La Mouette est la première des quatre grandes pièces de Tchekhov. Sa création au théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, le 6 octobre 1896, est pourtant un cuisant échec, attribué à la dissonance esthétique entre la dramaturgie novatrice de Tchekhov et le jeu traditionnel des comédiens. La seconde représentation, qui a lieu le 21 octobre, marque au contraire un franc succès. Mais c’est la reprise de La Mouette par Stanislavski (Théâtre d’Art de Moscou, 1898) dans une véritable mise en scène qui inscrit l’œuvre de Tchekhov dans l’histoire du théâtre. Cette création entame une nouvelle ère, celle du XXe siècle, aussi bien sur le plan dramatique qu’au niveau scénique. Tchekhov a beau exprimer son mécontentement et ses réserves sur le travail de Stanislavski, c’est Stanislavski qui invente Tchekhov et qui le met “à la mode”.
Stéphane Braunschweig : « Puis, en 2001, j’ai mis en scène La Mouette. Chaque metteur en scène rêve de mettre en scène cette pièce parce qu’elle parle du théâtre. Et ce n’est pas la même chose de le faire à l’âge de Treplev, de Trigorine ou de Sorine. Dans La Mouette, ce qui m’intéressait, c’était de montrer que le théâtre, l’art plus généralement, constituait le point de contact entre tous les personnages, artistes ou non, et qu’il cristallisait tous les espoirs et toutes les déceptions de l’existence. Tous, ils vivent pour l’art, à travers l’art, c’est l’art qui donne sens à leur vie, et finalement, comme Nina au dernier acte, nous découvrons que c’est la vie qui donne sens à l’art. » (Programme d’Oncle Vania, Odéon-Théâtre de l’Europe, 2020)
Quelques mises en scène qui ont fait date…
- 1898 : Stanislavski, Théâtre d’Art de Moscou
- 1984 : Antoine Vitez, Théâtre de Chaillot — pour écouter Vitez parler de La Mouette, suivre ce lien.
L’histoire de La Mouette est en grande partie structurée autour du personnage de Treplev, jeune auteur à la recherche de nouvelles formes d’écriture et de la réalisation de ses ambitions littéraires. Fier, en manque de reconnaissance, malheureux dans son amour non partagé, Constantin Gavrilovitch stimule, par ses actes et par ses propos controversés, les réactions de son entourage. Le pivot de l’action dans le premier acte repose sur la représentation manquée de sa pièce symboliste qui est à l’opposé du théâtre traditionnel. Quasiment absent du deuxième acte, Treplev cède la place aux autres personnages en proie à l’ennui, au désœuvrement, aux échanges creux, à la monotonie générale d’une vie menée à la campagne. Ce deuxième acte apparaît ainsi comme le plus tchekhovien de toute la pièce : l’action ne repose que sur quelques animosités ou complicités qui la traversent sans la faire avancer. Elle rebondit à la suite de la première tentative de suicide de Treplev qui se produit entre le deuxième et le troisième acte et qui entraîne le départ de sa mère Arkadina accompagnée de Trigorine. Les retrouvailles qui interviennent dans le quatrième acte conduiront, in extremis, au suicide effectif. Si l’amour avoué de Nina pour Trigorine y a sans doute la plus grande part, les échecs littéraires qui plombent le moral de Treplev dès le début de l’action sous-tendent tout autant son acte désespéré.
Les ambitions de Treplev rencontrent l’incompréhension et le rejet même de son entourage le plus proche, à commencer par sa mère Arkadina, qui est une actrice célèbre dans le théâtre traditionnel du vaudeville et qui semble plus mépriser son fils qu’elle ne l’estime. Trigorine, auteur à succès, représente, quant à lui, non seulement un rival fâcheux pour le jeune homme, mais aussi le contrepied de ses idées sur la littérature. La Mouette se présente ainsi comme une pièce largement métathéâtrale et métalittéraire. Les personnages de Tchekhov confrontent et discutent ses propres idées sur le rôle et la place de l’écrivain dans la société. Et on reconnaît dans Trigorine certains aspects de la carrière de l’auteur, que ce soit le sentiment d’infériorité par rapport à Dostoïevski, Tolstoï ou Tourgueniev ou le regard critique porté sur le peu de valeur qu’il attribue à son œuvre.
TREPLEV, en effeuillant une fleur. ― Elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. (Il rit.) Tu vois, ma mère ne m’aime pas. Pense donc ! Elle a envie de vivre, d’aimer, de porter des toilettes claires, et moi j’ai vingt-cinq ans et je lui rappelle constamment qu’elle n’est plus jeune. Quand je ne suis pas là, elle n’a que trente-deux ans, en ma présence quarante-trois, et c’est pour ça qu’elle me hait. Elle sait aussi que je ne reconnais pas le théâtre. Elle, elle aime le théâtre, elle croit qu’elle sert l’humanité, la cause sacrée de l’art, et moi je pense que le théâtre contemporain n’est que routine et préjugés. Quand le rideau se lève, et qu’on voit une chambre à trois murs, dans un éclairage crépusculaire, où ces grands talents, ces prêtres de l’art sacré représentent des gens qui mangent, boivent, aiment, marchent, portent leurs vestons ; quand ils essaient de prêcher dans ces images et ces phrases vulgaires une morale ― une morale mesquine, bien facile à comprendre, utile pour l’usage domestique ; quand on me ressert toujours la même chose sous mille variations, toujours la même chose, eh bien je m’enfuis, je m’enfuis, comme Maupassant fuyait la tour Eiffel qui lui écrasait le cerveau de sa vulgarité.