Alain Françon revient à l’Odéon, aux Ateliers Berthier (>), avec une mise en scène éblouissante de La Seconde Surprise de l’amour, une délicieuse comédie de Marivaux brodée avec une justesse toujours saisissante. Il réserve le rôle de la Marquise à Giorgia Scalliet, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, qui l’illumine d’un jeu à la fois sensible et brillant, parfaitement synchronisé avec les autres comédiens, tous excellents.
Destinée à la Comédie-Française, La Seconde Surprise de l’amour (1727) est la troisième comédie de Marivaux historiquement inscrite au répertoire de la maison de Molière qui consacre ainsi son talent de grand auteur. Elle fait pendant à La Surprise de l’amour donnée en 1722 à la Comédie-Italienne sans en être une simple réécriture améliorée. La situation sentimentale des deux comédies est loin d’être la même. Si les personnages de la première Surprise se refusent à l’amour, c’est par dépit, c’est parce qu’ils ont été violemment trahis et qu’ils veulent se murer avec fracas dans une solitude tant soit peu grotesque. Ceux de la Seconde Surprise sont davantage endeuillés à cause de la disparition de leur partenaire qu’ils ne cessent d’idolâtrer : la Marquise a perdu un mari bien-aimé, alors que le Chevalier regrette une « amante » retirée dans un couvent. Eux aussi prennent la résolution de ne plus aimer pour ne pas souffrir à l’avenir, mais aussi pour rester fidèles à la mémoire de ceux qu’ils ont chéris. La tonalité de cette Seconde Surprise de l’amour est ainsi différente : elle est empreinte d’une dimension mélancolique et d’une certaine douceur chagrine, sans pour autant basculer dans un sentimentalisme éploré. Son action est en effet innervée de propos et attitudes qui montrent les personnages dans des situations embarrassantes propices au rire. Alain Françon a réussi dans sa mise en scène à allier l’émotion et l’humour en douant les personnages d’une profondeur humaine qui va droit au cœur des spectateurs.
En situant l’action à la campagne, selon l’indication de Marivaux, la scène représente un grand jardin imaginaire qui relie la maison de la Marquise côté cour à celle du Chevalier côté jardin. Les façades arrière, réalisées de manière schématique, avec une ou deux ouvertures en relief, et précédées chacune d’un perron, se font face pour converger symboliquement vers un bassin placé au milieu de la scène, substitut de fontaine, haut lieu topique des rencontres amoureuses de la littérature érotico-galante. À une parfaite symétrie se substitue dans le même temps une légère variation d’éléments géométriques employés, comme pour faire un discret clin d’œil à l’esthétique rococo amenée à déconstruire une austérité classique.
C’est en fin de compte une magnifique toile de fond végétale, peinte par le scénographe Jacques Gabel, qui transporte les spectateurs dans l’univers pittoresque d’un locus amoenus : une forêt touffue, dont l’exubérance, mise en valeur par un dessin en pastel à contours flous, semble renvoyer aux méandres obscures et impénétrables des sentiments dont sont animés les personnages de Marivaux. Même si leurs trajectoires sentimentales sont soumises sans ambages à la logique des passions, l’amour qui les pousse l’un vers l’autre reste un mystère gracieux, ce je ne sais quoi qui introduit la surprise ou le hasard dans le rationalisme classique. Une scénographie bucolique mêle subtilement, comme en miroir, les lignes droites des décors à la profusion d’un fond forestier sauvage, dont se dégage une mélancolie rêveuse tout en invitant à un pèlerinage galant à l’île de Cythère.
Alain Françon invente une action scénique minutieuse fondée sur la précision du geste placé chaque fois avec goût, même dans des scènes au cours desquelles la Marquise se laisse aller à une certaine négligence sensuelle ponctuée par de petits rires plaisants. Son entrée au son d’une musique énigmatique donne d’emblée le ton à son aventure galante qui la met aux prises avec sa propre sensibilité : elle traverse le jardin en disparaissant pour le retraverser un instant après, comme en quête d’une sérénité perdue qu’elle ne retrouvera qu’au dénouement dans les bras du Chevalier, dont elle cherche désespérément une amitié rassurante. Les comédiens introduisent ainsi dans l’action scénique des mouvements et des gestes qui lui confèrent une dynamique subtile pour stimuler l’attention des spectateurs. Ils entrent en scène avec une lettre, un grand sac sur le dos, des chaises pliantes apportées pour une lecture, une pile de livres entassés jusqu’au menton, des cartons de livres qui glissent entre les mains, ou avec une grande fleur pour chasser les insectes. Ces quelques accessoires occupent innocemment les personnages en train de se chercher, de se faire la cour, de se disputer ou de s’expliquer sur ce qu’ils ressentent. Tout en créant ce mouvement scénique en sourdine, les comédiens mettent l’accent sur une analyse sentimentale par une diction soignée qui introduit dans le déroulement de l’action dramatique une nouvelle variation au regard des dispositions émotionnelles changeantes de leurs personnages.
L’action dramatique s’ouvre sur un échange vif entre Lisette et la Marquise que sa suivante taquine pour l’inciter à prendre soin d’elle. Suzanne de Baecque donne à Lisette un air détendu et innocent en soulignant plaisamment son franc-parler à travers des regards ébahis, des gestes spontanés, parfois légèrement saccadés, et un parler fort et lent, marqué par l’accentuation prononcée de certains mots bien choisis. Tous les actes de Lisette semblent ainsi motivés par une bonté profonde qui échappe à la ruse et au raffinement galant du beau monde : elle offre par exemple la main de la Marquise au Chevalier avec un air de naïveté dévoué, comme si une telle démarche allait de soi ou comme si cela devait être son devoir. Lubin, valet du Chevalier, représente son double qui répond bien drôlement à cette naïveté truculente : Thomas Blanchard qui l’incarne avec finesse adopte lui aussi une posture détendue, libre dans ses gestes et ses regards expressifs, mis en valeur par une diction fondée sur l’ouverture et l’allongement de certaines voyelles. Les deux comédiens forment ainsi un duo complice qui contraste gaiement avec les préoccupations sentimentales et mondaines des maîtres.
Rodolphe Congé, dans le rôle d’Hortensius, crée un personnage de pédant, non sans un certain charme parce que pédant sans excès, à l’exception notable de la brouille sur Sénèque, quand il s’emporte spectaculairement contre les propos cavaliers du Chevalier. Alexandre Ruby, dans le rôle du Comte, se distingue par un air mondain modéré, obtenu grâce à la sérénité de son paraître plein de chic. Le Chevalier de Pierre-François Garel paraît grave et sombre, avec une tendance manifeste à se laisser aller à des accès d’une jalousie inquiète feutrée : son jeu subtilement nerveux traduit amplement un amour naissant, en ébullition, stimulé par des malentendus piquants cautionnés maladroitement par les valets alertes.
Giorgia Scalliet, enfin, attire les regards de tous sur la création sensible d’une Marquise en proie aux contradictions de son cœur : elle séduit les spectateurs par une aisance badine, par une noblesse décontractée, par la finesse avec laquelle elle fait vivre le moindre geste de son personnage, qu’il s’agisse de sa diction nuancée ou de son maintien raffiné. La mélancolie nonchalante de sa Marquise est empreinte d’une certaine douceur éveillée et coquette qui en fait une amoureuse pétillante, lucide sur ses sentiments mais inquiète pour sa réputation. C’est sans doute le plus beau rôle de Giorgia Scalliet par l’émotion qu’elle parvient à susciter chez les spectateurs, mais aussi par la perfection avec laquelle elle donne vie à la Marquise : c’est d’une élégance exaltante, à couper le souffle !
Avec cette magnifique création de La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, Alain Françon s’impose comme le maître incontesté de la scène contemporaine : on voit rarement les comédiens dirigés avec une excellence aussi émouvante, pour sortir du théâtre avec le sentiment d’avoir assisté à quelque d’aussi beau.