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Théâtre Hébertot : Pauvre Bitos

Pauvre Bitos affiche      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes est une « pièce grinçante » de Jean Anouilh (1956) que l’on peut considérer comme une brillante farce noire : Thierry Harcourt lui redonne ses lettres de noblesse en la portant sur le plateau du Théâtre Hébertot dans une délectable mise en scène avec Maxime d’Aboville dans le rôle-titre (>).

      Si le « dîner de têtes » repose sur un déguisement partiel des convives invités à endosser un rôle selon un thème donné, dans Pauvre Bitos de Jean Anouilh les amis réunis, issus d’une bonne société provinciale, se présentent à la table de leur hôte avec la tête d’un grand personnage de la Révolution française, à l’exception notable d’André Bitos d’origine modeste entièrement vêtu d’habits confectionnés dans l’esprit du XVIIIe siècle. Le choix de la Révolution française et des personnages historiques n’est pas anodin dans la mesure où les rôles se confondent curieusement avec les caractères et les convictions des convives, outre que la période arrêtée permet de confronter un spectre extrêmement varié de figures emblématiques diversement opposées les unes aux autres sur un échiquier politique impitoyable et de les pousser par-là à s’affronter en apparence impunément selon les rôles respectifs. Il s’agit certes d’un jeu présenté comme plaisant, mais dès lors que le chef d’orchestre, avec une malice quasi sadique, attise les désaccords pour s’en donner à cœur joie, un spectacle empreint d’une cruauté fascinante se met en place tout en métamorphosant un dîner burlesque en une farce noire.

      Dans Pauvre Bitos Jean Anouilh exploite le procédé comique du « théâtre dans le théâtre » en renouvelant ses ressorts dramatiques, ce qui semble le conduire à fantasmer avec une lucidité subversive aussi bien sur la volonté de puissance de l’hôte Maxime que sur le plaisir pris à un cruel jeu ayant pour but de se payer la tête d’André Bitos abhorré de tous. Réunis par Maxime/Saint-Just, ils sont alors six contre un : en plus du malicieux chef d’orchestre, Vulturne/Mirabeau, Julien/Danton, Lila/Marie-Antoinette, Déchamp/Camille-Desmoulins et Victoire/Lucile-Desmoulins contre André Bitos invité à venir déguisé en Robespierre. Le choix de la figure controversée de Robespierre n’est pas le fruit du hasard dans la mesure où chaque « grande tête » retenue a une dent contre lui, que ce soit la Reine de France, le célèbre orateur révolutionnaire ou le journaliste et sa femme, tous envoyés par l’incorruptible sur l’échafaud et guillotinés, à l’exception du comte mort à la suite d’une maladie en 1791. Pour peu que les convives aient bien appris leur rôle, il ne faut pas plus que de donner un coup de pouce, une fois tous à table, pour que s’enclenchent un savoureux persiflage et un secret règlement de compte. Un léger coup de pouce tel qu’évoqué dans la préface d’Antigone, parce que le dîner risque à tout moment de dégénérer et d’avoir une suite tant soit peu tragique. C’est cet énorme potentiel grinçant qu’il s’agit de porter sur scène, ce dont Thierry Harcourt s’acquitte avec un extraordinaire sens du théâtre.

Pauvre Bitos, Théâtre Hébertot 2024 © Bernard Richebé

      L’action se trouve située dans un prétendu lieu de mémoire désaffecté prêt à être transformé en garage après le « dîner de têtes » organisé par Maxime/Saint-Just, comme si ce lieu aux pouvoirs de magie noire en disparaissant devait définitivement absorber toutes les rancunes remontant aussi bien dans l’enfance que dans la récente carrière de magistrat de Bitos. La scénographie le suggère à travers une profondeur amenée par des panneaux adossés au fond de la scène, si bien que la table recouverte d’une nappe de couleur crème et des chaises claires XVIIIe siècle, installées sur le devant de la scène, se détachent délicatement sur un fond sombre. Cet effet de clair-obscur aux accents énigmatiques donne un aspect formidable aux comédiens coiffés de perruques à la Louis XVI, habillés en tenue de gala contemporaine. Ces multiples effets de contraste, en plus des propos initiaux des personnages, ne cessent certes de rappeler aux spectateurs la dimension théâtrale du dîner diabolique, mais l’ambiance mystérieuse les plonge en même temps efficacement dans des situations ambiguës où la réalité se confond authentiquement avec le jeu tant pour les personnages que pour les spectateurs. Cette ambiguïté atteint le comble, à la suite d’un coup de feu visant Bitos, au deuxième acte transposé à l’aide d’une toile de fond dans la grande salle voutée de la Conciergerie. Le cruel persiflage punitif de Bitos, ce périlleux jeu avec le feu, s’envenime dès lors en s’empreignant de sadisme obstinément stimulé par Maxime.

      Le metteur en scène instaure un subtil équilibre entre un jeu sérieux et la dimension farcesque de l’action de la pièce. Ce qui accentue le sentiment de cruauté ce sont précisément des attitudes graves adoptées par les comédiens qui ne s’empêchent certes pas de plaisanter, de répondre avec ironie ou de persifler et cajoler André Bitos, mais qui ne basculent pas dans des postures caricaturales excessives propres à décrédibiliser leur authenticité scénique. Si l’action se présente comme farcesque, c’est n’est pas parce que les personnages soient bouffons et qu’ils versent volontairement dans le ridicule, mais parce que l’intrigue est fondée sur une tromperie et des quiproquos recherchés par Maxime, mais aussi parce que cette tromperie et ces quiproquos ambiguës se retournent fâcheusement contre ceux qui voulaient sanctionner Bitos (le principe de l’« arroseur arrosé ») sans que l’on sache vraiment quel est le personnage in fine berné. L’équilibre obtenu est extrêmement fin, et c’est grâce à cela que la mise en scène de Thierry Harcourt fonctionne impeccablement tout en intéressant les spectateurs au plaisir intellectualisé des personnages, plaisir pris à la volonté de nuire ouvertement assumée, moralement inavouable. Il est paradoxalement délectable de les observer, de pouvoir impunément se projeter dans leur double jeu excitant, d’en rire discrètement et d’en rester fasciné.

      Comme dit plus haut, les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une finesse remarquable : ils nous convainquent tous en nous montrant qu’ils interprètent des doubles rôles propres au théâtre dans le théâtre. Ils ne font pas toujours semblant que leurs personnages se coulent comme des comédiens professionnels dans les rôles de têtes historiques retenues pour le dîner. Le spectateur perçoit un petit décalage entre le personnage et son rôle historique, il y a un petit quelque chose qui le laisse comprendre que les personnages incarnent d’autres personnages. Par exemple, Maxime d’Aboville transmet quelque chose du caractère de Bitos à la création de Robespierre : l’identification entre l’un et l’autre n’est pas toujours totale, même si elle se produit effectivement à plusieurs reprises, ce qui permet non seulement de stimuler la curiosité des spectateurs, mais aussi de les conduire à s’interroger sur les limites de cet impressionnant double jeu. Nous saluons ainsi la capacité de tous les comédiens à entrer avec aisance dans leurs doubles rôles dont l’interprétation fait le bonheur du public.

      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes de Jean Anouilh, dans la mise en scène de Thierry Harcourt, est une excellente création qui séduit les spectateurs tant par sa dimension subversive qui questionne les limites de la malice humaine que par la justesse de son interprétation scénique. Que de délices !

Théâtre Hébertot : Le Repas des fauves

le repas des fauves flyer      Le Repas des fauves est un roman de Vahé Katcha (1960) adapté pour le théâtre par Julien Sibre il y a une dizaine d’années. Sa mise en scène a remporté à sa création un immense succès : 700 représentations en trois ans et trois Molières. Elle renaît de ses cendres en ce début de saison au Théâtre Hébertot dans une nouvelle reprise que le metteur en scène se plaît à « ciseler et peaufiner dans ses moindres répliques » pour nous servir le repas d’une cruauté absolument délicieuse (>).

      Si les adaptations de romans pour le théâtre sont souvent peu réussies, ou si pour le moins elles ne parviennent pas à gommer de façon convaincante les traces de la littérature narrative, Le Repas des fauves de Julien Sibre représente à cet égard un contre-exemple remarquable. Les spectateurs ne se doutent en effet pas un instant que l’œuvre pourrait ne pas être une pièce de théâtre toute faite, avec toutes les qualités propres à l’écriture dramatique. Elle s’apparente en quelque sorte à une pièce classique divisée en plusieurs actes qui ne laissent s’écouler entre eux que peu de temps et qui permettent à l’action de rebondir après des scènes tableaux conduisant crescendo les personnages dans des impasses absurdes. Mais le caractère dramatique du Repas des fauves se lit également dans un enchaînement virtuose de répliques et réparties déployées avec une terrible efficacité. Si tout ça se trouve certes en partie inscrit dans le tissu narratif de l’œuvre originale de Vahé Katcha réputé pour son écriture cinématographique, Julien Sibre a réussi à la transposer avec finesse dans une réécriture purement dramatique.

      L’action réunit sept convives chez Victor et Sophie à l’occasion d’une fête d’anniversaire exceptionnelle, un repas improbable parce que la guerre et l’occupation allemande rendent en 1942 les denrées chères et peu accessibles et que des milliers de personnes souffrent de privations imposées. Elle doit en outre laisser souffler les sept amis qui ne veulent pas gâcher leur soirée en parlant politique ne serait-ce qu’en raison de leurs divergences d’opinion tant sur l’armistice signée que sur l’émergence de la résistance française. Mais un attentat survenu contre toute attente au pied de l’immeuble, attentat qui fauche la vie de deux soldats allemands, met brutalement fin à cette soirée prometteuse parce qu’un officier nazi réclame deux otages par appartement pour venger les siens : les sept amis ont dès lors deux heures pour en choisir deux parmi eux. L’ambiance festive bon enfant change brusquement : la peur de mourir oppose les sept personnages d’autant plus cruellement les uns aux autres que toutes les tentatives pour échapper à la mort s’avèrent fatalement infructueux. Les masques conformistes d’humanité et de générosité se décomposent peu à peu sur leurs visages pour montrer l’humain dans sa nudité féroce.

le repas des fauves visuel
Le Repas des fauves, Théâtre Hébertot, 2023

      L’action se déroule dans le salon de Victor et Sophie, ce qui contribue à instaurer progressivement une ambiance oppressante de huis-clos du fait que l’officier nazi retiré dans une librairie familiale adjacente les surveille de près. La scénographie donne pourtant à voir un espace agréable aménagé avec un goût prononcé pour les meubles anciens disposés de façon à inspirer la sensation de bien-être, de propreté et d’aisance : les costumes et les accessoires tels que la radio et le tourne-disque, quant à eux, situent l’action dans l’époque de la Seconde Guerre mondiale. La réalité extérieure fait littéralement irruption dans ce cocon faussement protecteur par une triple fenêtre vitrée projetée sur le fond de la scène : c’est par le biais de dessins animés saisissants que les personnages et les spectateurs assistent avec frayeur à l’attentant, à l’exécution des otages ou au bombardement survenu au cours de la même soirée. Ces choix astucieux mettent l’accent aussi bien sur la dimension angoissante de l’action que sur un décalage vertigineux entre l’être et le paraître.

      Julien Sibre invente une action scénique extrêmement entraînante qui tient certes les spectateurs en haleine mais qui en même temps engendre curieusement, en plus de la frayeur, un rire terriblement grinçant. Si une lourde épée de Damoclès menace les sept convives dès l’entrée de l’officier nazi implacable qui leur impose son jeu sadique, la pulsion de vie radicalement transformée en la pulsion de survie par excellence les précipite tous dans des situations embarrassantes par moment bien cocasses. Non pas que les personnages prennent l’état de fait à la légère, mais le caractère quasi absurde du choix impossible qu’on leur demande de faire semble à tel point éprouver leurs sensibilités qu’il les amène à commettre des actes, à venir avec des idées ou à tenir des propos qui les rendent paradoxalement ridicules dans leur malheur. Et les spectateurs ne peuvent pas, malgré tout et malgré eux, s’empêcher de rire. Ce qui est proprement impressionnant dans le dosage de frayeur et de comique absurde, c’est que Julien Sibre parvient à maintenir cet équilibre délicat tout au long de l’action sans que celle-ci verse dans le comique pur. Et ça sonne juste.

      Les comédiens créent leurs personnages avec une virtuosité époustouflante : en réalité des types humains auxquels ils donnent une certaine profondeur psychologique en montrant précisément ce qui se trouve d’abject derrière une apparence policée de courtoisie et d’éducation. Thierry Frémont incarne avec une grande souplesse dans les gestes et dans le jeu de regards le riche entrepreneur André prêt à tout pour sauver sa vie. Olivier Bouana s’empare de la création du maître de la maison et libraire Victor qui paraît aussi conciliant que pondéré. Stéphanie Caillol crée avec sensibilité l’aimable épouse Sophie. Sébastien Desjours apparaît dans le rôle du médecin en apparence équilibré mais qui se laisse peu à peu gagner par la peur. Benjamin Egner, dans le rôle du professeur, donne à son personnage l’air à la fois flegmatique et désinvolte, à l’occasion provocateur. Jérémy Prévost interprète avec conviction le vétéran colérique Pierre devenu aveugle. Barbara Tisser crée avec un équilibre intrépide la veuve Françoise engagée dans la Résistance. Jochen Hägele incarne avec une austérité nonchalante le sadique commandant Kaubach.

      Le Repas des fauves dans la mise en scène de Julien Sibre, quoi qu’il s’agisse d’une reprise, est sans aucun doute un des spectacles à ne pas manquer en cet automne : un spectacle qui réunit de brillants comédiens dans une adaptation pour le théâtre rondement menée.

Théâtre Hébertot : Les Parents terribles

parents terribles      Les Parents terribles , présentée dans une nouvelle mise en scène de Christophe Perton au Théâtre Hébertot (>), est une célèbre pièce de Jean Cocteau, connue grâce à ses nombreuses créations. Il s’agit pour cette fois-ci d’une création fondée sur le texte originel de l’auteur, non censuré par les éditeurs qui font circuler sa version édulcorée. C’est une création sombre mêlant le comique au tragique pour dévoiler avec férocité l’emprise de la famille bourgeoise sur le sort des enfants.

      La pièce de Cocteau ressemble d’une certaine manière, par son intrigue remplie de quiproquos, à une comédie de boulevard, mais elle ne l’est pas tout à fait dans la mesure où elle ne cesse de s’en prendre aux artifices de l’ordre bourgeois, de son mode de fonctionnement et de ses archétypes de pensée sclérosés. Pour ce faire, Cocteau introduit, par exemple, dans l’action la tante Léo qui est une sorte de Flaminia moderne drapée dans les habits d’une vieille fille amoureuse du mari de sa sœur. Cette action se situe même aux antipodes d’une classique comédie d’intrigue bien faite à la Feydeau ou à la Labiche non seulement par son dénouement tragique, mais aussi par l’insertion d’un certain nombre de propos métathéâtraux qui démêlent les codes du genre. Si Léo et Madeleine déclarent chacune à un moment donné que « nous ne sommes pas au théâtre » pour récuser un concours de circonstances trop invraisemblable, c’est au père de famille, Georges, que revient de fustiger le caractère impensable de la situation engendrée et de pointer du doigt l’ironie tragique qui la sous-tend. La pièce de Cocteau est de ce point de vue « trop bien faite » pour interroger aussi bien les rapports au genre décrié de la comédie de boulevard que le « désordre » bourgeois représenté par la pièce.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’histoire des Parents terribles donne volontairement une image forcée des relations malsaines entre parents et enfants au sein de familles (prétendument) bourgeoises. Yvonne, une mère possessive, est maladivement attachée à son fils Michel : elle essaie de se faire passer pour son amie en délaissant son mari Georges. Celui-ci, un inventeur raté, en manque d’affection, finit au prix de mensonges par s’éprendre d’une jeune fille dont il assure le bien-être en toute honnêteté. Madeleine, la jeune fille en question, entretient cependant une relation amoureuse avec le fils de Georges et Yvonne. L’action débute précisément au moment où Michel révèle à ses parents, dans l’intention de se marier avec Madeleine, son histoire d’amour tenue jusqu’alors secrète. Il s’agit d’abord pour les deux parents inquiets d’empêcher le mariage coûte que côte, pour renverser ensuite la donne et sauver Michel qu’ils souhaitent garder auprès d’eux. Si la machination, assistée avec ambiguïté par la tante Léo, ménage des effets de surprise dignes des meilleures comédies de boulevard, comme la rencontre entre Georges et Madeleine autour de laquelle gravite tout le deuxième acte, d’autres situations à grand potentiel comique sont passées sous silence, comme celle du premier acte où Michel découvre à Georges son histoire avec Madeleine tout en lui apprenant que le « vieux » à renvoyer c’est lui-même. Les crispations d’Yvonne et l’embarras de Michel, aussi bien que les manœuvres de Léo, tendent certes à faire rire, mais ce rire se teint vite en noir pour s’empreindre de tragique. Christophe Perton exploite dans sa mise en scène précisément ce rapport féroce entre comique et tragique.

      La scénographie situe l’action sans ambages, suivant les indications du texte, dans la chambre d’Yvonne au premier et au troisième acte, dans le salon de Madeleine au deuxième. Les deux pièces sont matériellement représentées avec des décors réalistes. Schématiquement, la chambre d’Yvonne, aménagée autour d’un grand lit entouré sur les côtés de boiseries sombres avec des placards encastrés, donne sur une grande salle de bain verdâtre installée au fond, séparée pour autant par des portes coulissantes. Le salon de Madeleine, épuré et lumineux par rapport à la chambre d’Yvonne, ne comprend, quant à lui, qu’un grand canapé orange et un grand plateau en bois clair laqué. Visuellement, une pièce sombre et chargée d’objets en désordre, au premier et au dernier acte, s’oppose symboliquement et dialectiquement à une pièce quasi vide, éclatant de lumière et d’ordre — les vêtements de Michel qui y traînent au lever de rideau représentent sans doute l’irruption du désordre bourgeois dans l’ordre d’artisanat (Madeleine travaille dans le métier de reliure). La scénographie de Christophe Perton instaure par-là subrepticement un rapport de force implicite entre les deux univers qui se côtoient mais qui ont du mal à trouver un chemin l’un vers l’autre. Le retour dans la chambre d’Yvonne au troisième acte ainsi que l’admission bien pesée de Madeleine au sein de la famille semblent dès lors traduire la victoire du premier qui absorbe sournoisement le second. Ce quelque chose de pesant et de lourd qui se dégage de l’aspect cafardeux de la chambre d’Yvonne engloutit ainsi fatalement la fraîcheur, l’énergie et la légèreté trouvées par Michel chez Madeleine.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’action scénique impriment aux dialogues une tonalité tragi-comique : plusieurs contretemps et postures font certes rire, mais une ironie mordante ressentie derrière les révélations et les vérités auxquelles sont confrontés Yvonne et Georges en particulier rend ce rire amer, grinçant, malicieux. Elle est subtilement dynamique, déroulée à travers des actes banals qui occupent les personnages en train de parler : les spectateurs voient par exemple Léo essayer des vêtements d’Yvonne qu’elle range en même temps, Yvonne se recoucher dans son lit au gré de son humeur changeant selon les événements qui la mettent drôlement mal à l’aise en la forçant à réagir. C’est ce couple de femmes manipulatrices — Yvonne, inconsciemment, Léo, volontairement — qui dictent l’attitude aux autres personnages tenus sous leur emprise néfaste.

      Charles Berling crée avec assurance un Georges la plupart du temps en apparence indolent, quand sa sérénité résignée ne cède la place à une exaspération virulente face à Madeleine et à Léo. Émile Berling et Lola Créton, dans les rôles de Michel et Madeleine, forment un couple complice : leurs personnages sont ardents et chaleureux quand ils sont confiants en la bienveillance de la famille, mais brisés, abattus, en proie à un désespoir stoïque qui traduit l’intensité de leurs émotions, quand ils sont séparés par les manigances de cette même famille. Maria de Medeiros, quant à elle, incarne la tante Léo en lui donnant certes un certain air de tristesse et de compassion, mais en nous convainquant que l’attitude animée, les démarches entreprenantes et les sentiments refoulés, comme l’ordre auquel son personnage semble tant tenir, sont parfaitement maîtrisés. Muriel Mayette-Holtz, enfin, dans le rôle d’Yonne, crée une mère cruellement souffrante à cause de l’« infidélité » du fils, en se laissant aller à des accès de colère désinvoltes et des sauts d’humeur insouciants, mais elle s’y prend avec une juste mesure, avec une certaine élégance en quelque sorte, sans jamais verser dans l’excès. Sa création d’Yvonne est, en un mot, épatante. Les comédiens brident ainsi délicatement le côté potentiellement comique des situations pour l’imprégner sans excès de pathos d’amertume et de tragique.

      Les Parents terribles dans la mise en scène de Christophe Perton est une brillante création qui propose de la pièce de Cocteau une relecture sombre tout à fait convaincante. Tous les comédiens s’approprient leur rôle avec justesse tout en répondant magistralement aux enjeux subversifs du texte.

Théâtre Hébertot : L’Importance d’être constant

      Le Théâtre Hébertot ouvre la nouvelle saison théâtrale en mettant à l’affiche la plus célèbre parmi les pièces d’Oscar Wilde : L’Importance d’être constant (The Importance of Being Earnest)… dans une superbe mise en scène à couper le souffle, signée par Arnaud Denis (>).

      Le Mari idéal (1895) et L’Importance d’être constant (1895) comptent depuis longtemps parmi les pièces d’Oscar Wilde les plus jouées dans le monde entier. Et cela pour cause : il ne s’agit pas de simples comédies de boulevard à la Feydeau fondées sur des intrigues amoureuses croisées à la faveur de plusieurs quiproquos et de scènes de reconnaissance. L’Importance d’être constant y ressemble sans doute d’une certaine manière grâce au personnage de L'Importance d'être constantséducteur Algernon Moncrieff connu dans la haute société londonienne pour ses aventures galantes et pour sa propension à l’oisiveté, mais aussi à travers celui de Jack Worthing qui s’est créé une double identité pour préserver sa réputation quand il a envie de sortir à Londres pour se délasser de la campagne où il vit avec sa pupille. L’intrigue renferme en outre une scène de reconnaissance on ne peut plus romanesque dans la mesure où l’action conduit in extremis à la révélation de la naissance de Jack Worthing considéré comme un orphelin parce qu’autrefois trouvé dans un sac de voyage à la gare Victoria : sa reconnaissance comme le fils égaré de la sœur de Lady Bracknell et par-là comme le frère aîné d’Algernon permet en effet de dénouer l’action avec une double promesse de mariage. Cette action est dans le même temps soutenue par l’aspiration des deux jeunes hommes devenus amis à se marier selon le choix de leur cœur, alors qu’ils rencontrent un fâcheux obstacle dans les convictions nobiliaires de Lady Bracknell farouchement attachée à préserver la pureté de son rang social. Mais l’intérêt de la pièce d’Oscar Wild ne repose pas entièrement sur la disposition de cette intrigue érotico-galante qui brasse avec virtuosité plusieurs traditions comiques : son ingéniosité tient précisément à l’imprégnation de l’action dramatique par une forme d’humour mordant, prétendument « british », qui paraît totalement désinvolte et qui ne manque pas de tourner copieusement en ridicule tous les clichés de la société anglaise. C’est sans doute dans la manipulation et le dosage de cet humour mordant que réside la réussite d’une mise en scène de L’Importance d’être constant : une pièce trop bien faite, tant au niveau de l’inventio et du dispositio que sur le plan de l’elocutio, n’attend de fait pour être jouée que la mise en place d’un rythme entraînant soutenu par l’habileté d’un jeu comique. C’est exactement ce qu’a réussi à trouver Arnaud Denis entouré d’excellents comédiens qu’il dirige avec une justesse extraordinaire.

« Dans le mariage, à deux on s’ennuie, à trois on s’amuse. »

      S’agissant de la scénographie, Arnaud Denis opte pour un aménagement classique sans une recherche particulière de décalage spatio-temporel ou d’écart esthétique. Il met l’accent sur le côté visuellement attrayant de sa mise en scène : la belle affiche avec Evelyne Buyle, mise en avant et entourée de trois autres comédiens habillés en gala, annonce d’emblée cet aspect classique, lisible dans les costumes élégants historiquement marqués, mais aussi dans l’attitude fière des personnages dont les regards pleins d’assurance attirent les spectateurs pour les inviter à venir au théâtre. Comme le promet cette affiche, Arnaud Denis relève le défi dramaturgique sans décevoir leur espoir de découvrir un spectacle plein de finesse. Il met en place deux types de décors qui accentuent le passage d’un cadre tant soit peu réaliste à un univers plus romanesque, voire pastoral. Si, selon les indications scéniques, le premier acte se situe dans un salon pompeux à l’anglaise, l’action des actes II et III se déroule en plein air dans le jardin de la maison de campagne où vit Jack Worthing avec sa pupille Cecily. Ce salon, pièce de réception d’Algernon, ressemble à celui de l’époque victorienne : des boiseries en relief, tendues de papier peint gris clair et vert foncé, incrustées de plusieurs tableaux qui représentent les personnages eux-mêmes, et entrecoupées par des baies vitrées voilées de rideaux, forment le fond pittoresque de la scène ; un fauteuil deux places, flanqué de deux fauteuils simples et d’une table ronde en bois massif constituent le mobilier qui structure les mouvements des comédiens. Le jardin de plein air, en revanche, ne reflète que vaguement le lieu qu’il suggère : une grande paroi peinte figure le ciel bleu d’un après-midi ensoleillé, alors que de grands pots de fleurs disposés en demi-cercle autour de la scène embrassent une petite table blanche et deux chaises de la même couleur, légèrement décentrées pour souligner la dissymétrie propre à un jardin anglais. Si la scénographie du premier acte imite les décors d’un salon distingué d’une manière tout à fait réaliste, le jardin de plein air paraît plus conventionnel à cause des éléments de décors qui le composent de manière symbolique.

« Les principes de haute moralité n’ont jamais rendu personne heureux ni bien portant. »

      Ce double aménagement de l’espace scénique, qui correspond sans doute aux indications du dramaturge, sert parfaitement le jeu des comédiens tout en entraînant une tension singulière entre les deux volets de l’action. Si la première partie déroulée dans le salon d’Algernon campe les personnages dans le cliché de leur univers mondain, la suite qui a lieu dans le jardin permet de le dépasser à travers un infléchissement romanesque qui exploite abondamment les ressorts comiques : une fois déplacés à la campagne, les personnages se donnent paradoxalement une délicieuse comédie, les uns, pour cacher les mensonges dont ils abusent confortablement pour paraître dans la société londonienne et, les autres, pour déjouer les quiproquos dont ils semblent d’innocentes victimes. Certes, tout est inscrit dans le texte, mais ce n’est que son passage réussi à la scène qui réactive la tension dialectique entre le premier acte et les deux autres et qui permet opportunément de passer sous silence toute question de vraisemblance au profit d’un jeu comique virevoltant. Le savoir-faire d’Arnaud Denis instaure cette tension dans sa mise en scène de manière naturelle tout en fournissant à ses comédiens une formidable occasion de déployer littéralement leur talent pour le plus grand plaisir des spectateurs.

L'Importance d'être constant
L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021
© Marek Ocenas

      Tous les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages sans moindre hésitation et ce, dans des postures volontairement comiques qui soulignent ponctuellement les travers ou les excès de ceux qu’ils incarnent. Ils dosent ce comique mis en avant dans leur jeu avec une telle adresse que certaines de ces postures explicitement surjouées semblent plus que convaincantes et qu’elles suscitent aussitôt l’adhésion des spectateurs amusés à un univers déjanté, présenté sous le sceau d’une ironie piquante pleinement révélatrice du fonctionnement de la société mondaine. C’est Lady Bracknell qui fédère autour de sa position sociale les autres personnages pour leur imposer ses préjugés sans moindre scrupule : Evelyne Buyle lui donne une prestance diabolique en proférant ses cruautés avec une telle légèreté qu’on ne doute pas une seconde qu’elle n’est pas intimement convaincue de ce qu’elle déclare. L’interrogatoire qu’elle mène avec Jack/Constant représente à cet égard un moment intense empreint d’une dimension comique subtile. Olivier Sitruk, dans le rôle d’Algernon, et Arnaud Denis lui-même, dans celui de Jack/Constant, forment, quant à eux, un duo de séducteurs complices auxquels personne ne saurait résister : ils confèrent à leurs personnages respectifs un indéniable charme obtenu grâce à une aisance mondaine qui correspond à l’idée que l’on se fait de ces jeunes nobles courant après les femmes avec une nonchalance débridée. Delphine Depardieu, dans le rôle de Gwendoline, et Marie Coutance, dans celui de Cecily, incarnent les deux personnages d’amoureuses sans aucune naïveté en en faisant des femmes sûres de leurs désirs qu’elles ne manquent pas d’affirmer à travers un jeu de séduction désinvolte. Enfin Nicole Dubois, dans le rôle de Mme Priss, et Fabrice Talon, dans celui de Révérend, complètent cette galerie des personnages qui relèvent l’ironie mordante de l’action grâce à des attitudes comiques soutenues avec le sens de la repartie.

« Je ne voyage jamais sans mon journal intime, comme cela j’ai toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train. »

      Arnaud Denis a brillamment réussi à monter L’Importance d’être constant dans une mise en scène ciselée dans le moindre détail, qui a l’air de surgir sur le plateau du Théâtre Hébertot de façon naturelle, comme si les comédiens étaient de véritables doubles des personnages auxquels ils prêtent leur corps. Son magnifique spectacle empreint d’une élégance épatante est le fruit d’un travail scénographique et dramaturgique de haute qualité.

 

Le générique de L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021.