Le Legs est une petite comédie de Marivaux, en un acte, relativement peu connue et peu jouée. Elle a été mise en scène par Alain de Bock dans une distribution faite avec de tout jeunes comédiens qui, tous passés par le Studio Alain de Bock (>), défendent très bien leur rôle. Elle est actuellement donnée à À La Folie Théâtre et ce, jusqu’au 7 novembre (>).
L’histoire du Legs est par ailleurs celle d’un mariage fâcheux conditionné par un héritage. Un marquis doit se marier avec une certaine Hortense ou lui payer deux cent mille écus, alors qu’il aime une comtesse à laquelle il ne parvient pas à déclarer son amour en bonne et due forme à cause de sa timidité chronique. Les vues d’Hortense portent sur un chevalier sans que la jeune femme éprouve la moindre attirance pour le marquis. Pour l’un comme pour l’autre se pose alors la question de l’héritage auquel aucun des deux ne veut renoncer. Les deux personnages sont ainsi amenés à se donner une comédie en faisant semblant de consentir au mariage dans l’espoir que l’autre finira par sacrifier sa part. Deux domestiques qui s’en mêlent à leur manière ne manquent pas de mettre leur grain de sel à cette comédie de dupes pour embrouiller leur maître sur le plan sentimental.
À chaque nouvelle mise en scène d’une comédie de Marivaux, tout metteur en scène doit passer par son adaptation au goût des spectateurs contemporains. Les pièces de Marivaux sont des textes du XVIIIe siècle qui ont certes quelque peu vieilli sur le plan linguistique mais qui ne laissent rien à désirer quant à leur qualité dramatique. Ce qui reste intemporel, c’est l’analyse minutieuse et pertinente des trajectoires sentimentales des personnages le plus souvent perturbés par des contraintes ou des préjugés divers qu’il s’agit de dissiper pour accéder pleinement et librement à l’amour. La justesse avec laquelle Marivaux entre dans la peau de ses personnages exerce un attrait indéniable qui place cet auteur du XVIIIe siècle sur le devant de la scène contemporaine. Réussir à (bien) jouer du Marivaux est devenu même une sorte d’épreuve théâtrale par excellence. La difficulté qui revient avec récurrence dans toute création tient au caractère purement dialogique de l’action dramatique : autrement dit, toute l’action repose généralement sur les dialogues qui s’enchaînent à travers des mots qui piquent l’orgueil ou qui blessent l’amour-propre. Pour ne pas (trop) ennuyer les spectateurs et pour répondre à leurs attentes, il faut inventer ce que les personnages pourraient faire sur scène en plus de parler. À cet écueil peuvent se joindre des questions liées à des préoccupations sociales ancrées dans le contexte socio-politique de l’époque, dans la mesure où certains personnages sont des nobles et disposent bel et bien de serviteurs comme c’était l’usage sous l’Ancien Régime. À ce double écueil, Alain de Bock apporte des solutions dramaturgiques qui rendent sa mise en scène tout aussi pétillante que gracieuse. D’un côté, il situe l’action à la Belle Époque pour résoudre le problème de la distance par rapport à la langue et à la question sociale, ce qui conditionne les enjeux esthétiques de la scénographie. De l’autre, il invente une formidable action scénique qui exploite les possibilités de la « partition » marivaudienne, tout en l’imprégnant d’un érotisme insoupçonné. Le résultat ainsi obtenu est à la fois fascinant et convaincant.
La scène représente une sorte de terrasse propre à favoriser les rencontres entre les personnages réunis en l’occurrence dans une propriété de la comtesse située à la campagne. Côté jardin, une table recouverte d’une nappe blanche en dentelle est entourée de deux chaises blanches en osier, pourvues de coussins noirs. À l’autre bout de la scène, côté cour, est installé un canapé deux places, également fait en osier et équipé de coussins noirs, flanqué d’une autre table recouverte d’une jolie nappe. Les deux côtés de la scène se répondent ainsi tout en proposant une variation délicate quant au choix du mobilier pour ne pas ennuyer l’œil du spectateur à travers une symétrie fade. Plusieurs pots de plantes vertes et quelques vases remplis de fleurs relèvent les décors en rendant l’espace scénique pittoresque et en faisant un clin d’œil à l’esthétique de l’art nouveau fondée sur l’utilisation des motifs végétaux. Les costumes, d’une élégance recherchée, s’inscrivent pleinement dans ce cadre aménagé à l’image des codes de la Belle Époque : les vêtements et les chaussures autant que les accessoires et les coiffures, tout rappelle en effet au spectateur la mode des vingt premières années du XXe siècle. La Comtesse avec son chignon haut, vêtue d’un chemisier blanc à volant et d’une longue jupe mauve, a l’air d’être sortie d’une affiche de Mucha. Les costumes permettent en même temps d’établir de fines distinctions entre les quatre personnages de maîtres. Alors qu’Hortense et le Chevalier sont habillés tout en blanc, ce qui connote l’idée d’innocence ou peut-être même de virginité, les habits de la Comtesse et du Marquis sont teintés de couleurs plus foncées et plus variées, ce qui leur confère une certaine maturité par rapport au couple des deux jeunes premiers.
La scénographie dessine ainsi un espace scénique historiquement marqué sans toutefois pousser l’illusion jusqu’à un réalisme mièvre propre aux comédies de boulevard. Elle évoque en effet la Belle Époque à travers des éléments typiques sans chercher à imposer cet espace comme un lieu réel. Les décors et les costumes se détachent curieusement du fond noir de la scène, ce qui permet d’effacer toute prétention aux facilités d’une dramaturgie platement réaliste et de jouer subtilement sur un décalage tant soit peu merveilleux entre la réalité scénique des comédiens et celle des personnages. Ce simple contraste scénographique autorise le metteur en scène à introduire dans le jeu des comédiens des éléments comiques qui les conduisent à adopter des postures explicitement sensuelles sans verser dans la caricature. Puisque l’espace scénique ne représente en quelque sorte que ce qu’il est — un plateau de théâtre aménagé, certes avec goût, mais de manière conventionnelle, le jeu scénique peut dès lors s’appuyer amplement sur des gestes et des mouvements théâtralisés.
Dès leur entrée en scène, les comédiens s’adonnent à un double jeu : à celui qui est renfermé dans leurs propos se superpose en effet délicieusement un jeu de corps et de regards qui « trahit » sans ambages la libido des personnages restée implicite dans le texte. Ainsi, dans la première scène, le Chevalier (Lambert Gintrand) court ostensiblement après Hortense (Inès Moulin Tougard) tout en se pressant contre elle et tout en essayant de lui arracher quelques baisers, alors qu’elle s’empresse de lui échapper en lui opposant des fleurs ou même une chaise. Il naît, de cette poursuite amoureuse, une action scénique comique qui suscite aisément le rire des spectateurs parce que le Chevalier ne manque pas de tomber, d’empêtrer ses pieds dans une plante ou de mordre une fleur, mais aussi parce que les regards fuyants et les intonations faussement naïves d’Hortense persuadent que la jeune fille se divertit copieusement tout en cherchant à prolonger le jeu galant. L’action scénique se poursuit dans le même esprit entre les serviteurs interrogés par Hortense sur les dispositions sentimentales du Marquis et de la Comtesse : Lépine (Antoine Ody) s’amuse alors à embêter Lisette (Laura Hatchadourian) à la manière du Chevalier en évitant à grand peine d’être surpris par la maîtresse et en recevant ainsi à son tour des coups. Il n’y a cependant rien de bouffon ou de vulgaire : tout se passe dans la joie et la bonne humeur à travers de simples gestes érotico-galants explicites. Si Hortense et Lisette se défendent tant bien que mal contre leur séducteur, elles en restent suffisamment complices pour maintenir le jeu de séduction au niveau de la suggestion. Une tension érotico-galante se fait également sentir entre le Marquis (Julien Joulain) et la Comtesse (Sophie Teulière), mais elle se fait plus discrète à cause de la timidité du premier et de la réputation de la seconde. Le spectateur comprend rapidement à travers leur jeu de corps qu’ils ont envie d’être l’un à l’autre sans arriver à se déclarer. Les postures évasives du Marquis amoureux énervent drôlement la Comtesse qui réagit souvent de manière brusque et impulsive : la signification de son attitude nerveuse et de ses regards sensuels n’échappe cependant qu’au seul Marquis qui prend les avances de la Comtesse pour de la colère. Tous les comédiens se laissent dans le même temps aller à un jeu à la fois un peu saccadé et fébrile, ce qui leur permet d’instaurer une distance comique par rapport à leur personnage et de situer l’action du Legs dans l’univers romanesque d’un conte libertin.
Un équilibre apparent s’impose progressivement entre la véracité des sentiments et un jeu nerveux qui exploite les non-dits du texte de Marivaux. À une scénographie semi-réaliste correspond un jeu galant explicite pour proposer aux spectateurs une sorte de conte pour adultes à la fois moral et libertin. C’est que la teneur des propos ne manque pas de dénoncer le mensonge et l’avarice au profit d’un sentiment amoureux romanesque dépourvu de tout intérêt. Mais le jeu scénique subvertit dans le même temps cette dimension légèrement moralisatrice de la pièce grâce à un certain érotisme qui révèle avec humour les désirs sexuels enfouis dans l’expression verbale. Alain de Bock semble ainsi tremper la comédie de sentiment dans un conte de Crébillon fils.