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Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Des Fleurs pour Algernon

      Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin a remis à l’affiche Des Fleurs pour Algernon (>) avec Gregory Gadebois, lauréat, en 2014, du Molière du Meilleur Comédien dans la catégorie « seul en scène » pour la création du rôle de Charlie. C’est Anne Kessler, sociétaire de la Comédie-Française, qui est à l’origine de cette mise en scène émouvante, présentée en 2012 au Studio des Champs-Élysées et reçue avec un grand succès.

      Des Fleurs pour Algernon est un monologue tiré d’un roman éponyme de Daniel Keyes (1966), réécrit à partir d’une nouvelle du même titre et récompensé par le prix Nebula du meilleur roman. Le cheminement de ce roman de science-fiction vers la scène est favorisé par son écriture monologal aux confins de journal intime : le récit se déroule en effet sous forme de notations quotidiennes faites par un certain Charlie, sujet à une expérience scientifique fantaisiste. Souffrant de retard mental, Charlie accepte de subir une opération du cerveau, expérimentée sur une souris nommée Algernon et susceptible d’améliorer les capacités mentales. Si l’opération permet d’abord à Algernon, puis à Charlie de les augmenter considérablement, elle se solde, à long terme, par un échec à cause de la régression qui finit par les replonger dans l’état initial. Le récit de Charlie est ainsi celui d’une expérience passagère de l’intelligence, expérience doublement douloureuse dans la mesure où une intelligence démesurée le conduit à la solitude et où la perte de cette intelligence provoque en lui le sentiment de frustration. Le passage de ce récit à la scène tient essentiellement à l’invention d’un cadre scénique dans lequel le témoignage de Charlie affecte les spectateurs dans leur sensibilité.

Des Fleurs pour Algernon

      Le pari dramaturgique d’Anne Kessler est tout à fait réussi parce que la metteuse en scène parvient non seulement à matérialiser symboliquement le sentiment d’enfermement de Charlie, mais aussi à amener Gregory Gadebois à créer un personnage émouvant sans excès de pathos. La scénographie représente vaguement une sorte de laboratoire qui frappe tant par sa froideur que par son caractère éclaté : des câbles et des lumières accrochés sur une charpente en métal enferment d’emblée Charlie dans un espace hostile et inhumain, plongé dans une semi-obscurité troublante. Le côté expérimental de l’action est souligné par deux écrans placés dans les angles hauts au fond de la charpente, écrans qui représentent une angoissante mise en abîme de l’action scénique filmée et retransmise en direct. Le regard voyeuriste des spectateurs présents dans la salle se voit ainsi redoublé par l’intrusion des caméras qui transforment spectaculairement Charlie en un objet d’étude, comme si la mise en récit de l’expérience manquée devait prolonger de manière malsaine l’observation clinique. Cette scénographie maintient donc les spectateurs dans un univers fantastique inquiétant, à cheval entre un effet de réalité qui provient de la mise en voix authentique du récit de Charlie et un sentiment d’étrangeté qui se dégage subrepticement du dispositif scénique déconcertant.

      Le sentiment d’enfermement est d’autre part obtenu grâce à un fauteuil sur rail installé sur le devant de la scène : c’est dans cet étrange fauteuil que le comédien expose tout le récit de Charlie, comme si l’expérience manquée conditionnait également les forces physiques du personnage en plus de la corruption de son état mental. Charlie semble ainsi subir une double séquestration, celles de l’espace et du fauteuil dans lequel il reste cloué tout au long de la représentation. Si l’action scénique n’est pas pour autant statique, c’est parce que Gregory Gadebois se laisse aller à un menu jeu subtil qui occupe le regard des spectateurs à travers des gestes qui traduisent délicatement l’abandon de Charlie évoqué à la fin de son récit rétrospectif. Il manipule un carnet rouge, son journal intime, et un crayon, puis il finit par les ranger sous le fauteuil comme il range le cartable qu’il serre nerveusement contre les genoux. Parfois, il glisse le fauteuil sur le rail ou il se tourne pour être vu de profil. Les différentes séquences du récit se trouvent en même temps séparées par des flashs accompagnés d’un son tranchant, suivis de plus par des changements au niveau de la luminosité et de l’éclairage. Par moments, une intense lumière blanche ou bleutée contraste avec la pénombre pour mettre en exergue les situations les plus troublantes. L’enfermement spatial et toutes ces menues variations d’ambiance confèrent à l’action scénique une dynamique nuancée.

      La représentation renferme quelque chose d’authentique dans la manière dont elle amène la mise en voix du récit de Charlie. A l’entrée des spectateurs dans la salle, tout est déjà en place, sans rideau qui cache la scène, ceux-ci ne font qu’attendre le comédien pour qu’il leur raconte l’histoire de Charlie. Tout repose sur des gestes simples qui font momentanément oublier que ce récit pourrait être fictif, à commencer par la posture de Gregory Gadebois vêtu de simples habits noirs. Le comédien arrive sur scène avec son cartable, comme si cette séance publique devait représenter une étape dans l’histoire de Charlie invité à partager son expérience. Rien n’est dit explicitement, tout est suggéré par un jeu sensible du comédien qui s’enfonce dans le fauteuil en se mettant à raconter d’une voix douce et hésitante, parfois saccadée ou entrecoupée par de légers bégaiements. C’est en transposant avec cette finesse le stress et un air de bonhomie de Charlie que Gregory Gadebois confère à son personnage une touche d’authenticité : sans aucune recherche de pathos, il rend palpable la douleur latente de Charlie qui se souvient sans amertume, parfois avec humour, d’avoir été pendant quelque temps un véritable génie. Ce faisant, Gregory Gadebois promène son regard empreint d’une ingénuité timide à travers la salle pour établir un contact visuel. C’est ainsi que les spectateurs affectés par son récit sensible finissent par confondre le comédien et le personnage.

      Des Fleurs pour Algernon, dans la mise en scène d’Anne Kessler, est une indéniable réussite dramaturgique qui bouleverse par la subtilité avec laquelle la metteuse en scène transpose au théâtre un récit poignant. Tout en posant en demi-teinte la question de l’excès de confiance dans la science, elle attire l’attention des spectateurs sur l’expérience navrante d’un être humain qui en est une victime révoltante. Sans dénoncer explicitement cet abus, sa mise en scène fait ressortir le destin de Charlie avec une impressionnante authenticité.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

      Catherine Hiegel excelle dans la pièce de Jean-Luc Lagarce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne mise en scène par Marcial Di Fonzo Bo à la Comédie de Caen. Partie en tournée, elle joue actuellement au Petit Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>).

      Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne se présentent comme le discours d’une Dame sur les actes civils qui règlent la vie d’un individu de la naissance à la mort. Condensées dans un texte comme elles le sont par Lagarce, elles ont l’air parfaitement rigides et étriquées, et on ne manque pas de voir dans leur application quelque chose de suranné qui fait sourire. Le récit suit le double parcours complémentaire d’un homme et d’une femme modèle en laissant en suspens des écarts possibles selon la situation de tout un chacun qui relève le plus souvent de la fortune et/ou de la mort d’un membre de la famille ― c’est une sorte de leitmotiv qui revient régulièrement perturber l’ordre des choses le plus attendu.

      Aussi plusieurs moments importants dans la vie épinglés par Lagarce font-ils l’objet des clichés les plus communs : naissance, choix du prénom, baptême, arrangement du mariage, fiançailles, contrat de mariage, mariage civil ainsi que cérémonie religieuse (remariage en cas de la disparition de l’un des deux conjoints), noces d’argent, noces d’or, mort et veuvage. La Dame en charge du monologue consacre à chacun d’eux un développement mordant qui souligne leur caractère ordonné selon les coutumes implicitement ancrées dans les consciences et par-là quasi machinalement reproduites d’une génération à l’autre. Elle s’exprime par ailleurs dans un langage parlé fondé sur des répétitions et ruptures typiques de l’oral, ce qui subvertit d’emblée cette reproduction rituelle au regard de la syntaxe harmonieuse pratiquée dans les écrits traditionnels.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      La difficulté du passage à la scène des Règles du savoir-vivre dans la société moderne tient précisément au caractère discursif et monologique de la pièce de Lagarce. Aucune indication scénique ne fournit la moindre information sur le jeu : une action ainsi qu’un rythme et une tonalité restent entièrement à inventer, ce qui est d’autant plus délicat que la comédienne qui incarne la Dame est seule sur scène sans pouvoir se reposer sur un partenaire.

Les règles du savoir-vivre dans la société moderne      C’est à cet égard que l’on apprécie le formidable travail de Marcial di Fonzo Bo et la prestance éblouissante de Catherine Hiegel. Ils ont réussi à mettre en œuvre un spectacle dynamique qui joue subtilement sur une adresse implicite faite aux spectateurs ainsi que sur la dimension didactique du propos. Si aucun geste n’est forcé, tout semble aller de soi. Si rien n’est laissé au hasard, si le jeu scénique est réglé comme la vie selon le titre programmatique, tout a l’air naturel comme la reproduction inlassable des mêmes rites sociaux. Sous la baguette de Marcial di Fonzo Bo, Catherine Hiegel propose une interprétation délicieusement subversive grâce à un apparent sérieux qu’elle donne à son personnage mais qu’elle ne cesse de miner à travers des intonations et des gestes empreints d’une ironie raffinée placée avec aplomb. Dans ces conditions, toutes les règles du savoir-vivre prennent une allure de façade et tendent un drôle de miroir aux spectateurs amusés par la dimension satirique du texte adroitement réactivée par la comédienne.

      D’une simplicité intemporelle, la scénographie situe l’action dans un hors-temps olympien en accord avec le propos à valeur universelle, cette quintessence de la vie humaine réglée par des actes obligés qui, avec des variations, sont de toute époque. Elle s’appuie sur un contraste symbolique en noir et blanc, sans doute en référence à l’expression imagée selon laquelle tout écrit fait foi : c’est écrit noir sur blanc, c’est indiscutable. Le plateau carré bien délimité par un revêtement blanc et les rideaux du fond également blancs contrastent ainsi avec les côtés et les habits noirs. Pour le costume de la Dame, un col blanc dépasse sa tunique noire tout en lui donnant un aspect austère propre aux dames aigries et revêches : la comédienne prend alors l’air de ces doyennes qui veillent au respect scrupuleux des convenances sociales et qui garantissent leur application sans faille.

      Plusieurs éléments de décor complètent cette scénographie spartiate : trois tables mobiles amenées sur scène à trois temps différents qui structurent l’action, trois grands livres qui évoquent ces anciens guides de savoir-vivre destinés aux nouveaux mariés, quelques aide-mémoires collés sur les tables et un grand bouquet de fleurs blanches introduit à l’occasion du chapitre sur les fiançailles. Aux règles condensées dans le discours de la Dame, la scénographie répond ainsi par la construction d’un espace épuré, parfaitement agencé et cohérent, en accord avec le rationalisme et la limpidité recherchés par la société bourgeoise dont la représentation se fonde sur la célébration ostentatoire des mêmes rites claniques et qui ne cesse d’affirmer par-là sa suprématie socio-politique.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      Cette scénographie, présentée sous le sceau de la limpidité, embrasse une action scénique qui ne manque  pas de mouvement et qui va jusqu’à bouleverser la rigidité de son apparence ordonnée et susciter même le sentiment de complicité. L’action est subtilement scandée suivant les actes civils grâce à des variations d’ambiance entraînées par l’utilisation rituelle de certains éléments qui les ponctuent avec une précision d’horloger. Si à chaque nouvelle étape la comédienne introduit une table ou un objet, ou si elle redispose les tables et les accessoires en s’approchant ou en s’éloignant, le début de chaque étape se trouve comme célébré par le retentissement discret, en fond sonore, d’un air baroque, qu’il soit instrumental ou chanté. Ainsi la scène des prénoms et celle du baptême sont-elles distinguées par l’introduction de la deuxième table mobile et par un nouvel air instrumental.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 2021 © Marek Ocenas

      Mais ces airs baroques ressurgissent ponctuellement à d’autres moments pour souligner leur solennité, comme la rencontre des prétendants au théâtre ou l’arrivée de la mariée à l’église. Les noces d’or, quant à elles, sont par exemple évoquées dans une ambiance singulière suscitée grâce à l’air Alto Giove de Propora, mais aussi à travers un éclairage tamisé qui plonge la scène dans la pénombre. Quand elle traite des enjeux du contrat de mariage, Catherine Hiegel rapproche la table de devant des spectateurs pour faire naître un sentiment de confidence soutenu par un clair-obscur obtenu grâce à un éclairage latéral. C’est de cette manière extrêmement raffinée qu’évolue la mise en voix du texte de Lagarce : elle ne cesse de relancer subtilement l’action tout en attirant le regard du spectateur sur le caractère purement construit de la société dans laquelle il vit.

      Ces variations d’ambiance sont dans le même temps reliées par une prestance infernale de Catherine Hiegel aux allures d’une grande dame douée d’un sarcasme élégant, parfaitement au courant de la supercherie ambiante des règles du savoir-vivre évoquées dans son discours. Si elle fait semblant de lire certains passages dans les trois grands livres ou sur les aide-mémoires, c’est sans doute pour signaler leur caractère amplement contraignant. Quand elle en détache les yeux, elle promène son regard à travers la salle tout en cherchant à établir un contact oculaire pour donner l’impression qu’elle s’adresse bel et bien au public : à ces moments-là, son propos et sa gestuelle persuadent qu’elle commente avec ironie les passages lus comme pour partager son expérience avec ses spectateurs. Elle décompose ainsi un texte monolithique en mettant en place une tension ingénieuse entre ses différentes parties. Cette interprétation tout à fait convaincante est enrichie par les modulations incisives de la voix appuyées par des regards pleins d’assurance et des gestes tranchants et ce, à des endroits précis, notamment dans le cas des répétitions inscrites dans le texte auxquelles elle confère une dimension sarcastique et qui suscitent alors le rire complice des spectateurs. Le bien-fondé des règles du savoir-vivre se voit ainsi copieusement remis en cause par le truchement d’une distance ironique extrêmement fine, véhiculée par celle même qui semblait vouloir attester leur validité et qui dénonce au contraire leur lourdeur pesante.

      Ce jeu de Catherine Hiegel avec le texte de Lagarce est absolument ravissant, jubilatoire, c’est un exploit théâtral, c’est un moment de pur bonheur qui déborde de virtuosité dans le geste et de justesse dans le ton. La mise en scène de Marcial di Fonzo Bo se distingue par une remarquable qualité dramaturgique qui sert brillamment le monologue de la Dame dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

Pour écouter Catherine Hiegel parler de son interprétation des Règles du savoir-vivre dans la société moderne lors d’une interview accordée à FranceCulture, suivre ce lien.

Catherine Hiegel : Le Jeu de l’amour et du hasard

      En 2018, Catherine Hiegel a mis en scène, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, l’une des plus célèbres pièces de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, dans une distribution qui réunit plusieurs comédiens talentueux. Laure Calamy a obtenu le Molière de la Comédienne pour son interprétation éblouissante de Lisette, brillamment assistée par Vincent Dedienne dans le rôle d’Arlequin. La mise en scène de Catherine Hiegel a ensuite été reprise en tournée dans toute la France (>).

      Marivaux est aujourd’hui le seul auteur du XVIIIe siècle toujours joué qui suscite un engouement grandissant pour ses pièces. Si son propre siècle s’en est peu à peu désintéressé ― ses dernières comédies sont de véritables échecs scéniques et le dramaturge meurt même dans l’oubli ―, l’histoire n’a pas donné raison à cette désaffection de son théâtre. Pendant longtemps, celui-ci a été prisonnier d’idées reçues sur l’éternelle naissance de l’amour et de lectures hâtives qui ne parvenaient pas à pénétrer les enjeux esthétiques d’une dramaturgie novatrice. Tout au long du XIXe siècle, on le réduisait à des simplifications qui répondaient plus aux représentations erronées que la critique d’époque se faisait du XVIIIe siècle, qu’à une véritable analyse dramaturgique capable de mettre en lumière des potentialités scéniques. Aujourd’hui, le théâtre de Marivaux ne cesse d’intriguer les metteurs en scène grâce à la polysémie esthétique de ses multiples lectures qui en montrent la richesse. Dans un cadre spatio-temporel stylisé, parfaitement malléable, les personnages évoluent sur une trajectoire sentimentale étonnamment crédible même pour un spectateur/lecteur du début du XXIe siècle. Subjugués par des « passions » qui les exposent à tout type d’actes et résolutions extravagants, ils se livrent aux jeux sentimentaux parmi les plus cruels, révélateurs de nos propres fantasmes refoulés. Ce qui fascine dans le théâtre de Marivaux, c’est donc cette perspicacité avec laquelle le dramaturge analyse théâtralement le cœur humain dans ses moindres replis pour le soumettre à l’appréciation du spectateur qui s’y reconnaît. Les intrigues, conçues certes comme comiques, ne sont ainsi « badines » qu’en apparence : un glissement dans le tragique au sens esthétique du terme semble toujours possible, pour peu qu’on supprime les dernières répliques ou qu’on réécrive le dénouement de telle sorte qu’Alfred de Musset l’imagine pour sa pièce On ne badine pas avec l’amour. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, il ne manquait que peu pour que Dorante ne revienne pas et ce serait un drame pour Silvia. Catherine Hiegel, quant à elle, assigne, dans une tonalité enjouée, à un cadre spatio-temporel champêtre un jeu de passions cruel : la scénographie suggère alors avec justesse que le gracieux et le folâtre ne sont que l’envers brillant d’une anthropologie sentimentale bien plus complexe.

SILVIA (à son frère et à son père) : Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable : il pense qu’il chagrinera son père en m’épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions : je serai charmée de triompher. Mais il faut que j’arrache ma victoire, et non pas qu’il me la donne : je veux un combat entre l’amour et la raison. (III, 4)

      Ce combat entre l’amour et la raison se déroule dans le jardin d’une maison bourgeoise aux apparences d’un hôtel particulier aristocratique, ce qui brouille la référenciation à un cadre spatio-historique précis. Les beaux costumes seuls rappellent ici un XVIIIe siècle réputé élégant. Le devant de la scène qui concentre le jeu des comédiens représente un gazon jonché de plusieurs éléments végétaux et architecturaux avec un banc en marbre blanc au milieu et deux autres flanqués des deux côtés de la scène décorés de buissons verts. Un grand escalier tournant mène au rez-de-chaussée surélevé de la maison décalée à gauche pour donner sur un passage étroit que l’on devine entre la façade arrière en pierre de taille claire et la balustrade recouverte d’une grande tablette d’appui. Il ouvre l’espace côté cour pour y accueillir de la verdure, un imposant treillis et un chemin qui permet d’entrer dans le jardin sans passer par la maison. Une grande fenêtre ouverte laisse enfin voir une violoniste assise sur une chaise surélevée. L’action semble ainsi située dans un locus amoenus conventionnel que l’on retrouve dans certains tableaux de Watteau. Cette scénographie pittoresque constitue un espace naturel propice aux jeux romanesques d’un amour naissant, puisqu’elle dessine un lieu idyllique favorable aux rencontres entre des personnages travestis en valets ou en maîtres tout en les débarrassant de tout autre soin que celui d’aimer. Rien n’évoque ici vraiment le cadre citadin comme le veut la didascalie de Marivaux selon laquelle l’action doit se situer à Paris, si ce n’est, vaguement, la façade de style classique. Mais le caractère laconique de cette indication et le texte dramatique lui-même ne vont nullement à l’encontre d’un tel déplacement à la campagne, favorisant au contraire la manipulation de l’espace et laissant au metteur en scène la liberté de l’aménager selon ses vœux. Les choix scénographiques de Catherine Hiegel vont dans le sens d’une élégance raffinée envisagée en harmonie avec les représentations stéréotypées du XVIIIe siècle du règne du jeune Louis XV. C’est loin d’être un préjudice étant donné qu’ils aident le spectateur à focaliser l’attention sur la double virtuosité du texte dramatique et du jeu des comédiens.

Catherine Hiegel, Le Jeu de l’amour et du hasard, 2018.

      Clotilde Hesme et Nicolas Maury confèrent à leur personnage une certaine part de mélancolie si ce n’est une langueur amoureuse au regard de la situation qui les force à maîtriser les sentiments de Silvia et Dorante déguisés en valets. D’une part, Silvia se montre inquiète à l’idée d’être mariée avec un homme qu’elle ne connaît pas et qui pourrait la rendre malheureuse à vie. Si elle tombe amoureuse de Bourguignon dès leur premier abord, elle n’accepte pas d’aimer un valet malgré tout le charme que celui-ci peut avoir à ses yeux. Clotilde Hesme crée une Silvia résignée qui ne manque certes pas d’énergie mais qui se laisse davantage aller à une lassitude un peu sombre : son jeu montre bien au spectateur averti de son déguisement qu’elle se force à ne pas aimer et ce, à travers des regards fuyants, des postures en retrait ou une voix parfois légèrement tremblante. Comme l’action fonctionne en symétrie, Nicolas Maury répond à cet état d’esprit en faisant de Dorante un amant quelque peu ténébreux. Son Dorante agit ainsi avec la retenue qui correspond à son rang social et qui amuse copieusement le père et le frère de Silvia, ne se permettant aucun écart de conduite malgré tout le discours galant que lui prête le texte : son ardeur amoureuse se voit souvent reléguée dans des gestes et des postures résignées face aux refus essuyés. Le spectateur peut ainsi avoir du mal à ne pas voir en lui un personnage romantique désenchanté. La cruauté avec laquelle Silvia l’oblige à renoncer à lui-même renforce de plus cette impression que Dorante de Nicolas Maury est un personnage empreint d’une certaine tristesse rêveuse. Si cette raideur se comprend chez Silvia soucieuse de sa réputation, elle surprend dans le cas de Dorante qui contraste avec la vivacité d’Arlequin. Le double jeu que s’imposent les deux jeunes gens semble ainsi moins divertissant que propre à éprouver leurs sensibilités respectives.

MARIO : C’est une aventure qui ne saurait manquer de nous divertir, je veux me trouver au début et les agacer tous les deux. (I, 4)

      Si Le Jeu de l’amour et du hasard est une comédie susceptible de « divertir », dans la mise en scène de Catherine Hiegel, la pièce garde sa dimension comique, sans basculer dans le pathétique, grâce aux maladresses situationnelles de Lisette et Arlequin. Malgré une humeur badine, Mario (Cyrille Thouvenin) et Monsieur Orgon (Alain Pralon) ne parviennent pas à décoincer Silvia et Dorante qui restent sérieux : les comédiens semblent rire à leur compte tout en les poussant à confronter leurs sentiments pour le plus grand plaisir des spectateurs, mais le couple se trouve plus préoccupé par l’amour qui contrarie leur statut social qu’à se laisser aller à l’amusement. Un contraste flagrant s’établit ainsi entre Silvia et Dorante et leurs serviteurs plus spontanés dans leur façon d’être. Cette spontanéité, observée en particulier dans le cas d’Arlequin, instaure un fin équilibre qui donne à l’action scénique l’air tout naturel.

      Les regards des spectateurs sont bel et bien portés sur le duo Lisette-Arlequin, puisqu’il s’agit des deux rôles les plus délicats de la pièce : revêtus de costumes de maître, les deux serviteurs doivent assumer les rôles respectifs de Silvia et de Dorante. Les deux comédiens qui les incarnent doivent, quant à eux, montrer dans leur interprétation une certaine maladresse qui trahit l’origine sociale de leur personnage. L’équilibre scénique n’est pas toujours facile à trouver sans verser dans une surenchère caricaturale de mauvais goût : quoi, en effet, de plus simple que de forcer les traits de Lisette et Arlequin déguisés pour en faire des personnages grossiers et ridicules ? Si le texte de Marivaux guide les comédiens en leur imposant des transgressions verbales, il les laisse en même temps suffisamment libres d’adopter un ton et a une gestuelle qui correspondent aux intentions du metteur en scène. C’est à cet égard que l’on reconnaît le mieux le talent de Laure Calamy et de Vincent Dedienne, puisqu’ils ont su trouver le juste milieu dans la création de leur personnage tout en restant savoureusement complices. Le spectateur jubile en effet à les voir naturellement exposés à des faux pas provoqués par la bonne volonté d’Arlequin et Lisette de s’acquitter de leur rôle avec noblesse. Dès son entrée en scène, Laure Calamy donne à Lisette, face à l’inquiétude d’une Silvia fâchée, une innocence à la fois farouche et ingénue : ses gestes, sa mimique, ses regards ainsi que ses intonations révèlent d’emblée une comédienne sûre de son jeu et ce, jusqu’aux moindres hésitations entraînées par la mauvaise humeur de la jeune fille à marier. Laure Calamy garde quelque chose de cette ingénuité séduisante quand elle interprète le rôle de Lisette déguisée en Silvia : une spontanéité enjouée mêlée à de menues hésitations placées avec justesse font de cette Lisette un personnage comique équilibré. Le spectateur rit de bon cœur en la voyant donner à la soubrette la contenance d’une grande dame sans aucun trait de caricature. C’est moins la dimension comique des répliques qui suscite ce rire que la manière avec laquelle Laure Calamy les fait résonner sur scène. Vincent Dedienne, dans le rôle d’Arlequin, pimente la vivacité des quiproquos à travers ses « façons de parler sottes et triviales » qu’il relève grâce à des intonations étirées et des gestes plaisants de grand air, tout cela accompagné de petits rires joviaux d’un serviteur amusé par son déguisement en maître. Vincent Dedienne crée ainsi un Arlequin vif et déluré, qui n’a rien à envier à ses prédécesseurs.

      Si Marivaux reste un dramaturge difficile à jouer à cause de la dimension essentiellement parlée de ses pièces, Catherine Hiegel s’est brillamment acquittée de cette difficulté grâce à l’invention d’un jeu scénique vivant et varié : son Jeu de l’amour et du hasard est une fête galante qui donne ses lettres de noblesse à « l’éternelle naissance de l’amour ».

 

Le Jeu de l’amour et du hasard, mise en scène par Catherine Hiegel, Théâtre de la Porte-Saint-Martin

Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Avant la retraite

      Avant la retraite est une pièce de l’auteur autrichien Thomas Bernhard. Alain Françon s’est saisi de son texte sulfureux pour le mettre en scène au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>) dans une brillante distribution qui fait monter sur le plateau Catherine Hiegel, André Marcon et Noémie Lvovsky.

      Thomas Bernhard est un dramaturge qui n’est peut-être pas très connu en France auprès du grand public malgré sa renommée internationale. Si ses pièces suscitent pourtant un certain intérêt, leurs mises en scène ne comptent pas toujours parmi les mieux réussies. C’est peut-être parce que les textes polémiques de Thomas Bernhard sont empreints d’une dimension négative et provocatrice qui conduit des metteurs en scène à les présenter sous ce même aspect également au niveau scénographique. On peut se demander quel effet produit l’expression désespérée du dégoût du monde dans une mise en scène multipliant les symboles qui détournent le jeu, les costumes, les accessoires et les décors dans ce même sens. Toute surenchère risque en effet de provoquer un malaise fâcheux qui nous amène à considérer une telle mise en scène comme une plate caricature ne parvenant pas à se départir du texte et à le dépasser par un véritable acte créateur. Alain Françon, quant à lui, aborde Avant la retraite de Thomas Bernhard, avec rigueur et avec sérieux, dans une scénographie « classique ». Ce choix dramaturgique n’est pas pour autant une solution de facilité. Il donne au texte une force de résonnance bouleversante parce qu’il ne nous oblige pas à déchiffrer des symboles superflus qui lui tendent un miroir sur scène et qui brouillent tout. Il recentre son attention sur le verbe et sur le geste fondés sur une analyse psychologique minutieuse transposée dans une représentation pure et simple. Le texte en lui-même est suffisamment dense pour se passer aisément d’une surinterprétation déplaisante. La transparence et la simplicité mêlées au sérieux permettent ainsi de pénétrer au cœur du problème de la bien-pensance de façade, que Thomas Bernhard dénonce impitoyablement dans sa pièce sur l’exemple d’une famille saluant, en cachette et avec nostalgie, le nazisme.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      La scène représente un salon bourgeois ordinaire, meublé avec sobriété, sans accaparer l’œil du spectateur par un aspect matériel débordant. De gauche à droite, le salon de la famille Höller ne dispose ainsi que de quelques meubles : un guéridon autour duquel est installée Clara en fauteuil roulant, un fauteuil ordinaire dans lequel vient parfois s’asseoir Véra, alors même qu’elle repasse l’uniforme nazie de leur frère sur une grande planche dressée au fond de la scène et, enfin, un grand piano à cheval entre le salon et une sorte d’alcôve qui disparaîtra au troisième acte pour laisser place à une cheminée. Au lever du rideau, la scène impressionne par un important espace qui s’étend en profondeur jusqu’au fond du plateau et en hauteur jusqu’aux cintres dissimulés par un plafond clair d’où pend un grand lustre. L’impression de hauteur est d’autre part prolongée par deux grandes fenêtres rectangulaires dont le parapet surélevé monte au niveau des épaules des comédiens. Elles laissent entrer la lumière d’une intensité variable, venant de gauche, pour éclairer davantage le côté droit tout en suggérant le hors-scène de l’espace dramatique. Cette lumière extérieure d’un après-midi finissant, comme si le temps était nuageux avec des éclaircies, pénètre nostalgiquement le salon jusqu’à ce que les stores en planches brun foncé ne recouvrent les vitres, au début du troisième acte, pour empêcher la famille, vêtue de costumes nazis, d’être vue au cours du dîner annuel du 7 octobre, le jour même de l’anniversaire du chef SS Himmler. L’impression de pureté et d’espace renforcée par la luminosité semble discrètement jouer sur l’idée cliché que l’on peut se faire d’un appartement viennois. La robe d’un rouge éclatant que porte Véra va d’autant plus dans ce sens-là que les cheveux blonds de Catherine Hiegel noués en tresse bandeau incarnent l’austérité autrichienne. Mais tous ces éléments confondus mettent avant tout l’accent sur l’enlisement du temps dans une temporalité vague, comme si le cas de la famille Höller devait tendre à la généralisation, ce qui serait au reste conforme à la teneur des discours de Thomas Bernhard. Et, pour peu qu’on substitue au nazisme une autre idéologie aberrante, l’attitude des Höller acquiert une dimension pleinement universelle.

      Le grand salon lumineux permet aux deux sœurs, Véra et Clara, attendant le retour de leur frère Rudolf, d’amener le sujet de la pièce à travers un dialogue cruel parsemé par des révélations scandaleuses sur la vie intime des Höller, famille dont le frère est un ancien officier nazi reconverti en président de tribunal mais qui continue à chérir en cachette la mémoire de Himmler. Si les textes peu dramatiques de Thomas Bernard débordent de paroles et de longs discours, Alain Françon a remédié au caractère statique d’une action essentiellement verbale en inventant un mouvement scénique qui, l’air de rien, promène discrètement le regard du spectateur à travers le salon. C’est en particulier grâce au va-et-vient du personnage de Véra chicanant sa sœur antinazie paralysée. La voix rauque de Catherine Hiegel, son regard assassin, son pas énergique et la fermeté rude que l’on observe dans sa posture confèrent à Véra un aspect diabolique jusqu’au retour tant attendu de Rudolf interprété par André Marcon. Si Véra s’adoucit un peu à la vue de son frère, Catherine Hiegel et André Marcon ne forment pas moins un couple infernal exprimant dans une complicité incestueuse aussi bien leur haine du monde industriel et des juifs que l’amour de la musique et de la nature. Cette relation malsaine, symboliquement représentée par un baiser, reste tout aussi secrète que l’adhésion à l’idéologie nazie célébrée solennellement au cours du dîner organisé autour d’une grande table dressée au milieu de la scène sous le patronage de Himmler dont le portrait se trouve sur la cheminée.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      Le jeu des trois comédiens semble parfaitement maîtrisé, minutieusement calculé au moindre geste et à la moindre inflexion de la voix. Rien n’est laissé au hasard. Chaque comédien représente avec précision le rôle qui lui est imparti au sein de la famille. Comme le laissent entendre les discours des trois personnages, le jeu répond à la rigidité rituelle et répétitive de leur quotidien renfermé dans une promiscuité morbide. Ce jeu précis rejoint, à cet égard, la sobriété matérielle de la scénographie qui reflète avec éclat la vacuité absurde d’une vie dérisoire. Catherine Hiegel, avec une froide assurance, crée un personnage dominant qui effraie par les propos d’une cruelle franchise mêlés à l’attitude impitoyable avec laquelle elle traite sa sœur et avec laquelle elle regardera mourir Rudolf frappé d’une crise cardiaque. André Marcon dans le rôle du frère paraît comme un complice plus que parfait de Catherine Hiegel : il subjugue subrepticement autant les sœurs que le public grâce à l’allure distinguée qu’il adopte sans jamais tomber dans l’outrance. Quant à Noémie Lvovsky, elle prête discrètement son corps à Clara soumise au duo infernal, comme si sa dépendance crispée l’empêchait de s’émanciper tant sur le plan physique que sur celui des idées : muette, éteinte, impassible, le regard vide, elle assiste sans état d’âme au jeu hypocritement conformiste que livrent Rudolf et Véra à la société bien-pensante. Ce choix d’Alain Françon d’éluder toute caricature dans la scénographie et dans le jeu confère à sa mise en scène une dimension terrifiante. Si la caricature repose sur la conception intrinsèque de l’intrigue, les personnages portés à la scène ont l’air de tout faire comme des gens ordinaires.  L’ensemble a ainsi l’air tout à fait naturel, comme si l’absurdité qui se donne en spectacle était un présupposé d’emblée accepté, ce qui rend l’action scénique redoutable : cette idée qu’il peut s’agir d’une attitude standardisée d’autant plus que tout un chacun cache quelque chose devant les autres.

      Alain Françon a créé, avec Avant la retraite, un brillant spectacle qui fascine par la précision et par la justesse. Les trois comédiens excellent redoutablement dans les rôles dont ils s’emparent avec le plus grand sérieux. Le théâtre de Porte-Saint-Martin défend ainsi avec noblesse sa réputation de la première scène privée.