Théâtre de l’Opprimé : La Maison d’à côté de Sharr White

Actuellement jouée au Théâtre de l’Opprimé (>) dans une mise en scène de Christophe Hatey & Florence Marschal, La Maison d’à côté est une pièce de la comédienne-dramaturge Sharr White, créée pour la première fois à Off- Broadway en 2011 et partie en tournée aux États-Unis à la suite de son succès retentissant. La CIE l’Air du Verseau (>) s’en empare dans une nouvelle création française (après celle de Philippe Adrien au Petit-Saint-Martin en 2015) pour en proposer une version épurée qui focalise l’attention des spectateurs sur le drame de Juliana en proie aux troubles d’une maladie neurologique.

      La Maison d’à côté aborde un sujet médical dont il n’est pas aisé de parler sans basculer dans l’excès de pathétique : la perte de mémoire entraînée par la démence. Il est en effet difficile d’assumer que notre cerveau puisse en être atteint et que notre identité constituée d’un tissu organique de souvenirs puisse ainsi se déliter en s’éteignant petit à petit. L’homme moderne accepte quoiqu’avec douleur que son corps se détériore à cause du vieillissement ou d’une maladie, ce qui est un cheminement irréversible, tandis que l’intellect, l’esprit ou l’âme sont bien plus réputés intouchables dans leur intégrité. Cet état de choses est d’ailleurs le fruit d’une révolution épistémologique survenue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, quand on s’est aperçu que la dichotomie âme et corps n’est qu’un leurre et que la conscience de soi obéit aux processus biologiques. Dès lors que l’âme ne peut plus être sauvée par une promesse d’entrée au paradis, il s’agit de la mettre à l’abri ici et maintenant, de préserver le moi autant que possible, ce qui explique de façon symbolique que Juliana préfère infiniment avoir un cancer et qu’elle dénie quasi religieusement la démence.

La Maison d’à côté, Théâtre de l’Opprimé, 2024 © Clara Ott

      C’est d’autant plus difficile pour Juliana de La Maison d’à côté qu’en tant que scientifique dans un domaine médical accaparé par les hommes, elle a connu une brillante carrière grâce aux recherches menées en neurosciences, recherches qui l’ont conduite à concevoir un médicament révolutionnaire contre… la démence. Sa vie personnelle est en outre bouleversée par la séparation refoulée d’avec sa fille Laura, ce qui rend délicate et ambiguë l’apparition de sa maladie aussi bien pour elle que pour son mari Ian, d’où sans doute la suspicion initiale de cancer. Cette ambiguïté se voit subtilement maintenue dans le déroulement de l’action dramatique quasiment jusqu’au dénouement et ce, grâce à une écriture ingénieuse fondée sur la mise en parallèle de « l’accident médical » survenu au cours d’une conférence et de la période des examens. Une tension dialectique entre le récit rétrospectif de cette conférence et les scènes qui retracent le déni de Juliana se met en place au fur et à mesure que les spectateurs établissent le lien, quoique par à-coups, entre les deux actions pour ramener sur le compte de la maladie ce qu’ils attribuaient au départ au caractère de l’héroïne. (C’est vraiment bluffant !)

      Les metteurs en scène situent l’action de La Maison d’à côté dans un espace scénique épuré, ce qui rend avant tout fluides les transitions entre le passé et le présent, entre une prétendue salle de conférence et d’autres endroits convoqués. Une chaise et un divan vert flanqué d’un guéridon représentent en effet les seuls éléments de décor. Ces choix, outre leur côté pratique, semblent d’autant plus judicieux qu’ils concentrent le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens et par-là sur le vécu du drame personnel de Juliana brillamment incarnée par Florence Marschal. Celle-ci nous convainc avec aisance, grâce à ses postures naturellement affectées, que la scientifique a un « sale » caractère au regard de ses propos souvent prétentieux, condescendants ou hautains et ce, pour nous en révéler une profonde sensibilité enfouie dans les méandres de la maladie refoulée. Jean-Jacques Boutin dans le rôle de Ian, Christophe Hatey dans ceux de Richard et Bobby, et Samantha Sanson dans ceux de Dr Teller, Laura et une jeune femme, s’emparent de la création de leurs personnages avec autant de conviction. Tous les quatre comédiens déroulent ainsi une action scénique captivante dont l’intensité émotionnelle habilement dosée va crescendo au fur et à mesure que les spectateurs pénètrent les enjeux psychologiques de l’histoire de Juliana.

      Après Les Gratitudes avec Catherine Hiegel que nous avons applaudies avec enthousiasme en automne, La Maison d’à côté de Sharr White donnée au Théâtre de l’Opprimé est la seconde pièce de cette saison théâtrale sur les maladies mentales qui nous a séduit tant par la finesse du propos que par son interprétation scénique.