Théâtre & Co est un site-blog dédié à la réflexion esthétique et dramaturgique sur les arts du spectacle vivant dans la tradition occidentale et dans la pratique contemporaine. Si la primauté est d’emblée accordée au théâtre, la seconde partie du titre traduit une possible ouverture à des formes annexes de spectacle telles que l’opéra, les marionnettes, la danse, le ballet ou même le cirque, d’autant plus que la pratique du théâtre s’enrichit à leur contact ou qu’elle peut parfois intégrer certaines d’entre elles. Ce site s’inscrit pleinement dans une démarche critique qui contribue non seulement à rendre compte du théâtre dans son contexte actuel, mais aussi à le penser dans son devenir.
La naissance de Théâtre & Co est le fruit d’une longue passion qui remonte à mes premiers contacts avec la scène lors de la période où j’habitais à Prague (République tchèque), passion qui s’est progressivement transformée en une recherche de type universitaire mais qui ne s’est jamais départie de la fréquentation des lieux de théâtre. Cette passion me conduit ainsi à écrire sur lui pour en partager l’expérience, les goûts et les savoirs. Les articles publiés ont pour but de porter un regard éclairé sur la dramaturgie française contemporaine et de s’adresser à un public large intéressé par ce qui se produit actuellement en région parisienne. Ils proposent de plus une mise au point esthétique pour situer l’acte créateur et la représentation dans une perspective historique, ce qui permet d’épingler l’originalité et le renouvellement vital de la pratique du théâtre. Ma démarche critique veut en même temps se distinguer de la critique habituelle de grands journaux nationaux qui s’appuie en général sur le récit de l’action. Dans son ampleur et dans son ambition, Théâtre & Co s’emploie ainsi à mener une enquête sur les spectacles donnés pour les appréhender avant tout dans leur dimension dramaturgique, d’autant plus que le « récit » dans le théâtre contemporain peut servir seulement de prétexte à l’investissement de la scène par les comédiens et une activité théâtrale porteuse de nouvelles significations.
À l’aube du XXIe siècle, la pratique du théâtre relève d’une entreprise complexe qui conduit généralement à une mise en scène cohérente présentée dans une salle ancienne ou moderne, dans un espace clos ou en plein air. Elle ne se fonde plus sur la conception héritée du XIXe siècle où le texte était au centre de la représentation, ce dont témoignaient les critiques focalisées sur les « analyses psychologiques » des personnages et sur des remarques tant soit peu cocasses portées sur la vraisemblance de l’action. Mais, quoi qu’on en dise, dans la tradition occidentale vieille de plus de deux mille ans, le verbe et le texte participent pleinement à l’élaboration des spectacles. Les expériences menées pour les chasser n’ont jamais vraiment réussi à les en éliminer. Le progrès technique et la professionnalisation des troupes ont simplement fait évoluer les conditions matérielles dans lesquelles ces spectacles sont désormais créés. Associés au geste et au mouvement, le verbe et le texte continuent ainsi d’être manipulés par les praticiens : pour preuves, le retour constant des classiques et l’entreprise éditoriale développée autour du texte dramatique appréhendé comme un objet littéraire. Mais cette manipulation du texte ne se réduit ni à la lecture ni à la récitation faites par le truchement des comédiens : elle donne lieu à des représentations composites qui sont au cœur de ce qu’est le théâtre.
Dans la culture occidentale, le théâtre est désormais considéré comme une pratique essentiellement scénique, comme un art majeur et parfaitement autonome. Il ne se confond plus avec la res literaria comme à l’âge classique ou avec la littérature comme à l’époque du romantisme, même si le texte dramatique publié peut faire l’objet d’une lecture ou d’une analyse littéraire propre aux études universitaires. La question de la primauté du texte ou de la représentation a certes fait couler beaucoup d’encre pour une plus grande théorisation de la pratique matérielle fâcheusement reléguée au second plan dans la Poétique d’Aristote, mais le théâtre ne parvient pas à se concevoir sans faire passer le texte à la scène, même pas à l’époque où celui-ci était plus ou moins bien déclamé, sur le devant d’une scène mal éclairée, par les comédiens entourés de spectateurs bruyants. Analyser le théâtre au XXIe siècle signifie ainsi appréhender la diversité et la globalité du phénomène théâtral constitué de catégories autres que purement littéraires : jeu, costumes, accessoires, espace et temps, lumière et son, scénographie, mise en scène, d’où notre préférence à parler de pratique du théâtre. Dans la perspective structuraliste qui traverse tout le XXe siècle, l’œuvre théâtrale est en effet envisagée comme un ensemble de signes déployés au cours d’une représentation matérielle sans que le texte en lui-même ait un rôle prépondérant : il en fait partie au même titre que les autres composantes. L’objectif n’est pas ici de trancher, mais de souligner simplement la complexité du phénomène théâtral associé dans la tradition scolaire aux études de Lettres mais qui est ontologiquement différent de la lecture dans un fauteuil. Ce n’est qu’à partir d’une réalisation matérielle que le texte dramatique parvient pleinement à véhiculer des idées, à remettre en cause des convictions, à s’imposer comme visionnaire à l’instar du roman ou de la poésie, à provoquer une rupture ou à perpétuer une tradition. Le spectacle conditionne et infléchit son sens dans la mesure où sa réception passe par la médiation de plusieurs interprètes, aussi bien metteur en scène, scénographe, ingénieur de lumière, etc., que comédiens. Le théâtre s’entend donc tout d’abord comme un spectacle complexe donné dans le présent éphémère d’une actualité ancrée dans l’Histoire. Il est nécessaire de prendre en compte, dans son analyse, en plus des concepts et notions littéraires, les catégories qui le font vivre sur scène.
Le projet initial de Théâtre & Co a pour ambition de participer à la critique théâtrale fondée sur la véritable analyse de plusieurs composantes de la mise en scène : la manipulation du texte dramatique ― classique ou contemporain ―, la scénographie, la constitution de l’action scénique, l’expression corporelle, le rapport entre l’acteur et les spectateurs, l’effet produit ou la réception. Si le projet de Théâtre & Co relève le défi, il s’enrichit peu à peu de nouveaux articles-dossiers qui proposent des synthèses sur la dramaturgie de certains auteurs ou metteurs en scène analysée dans les mêmes catégories. L’accent est ainsi mis, non pas sur le traditionnel récit de l’action relevé de quelques remarques mélioratives sur la représentation, ni sur l’approche biographique qui a fait date au XIXe siècle, mais sur l’examen authentique de cette représentation au niveau scénique. Ma démarche critique repose sur la volonté de comprendre et d’expliquer l’acte créateur et sa réalisation finale. Mais on n’échappe pas pour autant à des considérations axiologiques propres à tout travail de critique. Il en ressort incontestablement une certaine conception du théâtre assise sur des préférences personnelles et sur une vision d’ensemble qui ne peut être que subjective. Ce parti pris amplement assumé est au reste une condition sine qua non pour éviter que la démarche critique ne se réduise à une simple description prétendument objective, mais dépourvue d’intérêt parce que limitée à la notation froide des faits observés. Comme l’acte créateur dépend des goûts de l’artiste et de la vision du monde qu’il souhaite partager avec son public, la démarche critique se trouve, elle aussi, soumise à la même subjectivité. La pratique du théâtre paraît stérile lorsqu’elle se contente, dans une perspective commerciale, d’entrer dans les vues des spectateurs pour œuvrer à les amuser. Les tensions esthétiques que peut entraîner la rencontre entre la création et la réception deviennent en revanche fructueuses dès lors que cette rencontre donne une impulsion à tout type d’interrogations autant esthétiques que socio-politiques, anthropologiques ou existentielles, dès lors que la représentation parvient tant soit peu à heurter les sensibilités ou les convictions morales, dès lors enfin que le travail de l’artiste provoque une réaction chez le spectateur. Dans ces conditions, la démarche critique a le devoir même de dépasser le récit complaisant de l’action et de discuter les choix mis en place par l’artiste. Elle peut ainsi exprimer le désaccord avec certains de ces choix, voire les contester au nom des principes de la dramaturgie et de l’esthétique qui la sous-tendent.
Les points de fracture engendrés par une création représentent le creuset d’une quête d’ordre épistémologique menée sur l’essence et le rôle du théâtre dans la société occidentale depuis sa naissance dans la Grèce antique. La question de l’essence et du rôle ne cesse en effet de se poser en concomitance avec l’évolution des mentalités et des pratiques sociales. On sait la chasse faite par l’Église contre le théâtre dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la remise en question qu’il connut dans la pensée de Rousseau à l’époque des philosophes des Lumières confiants en ses pouvoirs civiques et didactiques, ou l’inquiétude d’ordre socio-politique provoquée par certains textes tels que La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac ou Le Mariage de Figaro de Beaumarchais pour des exemples anciens. Ses défenseurs et ses détracteurs suscitèrent en même temps des polémiques précieuses qui nous permettent aujourd’hui de savoir ce qu’était le théâtre à leur époque et de réévaluer, le cas échant, son essence en fonction de notre mode de vie et notre manière de penser le monde et ce, à l’époque même d’une forte mondialisation accompagnée d’un progrès technique sans précédent, porteur de technologies susceptibles de l’évincer. Ces nouvelles conditions ont fait surgir des propos qui dénonçaient l’inanité d’une pratique historique considérée comme dépassée et qui prédisaient le déclin ou la mort même du théâtre. On se méfie de ces discours vains, puisqu’ils se montrent absolument infondés au regard de la vitalité fourmillante de la création théâtrale, de la multiplication des lieux de théâtre, de leur aménagement et la volonté constante de les repenser, enfin, de l’engouement intarissable du public qui est la première raison d’être du théâtre. Celui-ci ne cesse de se réinventer, au-delà des progrès techniques qu’il assimile et qui remodèlent l’aspect audio-visuel de la représentation, afin de réaffirmer son rôle essentiel dans la culture occidentale qu’il porte sur les planches depuis des siècles. Si tel est le cas, c’est que le théâtre stimule des interrogations existentielles qui affectent un être humain inquiet à tous les âges et qu’il l’aide à se penser, à se représenter et à accepter sa condition, s’il ne lui permet pas d’accéder entièrement à la connaissance de lui-même et du monde dans lequel il vit. La dimension épistémologique de la pratique du théâtre transparaît avec acuité d’autant plus à cette époque qui se trouve en rupture avec les vieilles certitudes et les croyances fondées sur les définitions péremptoires. S’il représente aujourd’hui un homme en quête de lui-même dans un monde morcelé, déchiré par des crises à répétition, s’il revient sur les classiques dans des mises en scène actualisées ou s’il réinvente les mythes fondateurs, le théâtre interroge tout en favorisant une projection et une réflexion fondamentales à la connaissance de soi-même.
L’entreprise de Théâtre & Co cherche donc pleinement à s’inscrire dans les interrogations soulevées par la pratique actuelle du théâtre et à montrer que celle-ci n’a rien perdu de son lustre. Le théâtre restera vivant tant qu’il aura ses spectateurs, qui ne sont pas près de l’abandonner. Souhaitons-lui ainsi un bel avenir malgré les secousses qu’il connaît depuis sa naissance.
Décembre 2020.