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Théâtre de l’Atelier : La Collection

la collection      La Collection est une pièce de Harold Pinter mise en scène par Ludovic Lagarde, ensemble avec L’Amant, une autre pièce du même auteur : si la première a été créée au Théâtre National de Bretagne, la seconde est née dans le même décor au Théâtre de l’Atelier (>), où elles sont désormais présentées en diptyque l’une après l’autre au cours des mêmes soirées. Rien n’empêche cependant de voir seule La Collection et de l’apprécier dans sa singularité captivante.

      Les spectateurs se réjouissent de (re)découvrir sur scène une pièce grinçante écrite pour le théâtre et non pas une énième adaptation infructueuse d’une œuvre romanesque. L’intrigue de La Collection est certes d’abord pensée comme un scénario pour le cinéma, que Pinter réécrit par la suite pour le donner au théâtre, mais ce remaniement ne change fondamentalement rien sur la qualité des situations et des dialogues destinés à être représentés. Le dramaturge britannique est au reste réputé à cet égard pour ses recherches stylistiques, liées en même temps à un croisement adroit de genres divers, ce qui lui permet de remettre en cause les convenances sociales avec une plus grande efficacité que ne le ferait une adaptation pour le théâtre diluée dans une narration insipide. Les cibles privilégiées de Pinter sont la famille bourgeoise des années 1960, son étroitesse d’esprit et son puritanisme invétéré qui l’enferment dans des représentations néfastes. Dans La Collection, Pinter réussit à entremêler l’art du dialogue dramatique aussi bien à des interrogations sociales qu’à celles qui portent sur le rapport à la fiction et à la vérité. Ludovic Lagarde sert ces trois aspects avec une délicatesse acérée.

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      L’action de La Collection est fondée sur une enquête tant soit peu fantasque menée sur un récit d’infidélité qui semble in fine inventé, pour des raisons restées obscures, par Stella, la femme de James. Il y a sûrement eu quelque chose, lors d’un voyage d’affaires, entre elle et Bill, un jeune artiste homosexuel vivant avec et aux dépens de son généreux amant Harry, il y aurait eu une histoire d’adultère que cherche à comprendre James sans jamais vraiment parvenir à démêler le vrai du faux dans la mesure où les autres personnages ne cessent de se payer sa tête pour l’éconduire. Un formidable persiflage désinvolte se met dès lors en place parce que James se laisse attraper en renchérissant sur ce que disent les autres. Cette intrigue de comédie de boulevard n’est toutefois pas si banale que ça, quand on se rend compte qu’elle n’est jamais vraiment dénouée comme chez Feydeau, que le spectateur ne connaîtra jamais la raison pour laquelle Stella aurait inventé l’histoire avec Bill et que, de surcroît, la confrontation entre un couple hétérosexuel et un couple homosexuel ne va pas de soi dans les années 60. Une tension intrigante s’instaure dès lors entre les codes de la comédie de boulevard et sa déconstruction subversive. C’est moins banal qu’extrêmement subtil et fracassant.

      Ludovic Lagarde, dans sa mise en scène, multiplie avec sobriété des éléments qui confèrent à l’action une dimension étrange, voire fantastique sans pour autant basculer dans quelque chose qui soit à la limite de la réalité. La scénographie l’inscrit en effet dans un univers bourgeois à travers des décors accentuant le sentiment de réel malgré un découpage artificiel de la scène en deux parties bien distinctes, mais pensées dans une étroite communication symbolique : à jardin, le salon de Stella et James, à cour, celui de Bill et Harry ; respectivement, un grand canapé en cuir blanc placé sur un tapis blanc devant de hautes parois blanches, un tourne disque posé au sol, d’un côté, et deux fauteuils en cuir marron, avec une table basse au milieu, installés devant un escalier tournant monumental et une porte d’entrée en plexiglas noir, de l’autre. Deux espaces en apparence bien distincts, qui se font face pour mieux révéler l’envers, que l’avers soit lumineux ou sombre, d’appartements bourgeois éprouvés par des dérèglements passionnels récurrents, deux espaces baignés dans une ambiance huppée qui dégage une certaine lourdeur pesante en correspondance avec une lassitude caustique sensible chez les personnages.

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      Le rythme de l’action paraît au premier abord tant soit peu lent, mais il l’est sans être traînant parce que les silences et les brefs moments de stagnation ou plutôt de nonchalance lui confèrent une tension singulière pour opposer avec finesse la morosité et l’épuisement du milieu bourgeois à l’affolement d’un mari attaché à préserver son territoire. L’action scénique se déroule dès lors au gré de cet acharnement mesuré mais ascendant de James sur Bill, qui semble vouloir jouer avec lui au chat et à la souris en prolongeant facétieusement le supposé mensonge de Stella. Cette tendance au ralentissement et une propension atténuée à l’humour british sont la source d’une atmosphère sombre, d’une puissante dialectique passionnelle, d’une action grinçante aux confins de l’absurde. Cette ambiance nous cueille non seulement par son étrangeté captivante, mais aussi grâce aux quatre comédiens qui entrent dans leurs rôles avec une justesse terrifiante. Valérie Dashwood crée une Stella blasée, quasi impassible, en véhiculant avec trouble les représentions d’une épouse désinvolte au comble de l’ennui. Laurent Poitrenaux, dans le rôle de Harry, incarne un mari piqué au vif dans son amour-propre, déterminé à connaître la vérité avec une violence feutrée. Micha Lescot, quant à lui, s’empare de la création de Bill en lui prêtant une posture modérément mais finement affectée, propre à l’image que l’on se fait d’un jeune homme quasi gigolo. Mathieu Amalric, dans le rôle de Harry, crée un personnage de daddy agile, perspicace, avec un sens de la répartie assassin.

      La Collection, donnée dans la brillante mise en scène de Ludovic Lagarde au Théâtre de l’Atelier, est un bel événement théâtral de cette fin de saison accueilli avec un grand succès : la mise en scène comme les comédiens nous arrachent littéralement des applaudissements qui sont tout à fait mérités !

Théâtre de l’Atelier : Crise de nerfs

      Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein au Théâtre de l’Atelier (>), est un spectacle unique composé de trois pièces en un acte d’Anton Tchekhov : Le Chant du cygne, Les Méfaits du tabac et Une demande en mariage.

      Cet assemblage singulier de trois petites pièces peu jouées par les grands et les moyens théâtres paraît tout à fait surprenant. On les voit plutôt interprétées par les troupes amateurs ou par les petites scènes parce qu’elles sont trop courtes pour constituer un spectacle de soirée et parce qu’on ne joue plus aujourd’hui une petite pièce à la suite d’une grande. On les considère de plus comme des farces et même comme les essais du grand Tchekhov encore inexpérimenté dans le domaine du théâtre. Elles semblent doublement manquer de sérieux pour qu’un metteur en scène prenne le risque de les présenter. Ce sont pourtant des textes dramatiques de circonstance écrits avec bravoure, chacun abordant différents aspects tirés de la vie quotidienne. La Chant du cygne est le quasi monologue d’un acteur vieillissant tenu devant une salle vide après le départ des spectateurs. Les Méfaits du tabac représentent une pseudo-conférence sur le tabagisme, assurée par un homme fragile en proie à des angoisses à répétition en raison de la position dominante de sa femme au sein de son couple. Une demande en mariage est un dialogue déjanté entre une fille à marier et son prétendant qui ne parvient pas à exprimer sa demande à cause d’un trouble nerveux pathologique. Aussi différentes qu’elles paraissent sur le plan dramatique, les trois pièces ont en commun le fait d’exploiter le déséquilibre psychologique d’un personnage dans un rapport à soi, dans un rapport distancié à un ensemble de plusieurs personnes ou dans un rapport étroit à autrui, d’où sans doute le choix du titre unificateur Crise de nerfs. L’attention dans ces trois textes courts est ainsi moins portée sur le contenu narratif que sur l’expression de ce déséquilibre, c’est-à-dire sur la correspondance exacte entre une situation de crise et son interprétation physique sur scène. Sur le plan dramaturgique, Le chant du cygne, Les Méfaits du tabac et Une demande en mariage relèvent du théâtre de performance dans la mesure où le succès d’un tel spectacle repose ici sur la seule habileté du comédien à intéresser les spectateurs privés d’une histoire susceptible de les affecter et de suppléer à une éventuelle déception entraînée par un jeu peu convaincant. C’est sans doute la raison pour laquelle Peter Stein se tourne, pour sa mise en scène de Crise de nerfs, vers Jacques Weber réputé, entre autres, pour l’interprétation des rôles comiques.

Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein, Théâtre de l’Atelier.
Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein, Théâtre de l’Atelier, 2020.

      La scénographie imaginée par Peter Stein se distingue au premier abord par son caractère conventionnel : la scène représente un lieu de théâtre réaliste relevé par quelques décors simples. Dans Le Chant du cygne, l’espace scénique laissé tel quel, une fois que les décors d’un supposé spectacle ont été remontés, se constitue naturellement en espace dramatique : alors que les lumières restent éteintes, les murs rasés du fond de la scène servent de cadre au comédien vieillissant amené à se rappeler, comme dans un ultime « chant », les meilleures années de sa brillante carrière. Dans Les Méfaits du tabac, la scène se transforme en une salle de conférence montée grâce à un pupitre installé devant la rampe et grâce à un grand tableau noir accroché à une paroi placée au milieu du plateau. La salle, quant à elle, prolonge l’espace scénique dans la mesure où les spectateurs interpellés par le comédien déguisé en conférencier forment un prétendu auditoire. Dans ces conditions, les enjeux dramatiques des deux textes invitent le metteur en scène à instaurer un jeu implicite entre l’absence et la présence des spectateurs : si, dans Le Chant du cygne, ceux-ci sont censés être absents et sont pourtant présents dans la salle de théâtre prise pour ce qu’elle est réellement, ils deviennent explicitement présents dans Les Méfaits du tabac pour représenter, de gré ou de force, des auditeurs. Une demande en mariage, quant à elle, dépasse ce frottement subtil entre la scène et la salle en les séparant pour nous de manière traditionnelle : au dernier lever du rideau, la scène se trouve métamorphosée en un salon kitch, meublé d’un canapé orange et de deux guéridons, pourvu de deux entrées de chaque côté. Elle se referme sur elle-même en reléguant les spectateurs à leur rôle habituel de purs spectateurs. Le traitement de l’espace scénique évolue ainsi, comme sur un plan dialectique, vers son émancipation progressive pour se clore et pour former, dans la dernière étape, un univers dramatique à part entière. Crise de nerfs de Peter Stein explore avec acuité, dans un spectacle unique, les tensions esthétiques entraînées par un rapport changeant entre la scène et la salle et, a fortiori, entre la performance et la réception. Le déroulement du spectacle oblige constamment les spectateurs à repenser ce rapport instable sans jamais les laisser en repos. Il représente une expérience dramatique inattendue dans la mesure où les spectateurs s’attendaient sans doute plus à rire aux facéties de Jacques Weber qu’à être sollicités par l’esthétique singulière de la mise en scène.

      Comme pour le traitement de l’espace et du rapport entre la scène et la salle, il en va de même pour le jeu des comédiens soumis à la même dialectique dramaturgique. On observe d’abord un certain crescendo quant à la dynamique de l’action dramatique : un cri existentiel mêlé à une confession intime dans Le Chant du cygne, un appel au secours tout aussi existentiel mais prononcé dans un épanchement public pour Les Méfaits du tabac, enfin une crise existentielle de deux jeunes gens à marier narcissiquement repliés sur eux-mêmes, une crise spectaculairement renfermée sur elle-même, dans Une demande en mariage. Cette dynamique dramatique suit de près l’émancipation de l’espace sur le plan du jeu : en l’occurrence, le comédien vieillissant Jacques Weber qui n’est qu’un autre lui-même dans Le Chant du cygne endosse le rôle d’un conférencier pour devenir un autre dans Les Méfaits du tabac, à ceci près qu’il entretient toujours une relation ambigüe avec le public présent en salle comme s’il n’était pas sûr de son rôle d’acteur ― les questions, les bévues, les chutes sont-elles jouées ou réelles ? ―, puis le rôle secondaire d’un propriétaire terrien pour devenir un autre à part entière dans Une demande en mariage. Dans ce troisième temps, Jacques Weber cède de surcroît le devant de la scène à ses deux jeunes confrères qui assurent plus que brillamment les premiers rôles. La constitution de Crise de nerfs de Peter Stein propose ainsi un spectacle dont la dynamique scénique se déploie certes en crescendo mais dont le déroulement représente, pour chacun des deux textes suivants, le dépassement dialectique d’une forme de théâtre de performance momentanément présentée aux yeux des spectateurs. Cet assemblage qu’on a dit singulier est donc pure expérience méta-dramatique véhiculée par les trois textes de circonstance qui obligent le comédien à repenser fondamentalement son rapport au théâtre plus que ne l’y conduit le rôle d’un personnage pourvu d’une plénitude psychologique. Faute de pouvoir se reposer confortablement sur la psychologie du personnage, les comédiens, Jacques Weber aussi bien que Manon Combes et Loïc Mobihan, deviennent des performers par excellence, tenus de convaincre les spectateurs sans aucun autre support que leur talent. Et les trois comédiens mentionnés sont loin d’être décevants.

      Dans Le Chant du cygne, on est touché par le retour rétrospectif et élégiaque relevé par quelques monologues ou récits célèbres (Hamlet, récit de Théramène, Lear) : c’est comme si Jacques Weber parlait en quelque sorte de lui-même, le doute et la confusion persistent même si on sait que le texte ne vient pas de lui. Dans Les Méfaits du tabac, on le retrouve dans un rôle comique, mais la tonalité satirico-métaphysique des propos et le jeu saccadé de Jacques Weber provoquent davantage un délicieux rire grinçant. Dans Une demande en mariage, on rit enfin littéralement à gorge déployée au regard des postures burlesques de Manon Combes et de Loïc Mobihan : leur interprétation de Natalia Stépanovna et d’Ivan Vassilievitch Lomov est un feu d’artifice de grimaces et de parades affectées coordonnées dans une symbiose organique entraînante ; c’est le moment de pur bonheur d’un théâtre comique fondé sur la surprise d’une performance déjantée.

      Peut-être que les trois pièces réunies par Peter Stein dans Crises de nerfs ne sont que des textes de circonstance de Tchekhov (faussement) convaincu de sa nullité dans le domaine du théâtre. La création du célèbre metteur en scène allemand présentée au Théâtre de l’Atelier nous a cependant persuadés qu’il s’agissait de textes d’une importante dimension théâtrale pour peu qu’ils soient manipulés avec intelligence.

Jacques Weber sur Crise de nerf, mise en scène par Peter Stein au Théâtre de l’Atelier, 2020.