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Théâtre Hébertot : Les Parents terribles

parents terribles      Les Parents terribles , présentée dans une nouvelle mise en scène de Christophe Perton au Théâtre Hébertot (>), est une célèbre pièce de Jean Cocteau, connue grâce à ses nombreuses créations. Il s’agit pour cette fois-ci d’une création fondée sur le texte originel de l’auteur, non censuré par les éditeurs qui font circuler sa version édulcorée. C’est une création sombre mêlant le comique au tragique pour dévoiler avec férocité l’emprise de la famille bourgeoise sur le sort des enfants.

      La pièce de Cocteau ressemble d’une certaine manière, par son intrigue remplie de quiproquos, à une comédie de boulevard, mais elle ne l’est pas tout à fait dans la mesure où elle ne cesse de s’en prendre aux artifices de l’ordre bourgeois, de son mode de fonctionnement et de ses archétypes de pensée sclérosés. Pour ce faire, Cocteau introduit, par exemple, dans l’action la tante Léo qui est une sorte de Flaminia moderne drapée dans les habits d’une vieille fille amoureuse du mari de sa sœur. Cette action se situe même aux antipodes d’une classique comédie d’intrigue bien faite à la Feydeau ou à la Labiche non seulement par son dénouement tragique, mais aussi par l’insertion d’un certain nombre de propos métathéâtraux qui démêlent les codes du genre. Si Léo et Madeleine déclarent chacune à un moment donné que « nous ne sommes pas au théâtre » pour récuser un concours de circonstances trop invraisemblable, c’est au père de famille, Georges, que revient de fustiger le caractère impensable de la situation engendrée et de pointer du doigt l’ironie tragique qui la sous-tend. La pièce de Cocteau est de ce point de vue « trop bien faite » pour interroger aussi bien les rapports au genre décrié de la comédie de boulevard que le « désordre » bourgeois représenté par la pièce.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’histoire des Parents terribles donne volontairement une image forcée des relations malsaines entre parents et enfants au sein de familles (prétendument) bourgeoises. Yvonne, une mère possessive, est maladivement attachée à son fils Michel : elle essaie de se faire passer pour son amie en délaissant son mari Georges. Celui-ci, un inventeur raté, en manque d’affection, finit au prix de mensonges par s’éprendre d’une jeune fille dont il assure le bien-être en toute honnêteté. Madeleine, la jeune fille en question, entretient cependant une relation amoureuse avec le fils de Georges et Yvonne. L’action débute précisément au moment où Michel révèle à ses parents, dans l’intention de se marier avec Madeleine, son histoire d’amour tenue jusqu’alors secrète. Il s’agit d’abord pour les deux parents inquiets d’empêcher le mariage coûte que côte, pour renverser ensuite la donne et sauver Michel qu’ils souhaitent garder auprès d’eux. Si la machination, assistée avec ambiguïté par la tante Léo, ménage des effets de surprise dignes des meilleures comédies de boulevard, comme la rencontre entre Georges et Madeleine autour de laquelle gravite tout le deuxième acte, d’autres situations à grand potentiel comique sont passées sous silence, comme celle du premier acte où Michel découvre à Georges son histoire avec Madeleine tout en lui apprenant que le « vieux » à renvoyer c’est lui-même. Les crispations d’Yvonne et l’embarras de Michel, aussi bien que les manœuvres de Léo, tendent certes à faire rire, mais ce rire se teint vite en noir pour s’empreindre de tragique. Christophe Perton exploite dans sa mise en scène précisément ce rapport féroce entre comique et tragique.

      La scénographie situe l’action sans ambages, suivant les indications du texte, dans la chambre d’Yvonne au premier et au troisième acte, dans le salon de Madeleine au deuxième. Les deux pièces sont matériellement représentées avec des décors réalistes. Schématiquement, la chambre d’Yvonne, aménagée autour d’un grand lit entouré sur les côtés de boiseries sombres avec des placards encastrés, donne sur une grande salle de bain verdâtre installée au fond, séparée pour autant par des portes coulissantes. Le salon de Madeleine, épuré et lumineux par rapport à la chambre d’Yvonne, ne comprend, quant à lui, qu’un grand canapé orange et un grand plateau en bois clair laqué. Visuellement, une pièce sombre et chargée d’objets en désordre, au premier et au dernier acte, s’oppose symboliquement et dialectiquement à une pièce quasi vide, éclatant de lumière et d’ordre — les vêtements de Michel qui y traînent au lever de rideau représentent sans doute l’irruption du désordre bourgeois dans l’ordre d’artisanat (Madeleine travaille dans le métier de reliure). La scénographie de Christophe Perton instaure par-là subrepticement un rapport de force implicite entre les deux univers qui se côtoient mais qui ont du mal à trouver un chemin l’un vers l’autre. Le retour dans la chambre d’Yvonne au troisième acte ainsi que l’admission bien pesée de Madeleine au sein de la famille semblent dès lors traduire la victoire du premier qui absorbe sournoisement le second. Ce quelque chose de pesant et de lourd qui se dégage de l’aspect cafardeux de la chambre d’Yvonne engloutit ainsi fatalement la fraîcheur, l’énergie et la légèreté trouvées par Michel chez Madeleine.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’action scénique impriment aux dialogues une tonalité tragi-comique : plusieurs contretemps et postures font certes rire, mais une ironie mordante ressentie derrière les révélations et les vérités auxquelles sont confrontés Yvonne et Georges en particulier rend ce rire amer, grinçant, malicieux. Elle est subtilement dynamique, déroulée à travers des actes banals qui occupent les personnages en train de parler : les spectateurs voient par exemple Léo essayer des vêtements d’Yvonne qu’elle range en même temps, Yvonne se recoucher dans son lit au gré de son humeur changeant selon les événements qui la mettent drôlement mal à l’aise en la forçant à réagir. C’est ce couple de femmes manipulatrices — Yvonne, inconsciemment, Léo, volontairement — qui dictent l’attitude aux autres personnages tenus sous leur emprise néfaste.

      Charles Berling crée avec assurance un Georges la plupart du temps en apparence indolent, quand sa sérénité résignée ne cède la place à une exaspération virulente face à Madeleine et à Léo. Émile Berling et Lola Créton, dans les rôles de Michel et Madeleine, forment un couple complice : leurs personnages sont ardents et chaleureux quand ils sont confiants en la bienveillance de la famille, mais brisés, abattus, en proie à un désespoir stoïque qui traduit l’intensité de leurs émotions, quand ils sont séparés par les manigances de cette même famille. Maria de Medeiros, quant à elle, incarne la tante Léo en lui donnant certes un certain air de tristesse et de compassion, mais en nous convainquant que l’attitude animée, les démarches entreprenantes et les sentiments refoulés, comme l’ordre auquel son personnage semble tant tenir, sont parfaitement maîtrisés. Muriel Mayette-Holtz, enfin, dans le rôle d’Yonne, crée une mère cruellement souffrante à cause de l’« infidélité » du fils, en se laissant aller à des accès de colère désinvoltes et des sauts d’humeur insouciants, mais elle s’y prend avec une juste mesure, avec une certaine élégance en quelque sorte, sans jamais verser dans l’excès. Sa création d’Yvonne est, en un mot, épatante. Les comédiens brident ainsi délicatement le côté potentiellement comique des situations pour l’imprégner sans excès de pathos d’amertume et de tragique.

      Les Parents terribles dans la mise en scène de Christophe Perton est une brillante création qui propose de la pièce de Cocteau une relecture sombre tout à fait convaincante. Tous les comédiens s’approprient leur rôle avec justesse tout en répondant magistralement aux enjeux subversifs du texte.

Théâtre Hébertot : L’Importance d’être constant

      Le Théâtre Hébertot ouvre la nouvelle saison théâtrale en mettant à l’affiche la plus célèbre parmi les pièces d’Oscar Wilde : L’Importance d’être constant (The Importance of Being Earnest)… dans une superbe mise en scène à couper le souffle, signée par Arnaud Denis (>).

      Le Mari idéal (1895) et L’Importance d’être constant (1895) comptent depuis longtemps parmi les pièces d’Oscar Wilde les plus jouées dans le monde entier. Et cela pour cause : il ne s’agit pas de simples comédies de boulevard à la Feydeau fondées sur des intrigues amoureuses croisées à la faveur de plusieurs quiproquos et de scènes de reconnaissance. L’Importance d’être constant y ressemble sans doute d’une certaine manière grâce au personnage de L'Importance d'être constantséducteur Algernon Moncrieff connu dans la haute société londonienne pour ses aventures galantes et pour sa propension à l’oisiveté, mais aussi à travers celui de Jack Worthing qui s’est créé une double identité pour préserver sa réputation quand il a envie de sortir à Londres pour se délasser de la campagne où il vit avec sa pupille. L’intrigue renferme en outre une scène de reconnaissance on ne peut plus romanesque dans la mesure où l’action conduit in extremis à la révélation de la naissance de Jack Worthing considéré comme un orphelin parce qu’autrefois trouvé dans un sac de voyage à la gare Victoria : sa reconnaissance comme le fils égaré de la sœur de Lady Bracknell et par-là comme le frère aîné d’Algernon permet en effet de dénouer l’action avec une double promesse de mariage. Cette action est dans le même temps soutenue par l’aspiration des deux jeunes hommes devenus amis à se marier selon le choix de leur cœur, alors qu’ils rencontrent un fâcheux obstacle dans les convictions nobiliaires de Lady Bracknell farouchement attachée à préserver la pureté de son rang social. Mais l’intérêt de la pièce d’Oscar Wild ne repose pas entièrement sur la disposition de cette intrigue érotico-galante qui brasse avec virtuosité plusieurs traditions comiques : son ingéniosité tient précisément à l’imprégnation de l’action dramatique par une forme d’humour mordant, prétendument « british », qui paraît totalement désinvolte et qui ne manque pas de tourner copieusement en ridicule tous les clichés de la société anglaise. C’est sans doute dans la manipulation et le dosage de cet humour mordant que réside la réussite d’une mise en scène de L’Importance d’être constant : une pièce trop bien faite, tant au niveau de l’inventio et du dispositio que sur le plan de l’elocutio, n’attend de fait pour être jouée que la mise en place d’un rythme entraînant soutenu par l’habileté d’un jeu comique. C’est exactement ce qu’a réussi à trouver Arnaud Denis entouré d’excellents comédiens qu’il dirige avec une justesse extraordinaire.

« Dans le mariage, à deux on s’ennuie, à trois on s’amuse. »

      S’agissant de la scénographie, Arnaud Denis opte pour un aménagement classique sans une recherche particulière de décalage spatio-temporel ou d’écart esthétique. Il met l’accent sur le côté visuellement attrayant de sa mise en scène : la belle affiche avec Evelyne Buyle, mise en avant et entourée de trois autres comédiens habillés en gala, annonce d’emblée cet aspect classique, lisible dans les costumes élégants historiquement marqués, mais aussi dans l’attitude fière des personnages dont les regards pleins d’assurance attirent les spectateurs pour les inviter à venir au théâtre. Comme le promet cette affiche, Arnaud Denis relève le défi dramaturgique sans décevoir leur espoir de découvrir un spectacle plein de finesse. Il met en place deux types de décors qui accentuent le passage d’un cadre tant soit peu réaliste à un univers plus romanesque, voire pastoral. Si, selon les indications scéniques, le premier acte se situe dans un salon pompeux à l’anglaise, l’action des actes II et III se déroule en plein air dans le jardin de la maison de campagne où vit Jack Worthing avec sa pupille Cecily. Ce salon, pièce de réception d’Algernon, ressemble à celui de l’époque victorienne : des boiseries en relief, tendues de papier peint gris clair et vert foncé, incrustées de plusieurs tableaux qui représentent les personnages eux-mêmes, et entrecoupées par des baies vitrées voilées de rideaux, forment le fond pittoresque de la scène ; un fauteuil deux places, flanqué de deux fauteuils simples et d’une table ronde en bois massif constituent le mobilier qui structure les mouvements des comédiens. Le jardin de plein air, en revanche, ne reflète que vaguement le lieu qu’il suggère : une grande paroi peinte figure le ciel bleu d’un après-midi ensoleillé, alors que de grands pots de fleurs disposés en demi-cercle autour de la scène embrassent une petite table blanche et deux chaises de la même couleur, légèrement décentrées pour souligner la dissymétrie propre à un jardin anglais. Si la scénographie du premier acte imite les décors d’un salon distingué d’une manière tout à fait réaliste, le jardin de plein air paraît plus conventionnel à cause des éléments de décors qui le composent de manière symbolique.

« Les principes de haute moralité n’ont jamais rendu personne heureux ni bien portant. »

      Ce double aménagement de l’espace scénique, qui correspond sans doute aux indications du dramaturge, sert parfaitement le jeu des comédiens tout en entraînant une tension singulière entre les deux volets de l’action. Si la première partie déroulée dans le salon d’Algernon campe les personnages dans le cliché de leur univers mondain, la suite qui a lieu dans le jardin permet de le dépasser à travers un infléchissement romanesque qui exploite abondamment les ressorts comiques : une fois déplacés à la campagne, les personnages se donnent paradoxalement une délicieuse comédie, les uns, pour cacher les mensonges dont ils abusent confortablement pour paraître dans la société londonienne et, les autres, pour déjouer les quiproquos dont ils semblent d’innocentes victimes. Certes, tout est inscrit dans le texte, mais ce n’est que son passage réussi à la scène qui réactive la tension dialectique entre le premier acte et les deux autres et qui permet opportunément de passer sous silence toute question de vraisemblance au profit d’un jeu comique virevoltant. Le savoir-faire d’Arnaud Denis instaure cette tension dans sa mise en scène de manière naturelle tout en fournissant à ses comédiens une formidable occasion de déployer littéralement leur talent pour le plus grand plaisir des spectateurs.

L'Importance d'être constant
L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021
© Marek Ocenas

      Tous les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages sans moindre hésitation et ce, dans des postures volontairement comiques qui soulignent ponctuellement les travers ou les excès de ceux qu’ils incarnent. Ils dosent ce comique mis en avant dans leur jeu avec une telle adresse que certaines de ces postures explicitement surjouées semblent plus que convaincantes et qu’elles suscitent aussitôt l’adhésion des spectateurs amusés à un univers déjanté, présenté sous le sceau d’une ironie piquante pleinement révélatrice du fonctionnement de la société mondaine. C’est Lady Bracknell qui fédère autour de sa position sociale les autres personnages pour leur imposer ses préjugés sans moindre scrupule : Evelyne Buyle lui donne une prestance diabolique en proférant ses cruautés avec une telle légèreté qu’on ne doute pas une seconde qu’elle n’est pas intimement convaincue de ce qu’elle déclare. L’interrogatoire qu’elle mène avec Jack/Constant représente à cet égard un moment intense empreint d’une dimension comique subtile. Olivier Sitruk, dans le rôle d’Algernon, et Arnaud Denis lui-même, dans celui de Jack/Constant, forment, quant à eux, un duo de séducteurs complices auxquels personne ne saurait résister : ils confèrent à leurs personnages respectifs un indéniable charme obtenu grâce à une aisance mondaine qui correspond à l’idée que l’on se fait de ces jeunes nobles courant après les femmes avec une nonchalance débridée. Delphine Depardieu, dans le rôle de Gwendoline, et Marie Coutance, dans celui de Cecily, incarnent les deux personnages d’amoureuses sans aucune naïveté en en faisant des femmes sûres de leurs désirs qu’elles ne manquent pas d’affirmer à travers un jeu de séduction désinvolte. Enfin Nicole Dubois, dans le rôle de Mme Priss, et Fabrice Talon, dans celui de Révérend, complètent cette galerie des personnages qui relèvent l’ironie mordante de l’action grâce à des attitudes comiques soutenues avec le sens de la repartie.

« Je ne voyage jamais sans mon journal intime, comme cela j’ai toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train. »

      Arnaud Denis a brillamment réussi à monter L’Importance d’être constant dans une mise en scène ciselée dans le moindre détail, qui a l’air de surgir sur le plateau du Théâtre Hébertot de façon naturelle, comme si les comédiens étaient de véritables doubles des personnages auxquels ils prêtent leur corps. Son magnifique spectacle empreint d’une élégance épatante est le fruit d’un travail scénographique et dramaturgique de haute qualité.

 

Le générique de L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021.