’aller au-delà même du texte sans le surinterpréter —, au travers des corps des comédiens, avec une certaine ambiguïté, ce que nous dévoilent leurs propos. Dans la mise en scène de Kristian Frédric, cette action scénique tient au déploiement d’une séduction féroce du client coincé sur le lieu de la rencontre par la chaussure et livré par-là à la merci du dealer qui tourne autour de lui en variant la hauteur et la distance de son regard perçant malicieusement porté sur lui. Si leur rapport de force semble clairement signifié, il s’agit de savoir si le dealer parviendra à persuader ou si le client réussira à s’échapper. Tout se joue entre les deux personnages à travers cette collision certes fortuite, mais qui nous montre toute la brutalité de son caractère malsain parce que sournoisement recherchée et imposée par le dealer. L’action expose ainsi, en le concrétisant avec un effet de déflagration, ce qui se trouve à la lisière des propos voilés dans un langage séduisant empreint de poésie. Tandis que Xavier Gallais dans le rôle du client ne cesse de se débattre en adoptant des postures généralement effrontées mais subtilement nuancées, Ivan Morane crée un dealer dominant aussi bien par la maîtrise des mouvements et des gestes d’un corps raide que celle des inflexions d’une voix posée. Les deux comédiens mettent en vie deux personnages superbes : tandis que l’un donne au sien quelque chose de sauvagement animal, l’autre s’oppose à lui avec un air faussement policé terrible. Leur interprétation puissante nous happe dès leur entrée en scène tout en nous laissant dans une incertitude inquiète de deviner l’issue de leur rencontre frémissante.

      Kristian Frédric met en scène Dans la solitude des champs de coton avec une grande audace, mais qui est tout à fait payante parce que cette brillante pièce de Koltès semble autoriser une relecture dystopique — du moins, Kristian Frédric, ensemble avec Ivan Morane et Xavier Gallais, nous en convainc amplement. Sa création produit un fascinant effet de sidération.

La création de Dans la solitude des champs de coton de Kristian Frédric est reprise dès le 14 mars au Théâtre de la Ville (>).

MAC Créteil : Combat de nègre et de chiens

      La MAC Créteil ouvre sa saison théâtrale avec la création de la pièce la plus énigmatique du répertoire koltésien : Combat de nègre et de chiens présentée dans une mise en scène classique de Mathieu Boisliveau (>), mise en scène singulière en ce qu’elle laisse le spectateur empiéter littéralement sur l’espace de jeu et en ce qu’elle remodèle ainsi le rapport au public en le rapprochant au maximum du jeu physique des comédiens amplement convaincants dans leurs rôles respectifs.

      Les textes de Marie-Bernard Koltès ne cessent de nous fasciner par l’ambiguïté de leur dimension quasi métaphysique ainsi que de résister à toute interprétation décisive. Même Patrice Chéreau, qui a le mérite d’avoir familiarisé les spectateurs avec le théâtre de Koltès, ne pouvait prétendre à détenir la clé exclusive de son décryptage définitif : les premières créations des pièces de Koltès par ce metteur en scène incontournable nourrissent indéniablement les nouvelles, et si elles ont pour un certain temps empêché même d’autres metteurs en scène de s’attaquer au théâtre de Koltès en raison de leur haute qualité dramaturgique et esthétique incontestable, elles sont devenues depuis, en plus des textes proprement dits, des repères indispensables qui servent toujours de points de départ fructueux. Si une comparaison avec Chéreau s’impose toujours, il ne s’agit pourtant absolument pas de rivaliser avec lui : sa dramaturgie accessible à travers ses notes et écrits a désormais une valeur historique qui contribue au travail herméneutique mené sur le théâtre de Koltès. Mathieu Boisliveau, intimement attaché à ce théâtre et aux questions qu’il soulève, a su se frayer son propre chemin pour proposer de Combat de nègre et de chiens une relecture personnelle fondée sur une scénographie hyperréaliste.

Combat de nègre et de chiens, mise en scène par Mathieu Boisliveau, 2022 ©GLM

      Dans le propos imprimé sur la quatrième de couverture (Les Éditions de Minuit, 1989), Koltès insiste sur le fait que son Combat de nègre et de chiens n’est pas une pièce sur l’Afrique, le racisme ou le néocolonialisme — même si l’action est située dans un pays d’Afrique de l’Ouest et qu’elle aborde indirectement la question raciale à travers une confrontation directe entre le noir Alboury venu réclamer le corps de son frère mort et le chef de chantier Horn qui biaise pour le lui livrer. La teneur des dialogues nous persuade en effet qu’un étiquetage précipité pourrait nous induire en erreur et réduire la portée métaphysique des propos : l’action intègre certes des thèmes liés au rapport inextricable entre l’Occident/France et l’Afrique, comme au rapport complexe entre les Blancs et les Noirs, mais les dépasse largement en explorant aussi bien les rapports humains entre les quatre personnages de la pièce que le rapport entretenu par chacun d’eux au monde de manière générale : au travers de leur destin singulier, elle conduit à une confrontation féroce de quatre visions du monde qui ont raison de leur impossible entente au-delà de toutes les différences culturelles, sociales, religieuses ou raciales qui les opposent fatalement. Combat de nègre et de chien se présente comme une sombre ode à la vie dans la mesure où les quatre personnages pris isolément débordent certes d’énergie vitale, mais sans parvenir à concilier leurs aspirations dans un compromis acceptable : leurs errances sur le lieu du chantier africain se soldent par une rupture tragique irrémédiable. La mise en scène de Mathieu Boisliveau tient compte de ces enjeux dramatiques et métaphysiques en campant l’action dans un cadre imprécis à cheval entre un désert et un simple chantier.

      Plusieurs éléments de décor nous déplacent dans un lieu aride du continent africain sans qu’aucun objet explicite ne nous indique pourtant clairement qu’on se trouve en Afrique, si ce n’est ce sable jaune foncé qui recouvre entièrement la scène et qui n’a en fin de compte qu’une valeur métaphorique ambiguë. A jardin, une sorte de cabane faite en tôle ondulée évoque vaguement le caractère provisoire d’un terrain de chantier : à cour, un grand arbre parsemé de fleurs roses introduit dans cette scénographie aride un élément poétique qui contraste curieusement avec le reste. Si plusieurs rangées de spectateurs sont installées derrière ces deux éléments saillants, une table à jardin et une élévation de terrain à cour se trouvent, quant à eux, sur le devant de la scène. Les quatre angles représentent dès lors chacun un endroit symbolique spécifique pour les besoins de la mise en scène tout en contribuant dans le même temps à circonscrire l’espace de jeu dans un cercle ouvert qui semble dessiner une arène : les rangées de spectateurs placées derrière la scène et les gradins qui leur font face renforcent l’impression que l’aire sablée s’apparente à cette terrible arène où les quatre personnages jouent leur propre destin sous les regards ébahis des spectateurs installés dans leur étroite proximité, pris çà et là pour gardiens. L’action proprement dite semble tiraillée entre les quatre points symboliques en se situant au milieu de la scène à ses moments les plus marquants. L’utilisation dramaturgique de l’espace scénique relève ainsi d’une tension esthétique subtile qui répond au vœu de Koltès selon lequel son Combat de nègre et de chiens « parle simplement d’un lieu du monde ».

 

      C’est ainsi que chaque personnage entretient un rapport différent à ce lieu qui les réunit durant quelques heures. Si le chef de chantier Horn et l’ingénieur Cal l’ont investi depuis longtemps, Alboury et Léone le découvrent à l’instant en s’y rendant l’un pour récupérer le corps de son frère, l’autre pour rejoindre son futur époux, Horn. Or, les rencontres conditionnées précisément par un rapport ambigu à cette terre africaine les précipitent les uns les autres dans une catastrophe sanglante précédée d’échanges tendus qui constituent l’action propre de la pièce : des moments empreints aussi bien de violence et d’angoisse que de poésie et d’espoir, amenés par les quatre comédiens à l’aide d’un jeu assuré et entraînant, devenu haletant dès lors que l’étau se resserre et qu’un ultime règlement de comptes semble inévitable. Soulignons à cet égard qu’un subtil travail sur l’éclairage permet d’augmenter l’intensité de ces moments en instaurant des ambiances variées, ce qui est le plus sensible à ces moments exceptionnels où Léone et Alboury trouvent le chemin l’un vers l’autre pour exprimer leur fascination pour la terre africaine tant malmenée par des intérêts économiques et industriels, à ces moments poétiques où la scène est plongée dans une semi-obscurité bleutée et où l’espoir d’une issue non tragique semble encore possible. C’est le personnage de Léone qui représente l’élément le plus lumineux dont la « profanation » symbolique, l’automutilation et la disparition sonnent le glas de compromis devenus in fine impossibles.

Combat de nègre et de chiens, mise en scène par Mathieu Boisliveau, 2022 ©GLM

      Chloé Chevalier s’empare de la création de Léone avec une sensibilité émouvante : si elle lui prête un air de naïveté en lien avec l’origine sociale de cette parisienne débarquée en Afrique, celle-ci nous séduit tant par sa pureté morale que par l’assurance avec laquelle la comédienne défend les aspirations intimes de ce seul personnage féminin. Denis Mpunga, dans le rôle d’Alboury, incarne le versant masculin de Léone en créant un personnage équilibré doué d’une étonnante sérénité et d’une persévérance inébranlable : Denis Mpunga nous persuade dans le même temps que cette posture n’est pas un signe de soumission mais qu’elle traduit la détermination et l’honnêteté pudique d’Alboury. A l’autre bout de l’échelle des valeurs humaines, Thibault Perrenoud prête son corps au cynique ingénieur Cal, âprement attaché au gain et au bien-être : il l’incarne avec une agitation fiévreuse traduisant les frustrations de ce personnage en perte de repères entraînés par une errance stérile qui précipite les autres dans le mal. Pierre-Stefan Montagnier, dans le rôle de l’homme de compromis par excellence, incarne son personnage avec un air de bonhommie tenace en nous convainquant que l’échec des actes bien intentionnés d’Horn est imputable au louvoiement et au manque de fermeté.

     Combat de nègre et de chiens dans la mise en scène de Mathieu Boisliveau est une création entraînante qui tient les spectateurs en haleine pendant les deux heures que dure le spectacle : elle relève d’une relecture personnelle sensible tout en servant le texte de Koltès avec adresse. Elle nous séduit dans le même temps par le jeu maîtrisé des quatre comédiens qui s’approprient leurs personnages avec aisance. C’est un moment intense avec le théâtre de Koltès.