Archives par mot-clé : classiques du XXe siècle

MAC de Créteil : La Grande Magie

      La Grande Magie est une pièce du dramaturge italien Eduardo de Filippo, mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en décembre 2022 au Théâtre de la Ville (>) et reprise en cet hiver 2024 à la MAC de Créteil (>). Il faut bien remonter dans le temps pour trouver une création emblématique de cette grande pièce italienne, il faut en effet remonter dans les années 80, à Giorgio Strehler qui l’a montée au Piccolo Teatro di Milano (>). Fin connaisseur du théâtre italien, Emmanuel Demarcy-Mota semble s’en être souvenu pour nous livrer une création à la fois fascinante et puissante.

      Paradoxalement peu joué et peu connu en France, Eduardo de Filippo réputé pour son grand sens du théâtre compte parmi les plus grands auteurs italiens du XXe siècle. Nous sommes d’autant plus reconnaissants à Emmanuel Demarcy-Mota de s’être tourné vers le théâtre italien et d’avoir laissé à d’autres la fabrique d’adaptations infructueuses tirées de films anglo-saxons. Ce metteur en scène ne cesse de nous étonner par la finesse avec laquelle il porte inlassablement sur le plateau les textes écrits d’emblée pour le théâtre, à commencer par sa récente création du Songe d’une nuit d’été au Théâtre de la Ville (2024), mais aussi par sa mémorable mise en scène de Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello (2001, reprise en 2021). Celle de La Grande Magie s’inscrit curieusement dans ses recherches explorant les frontières entre fiction et réalité. Tandis que la pièce de Shakespeare et celle de Pirandello basculent ouvertement dans le merveilleux ou dans le fantastique, La Grande Magie d’Edouardo de Filippo, d’une facture nettement pirandellienne, reste ancrée dans le réel tout en balançant entre mystification/imposture et vérité, entre magie et fantasme, ce qui amène le metteur en scène à interroger les limites de ce réel hanté par un jeu d’apparences et d’ombres.

La Grande Magie, Théâtre de la Ville, 2022 © Jean-Louis Fernandez

      La mystification repose sur un tour de magie grâce auquel le magicien Otto Marvuglia fait disparaître le mari de Calogero. Dans la version d’Emmanuel Demarcy-Mota, certains rôles quant aux rapports de force ont cependant été inversés : ce n’est pas ainsi un mari dominant et jaloux qui voit disparaître son épouse, secrètement partie avec son amant pour Venise, c’est en effet une épouse dominante et jalouse qui se voit privée de son conjoint. Cette inversion montre moins la souplesse de la pièce d’Eduardo de Filippo que l’universalité des questions abordées pour les deux sexes dans la société occidentale d’aujourd’hui (sans verser dans d’inénarrables problèmes de genre). Mais la disparition du mari de Calogero n’est qu’une illusion/imposture parmi tant d’autres dans la mesure où les personnages entretiennent un rapport ambigu avec la vérité en vivant consciemment dans une représentation sociale forcée qu’ils donnent aux autres, à commencer par le magicien Otto Marvuglia amené à se produire dans des hôtels de luxe malgré la misère qu’il doit essuyer au quotidien. La tension dialectique est ici entraînée par ces impostures à moitié assumées par les personnages et la position privilégiée des spectateurs auxquels celles-ci n’échappent pas. Il s’agit dès lors, pour Emmanuel Demarcy-Mota, de proposer une mise en scène attrayante capable de plonger les spectateurs dans une autre forme de « magie », dans une autre forme de doute quant aux interrogations portées sur le rapport inextricable entre l’illusion et la vérité.

      Pour ce faire, la scénographie situe l’action de La Grande Magie dans un univers tant soit peu étrange, substantiellement certes réaliste dans ses traits et ses éléments constitutifs, mais dans son essence radicalement transcendé par une touche fantastique de l’action déroulée. Au lever du rideau, les personnages habillés de costumes élégants se retrouvent peu à peu, sur la terrasse de l’hôtel Métropole, autour de plusieurs tables recouvertes de longues nappes blanches, disposées devant une grande toile orange sur laquelle ils verront apparaître une mer ondulante apaisante. C’est dans ce « bel univers » traversé pourtant par des désaccords et des médisances, transformé d’un coup en salle de spectacle que s’introduit de façon ambiguë, par le biais de la figure du magicien Otto, une « grande magie ». Le sarcophage égyptien entraînant la disparition du mari de Calogero met les personnages en émoi en recentrant l’attention sur le destin du magicien poursuivi pour ses dettes et celui de l’épouse abandonnée en proie à des doutes existentiels : les déplacements de l’action s’accompagnent, tout en dépassant par degrés le simple effet de réel, par des éclairages spectaculaires déréalisants qui instaurent une atmosphère fascinante oscillant entre une certaine frayeur et la féerie.

      Si le spectacle monté par Emmanuel Dermarcy-Mota est agréable à regarder par son aspect visuel, par un véritable effet de « magie » qu’il parvient à susciter sur l’esprit des spectateurs, l’action scénique rendue captivante grâce au jeu des comédiens n’est pas en reste. Le metteur en scène a réussi à intéresser les spectateurs à des faits en soi banals et dans une certaine mesure prévisibles, à l’exception notable du dénouement surprenant qui paraît en fin de compte tout à fait crédible. Les tours de magie bien que tous classiques étonnent certes toujours quand les spectateurs les voient effectués en vrai, mais l’intérêt de l’action se trouve ailleurs : il repose sur le degré d’acceptation de la mystification froidement orchestrée par Otto, mystification qui conduit Calogero à remettre en question ses repères rationnels pour renaître des cendres de sa relation impossible avec son mari. Cette expérience bouleversante, aux limites du croyable et de l’acceptable, bien que déroulée sous les yeux des spectateurs non sans être explicitée, est brillamment conduite par Valérie Dashwood dans le rôle de Calogero qu’elle incarne avec une sensibilité prodigieuse aux côtés d’autres comédiens de la troupe du Théâtre la Ville qui s’emparent de la création de leur personnage avec conviction.

      La belle création de La Grande Magie par Emmanuel Demarcy-Mota, avec un clin d’œil à Giorgio Strehler, est un véritable tour de magie : elle enchante ses spectateurs aussi bien par son élégance que par la sensibilité et la finesse avec lesquelles les comédiens entrent dans leurs personnages.

Théâtre Hébertot : Pauvre Bitos

Pauvre Bitos affiche      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes est une « pièce grinçante » de Jean Anouilh (1956) que l’on peut considérer comme une brillante farce noire : Thierry Harcourt lui redonne ses lettres de noblesse en la portant sur le plateau du Théâtre Hébertot dans une délectable mise en scène avec Maxime d’Aboville dans le rôle-titre (>).

      Si le « dîner de têtes » repose sur un déguisement partiel des convives invités à endosser un rôle selon un thème donné, dans Pauvre Bitos de Jean Anouilh les amis réunis, issus d’une bonne société provinciale, se présentent à la table de leur hôte avec la tête d’un grand personnage de la Révolution française, à l’exception notable d’André Bitos d’origine modeste entièrement vêtu d’habits confectionnés dans l’esprit du XVIIIe siècle. Le choix de la Révolution française et des personnages historiques n’est pas anodin dans la mesure où les rôles se confondent curieusement avec les caractères et les convictions des convives, outre que la période arrêtée permet de confronter un spectre extrêmement varié de figures emblématiques diversement opposées les unes aux autres sur un échiquier politique impitoyable et de les pousser par-là à s’affronter en apparence impunément selon les rôles respectifs. Il s’agit certes d’un jeu présenté comme plaisant, mais dès lors que le chef d’orchestre, avec une malice quasi sadique, attise les désaccords pour s’en donner à cœur joie, un spectacle empreint d’une cruauté fascinante se met en place tout en métamorphosant un dîner burlesque en une farce noire.

      Dans Pauvre Bitos Jean Anouilh exploite le procédé comique du « théâtre dans le théâtre » en renouvelant ses ressorts dramatiques, ce qui semble le conduire à fantasmer avec une lucidité subversive aussi bien sur la volonté de puissance de l’hôte Maxime que sur le plaisir pris à un cruel jeu ayant pour but de se payer la tête d’André Bitos abhorré de tous. Réunis par Maxime/Saint-Just, ils sont alors six contre un : en plus du malicieux chef d’orchestre, Vulturne/Mirabeau, Julien/Danton, Lila/Marie-Antoinette, Déchamp/Camille-Desmoulins et Victoire/Lucile-Desmoulins contre André Bitos invité à venir déguisé en Robespierre. Le choix de la figure controversée de Robespierre n’est pas le fruit du hasard dans la mesure où chaque « grande tête » retenue a une dent contre lui, que ce soit la Reine de France, le célèbre orateur révolutionnaire ou le journaliste et sa femme, tous envoyés par l’incorruptible sur l’échafaud et guillotinés, à l’exception du comte mort à la suite d’une maladie en 1791. Pour peu que les convives aient bien appris leur rôle, il ne faut pas plus que de donner un coup de pouce, une fois tous à table, pour que s’enclenchent un savoureux persiflage et un secret règlement de compte. Un léger coup de pouce tel qu’évoqué dans la préface d’Antigone, parce que le dîner risque à tout moment de dégénérer et d’avoir une suite tant soit peu tragique. C’est cet énorme potentiel grinçant qu’il s’agit de porter sur scène, ce dont Thierry Harcourt s’acquitte avec un extraordinaire sens du théâtre.

Pauvre Bitos, Théâtre Hébertot 2024 © Bernard Richebé

      L’action se trouve située dans un prétendu lieu de mémoire désaffecté prêt à être transformé en garage après le « dîner de têtes » organisé par Maxime/Saint-Just, comme si ce lieu aux pouvoirs de magie noire en disparaissant devait définitivement absorber toutes les rancunes remontant aussi bien dans l’enfance que dans la récente carrière de magistrat de Bitos. La scénographie le suggère à travers une profondeur amenée par des panneaux adossés au fond de la scène, si bien que la table recouverte d’une nappe de couleur crème et des chaises claires XVIIIe siècle, installées sur le devant de la scène, se détachent délicatement sur un fond sombre. Cet effet de clair-obscur aux accents énigmatiques donne un aspect formidable aux comédiens coiffés de perruques à la Louis XVI, habillés en tenue de gala contemporaine. Ces multiples effets de contraste, en plus des propos initiaux des personnages, ne cessent certes de rappeler aux spectateurs la dimension théâtrale du dîner diabolique, mais l’ambiance mystérieuse les plonge en même temps efficacement dans des situations ambiguës où la réalité se confond authentiquement avec le jeu tant pour les personnages que pour les spectateurs. Cette ambiguïté atteint le comble, à la suite d’un coup de feu visant Bitos, au deuxième acte transposé à l’aide d’une toile de fond dans la grande salle voutée de la Conciergerie. Le cruel persiflage punitif de Bitos, ce périlleux jeu avec le feu, s’envenime dès lors en s’empreignant de sadisme obstinément stimulé par Maxime.

      Le metteur en scène instaure un subtil équilibre entre un jeu sérieux et la dimension farcesque de l’action de la pièce. Ce qui accentue le sentiment de cruauté ce sont précisément des attitudes graves adoptées par les comédiens qui ne s’empêchent certes pas de plaisanter, de répondre avec ironie ou de persifler et cajoler André Bitos, mais qui ne basculent pas dans des postures caricaturales excessives propres à décrédibiliser leur authenticité scénique. Si l’action se présente comme farcesque, c’est n’est pas parce que les personnages soient bouffons et qu’ils versent volontairement dans le ridicule, mais parce que l’intrigue est fondée sur une tromperie et des quiproquos recherchés par Maxime, mais aussi parce que cette tromperie et ces quiproquos ambiguës se retournent fâcheusement contre ceux qui voulaient sanctionner Bitos (le principe de l’« arroseur arrosé ») sans que l’on sache vraiment quel est le personnage in fine berné. L’équilibre obtenu est extrêmement fin, et c’est grâce à cela que la mise en scène de Thierry Harcourt fonctionne impeccablement tout en intéressant les spectateurs au plaisir intellectualisé des personnages, plaisir pris à la volonté de nuire ouvertement assumée, moralement inavouable. Il est paradoxalement délectable de les observer, de pouvoir impunément se projeter dans leur double jeu excitant, d’en rire discrètement et d’en rester fasciné.

      Comme dit plus haut, les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une finesse remarquable : ils nous convainquent tous en nous montrant qu’ils interprètent des doubles rôles propres au théâtre dans le théâtre. Ils ne font pas toujours semblant que leurs personnages se coulent comme des comédiens professionnels dans les rôles de têtes historiques retenues pour le dîner. Le spectateur perçoit un petit décalage entre le personnage et son rôle historique, il y a un petit quelque chose qui le laisse comprendre que les personnages incarnent d’autres personnages. Par exemple, Maxime d’Aboville transmet quelque chose du caractère de Bitos à la création de Robespierre : l’identification entre l’un et l’autre n’est pas toujours totale, même si elle se produit effectivement à plusieurs reprises, ce qui permet non seulement de stimuler la curiosité des spectateurs, mais aussi de les conduire à s’interroger sur les limites de cet impressionnant double jeu. Nous saluons ainsi la capacité de tous les comédiens à entrer avec aisance dans leurs doubles rôles dont l’interprétation fait le bonheur du public.

      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes de Jean Anouilh, dans la mise en scène de Thierry Harcourt, est une excellente création qui séduit les spectateurs tant par sa dimension subversive qui questionne les limites de la malice humaine que par la justesse de son interprétation scénique. Que de délices !

Théâtre Lucernaire : Les Chaises

Les Chaises Lucernaire      Considérée comme un des chefs-d’œuvre de l’auteur, devenue un grand classique du XXe siècle, la pièce Les Chaises d’Eugène Ionesco a été nouvellement créée par Thierry Harcourt au Théâtre Lucernaire dans une mise en scène épurée (>). Frédérique Tirmont et Bernard Crombey trouvent dans cette création une heureuse occasion d’incarner, dans une symbiose époustouflante, deux pantins d’une humanité cruellement déchue.

      Le théâtre de l’absurde né sous la plume d’Eugène Ionesco s’est rapidement imposé dans le paysage culturel de son époque par sa nouveauté, par l’exhibition burlesque de sa théâtralité comme par son inépuisable intemporalité. Il s’en prend avec humour aux situations les plus stéréotypées de l’envers peu glorieux de notre humanité foudroyée tant par un quotidien abrutissant que par une inéluctable fuite du temps. Les personnages qu’il amène sur scène se trouvent le plus souvent confrontés à des tâches ordinaires mettant à l’épreuve non seulement leurs capacités cérébrales à y répondre, leur rapport à autrui et au langage, ou tout simplement leur sensibilité, mais aussi la vacuité de leur existence. La vacuité d’une existence dérisoire constituée d’actes multiples appréhendés, sinon avec une insoutenable angoisse, du moins avec une gravité apparente qui porte l’attention du spectateur sur leur caractère pour le moins risible. Malgré tout, le théâtre d’Eugène Ionesco ne bascule pas dans un pessimisme absolu, voire dans une impasse métaphysique : la recherche de l’absurde et la dimension grotesque de situations amenées nous forcent plutôt à rire jaune avec les personnages.

      Dans Les Chaises plus précisément, deux personnages, un Vieux et une Vieille, respectivement 95 et 94 ans, deux curieux représentants de cette humanité frappée par la vieillesse, nous étonnent par une incroyable vigueur qui émane de leur combat quotidien pour la vie. Ils semblent certes voués à la solitude, à la routine, à une certaine forme de souffrance métaphysique et in fine à la mort, ce qui ressort amplement de leurs propos, mais ils ne se laissent pas aller tout droit au désespoir, voire à une déchéance excessive. Ils évoquent certes leur passé en exprimant naturellement un certain nombre de regrets et de déceptions, mais ils ne semblent pas avoir perdu toute espérance parce qu’ils ont toujours un message « important » à transmettre à l’humanité qu’ils prétendent vouloir sauver, ce qui les conduit à recevoir une foule d’invités invisibles auxquels ils s’adressent comme à des personnes en chair et en os. L’absurde repose ici sur une tension dialectique empreinte de tragique entre l’insignifiance dérisoire de l’action menée par le Vieux et la Vieille et une détermination désolante avec laquelle ils agissent (sans le savoir ?) dans le vide.

Les Chaises, Théâtre Lucernaire, 2024 © Fabienne Rappeneau

      Ce vide « ontologique » explicitement évoqué par Eugène Ionesco lui-même dans ses écrits sur le théâtre est bel et bien matérialisé sur scène malgré les indications selon lesquelles le plateau devrait finir par être envahi par des chaises destinées aux invités invisibles. La mise en scène de Thierry Harcourt fait en effet le pari d’une scène quasi vide en laissant les deux comédiens introduire ces invités imaginaires dans un espace imaginaire rempli d’objets imaginaires. Deux chaises symboliques installées sur le devant de la scène et deux escabeaux placés au fond représentent ainsi les seuls accessoires de cette scénographie minimaliste. Un double changement de perspective fondamental s’impose dès lors aux spectateurs imperceptiblement amenés à se confondre avec ceux que le Vieux et la Vieille ne cessent d’accueillir : cette confusion serait sans doute totale si leur attention n’était accaparée par la venue de l’Empereur qui suscite chez eux un émoi particulier. Le minimalisme frappe également par le contraire de ce que représente un envahissement matérialiste historiquement daté : les deux personnages semblent suspendus dans un vide éthéré qui leur confère une dimension intemporelle troublante.

      C’est cet espace-temps imprécis que s’approprient progressivement Frédérique Tirmont et Bernard Crombey pour y asseoir le drame existentiel de leurs deux personnages infatigables, prêts à ne rien lâcher pour essayer de sauver l’humanité par l’intermédiaire d’un orateur chargé de parler à leur place. L’action scénique repose sur l’attente de cette prise de parole absurde réduite in extremis à des sons inarticulés et des syllabes dénuées de sens, prise de parole paradoxalement replacée dans la mise en scène de Thierry Harcourt avant l’arrivée de l’Empereur. Pas question de s’ennuyer pour autant en attendant l’un ou l’autre parce que le Vieux et la Vieille repassent au crible des moments différents de leur vie tout en remuant d’inquiétude pour cette soirée exceptionnelle à propos de laquelle on se demande si elle n’a pas lieu un peu tous les jours. Thierry Harcourt met ainsi en œuvre une action particulièrement dynamique qui engendre à la fois le trouble et le badinage, une action palpitante fondée sur un mélange paradoxal de sérieux et de dérision. Les deux comédiens, quant à eux, s’emparent de la création de leurs personnages avec une étonnante conviction : à leur vigoureuse métamorphose en Vieux et en Vieille s’allie une sensibilité singulière qui donne aux incohérences recherchées dans la partition ionescienne une résonance humaine saisissante.

     La création des Chaises donnée au Théâtre Lucernaire mérite donc certainement d’être vue, ne serait-ce que pour se laisser cueillir par l’excellente interprétation du Vieux et de la Vielle par Frédérique Tirmont et Bernard Crombey. Elle semble de plus parfaitement servir le texte de Ionesco grâce à des choix de mise en scène tout à fait convaincants.

Théâtre Lucernaire : Farces et nouvelles de Tchekhov

Farces-et-nouvelles-de-Tchekov      Farces et nouvelles de Tchekhov est un spectacle « divertissant » composé de plusieurs textes écrits par le célèbre auteur russe, spectacle conçu et mis en scène par Pierre Pradinas. Selon les dates indiquées sur le site du théâtre Lucernaire (>), les pièces et les nouvelles sélectionnées ainsi que les comédiens alternent, si bien qu’entre le 8 novembre et le 7 janvier, les spectateurs ne voient pas la même représentation. Le 17 novembre, la Cie Le Chapeau rouge a donné Les méfaits du tabac, Une demande en mariage et Un drame.

      Tchekhov compte aujourd’hui parmi les classiques indétrônables du XXe siècle : ses grandes pièces, mais aussi ses pièces en un acte et ses nouvelles, toutes focalisées sur la représentation de la réalité quotidienne appréhendée avec humorisme, suscitent le plus vif intérêt des metteurs en scène contemporains. Si leur action est historiquement ancrée dans la société russe qui se trouve dans le viseur de Tchekhov à cause de son immobilisme et ses dysfonctionnements, cette localisation ne nous apparaît in fine que comme un simple décorum derrière lequel se révèle en réalité toute une série de conflits et ennuis dérisoires qui règlent notre vie de tous les jours. Ce qui confère à ces conflits et ennuis une dimension quasi tragique universelle tient à la tension dialectique entre leur caractère dérisoire et le sérieux avec lequel Tchekhov les traite. Il en résulte, pour le spectateur, un certain embarras qui gêne le franc éclat de rire malgré une drôlerie grinçante des situations retenues.

      Le fil conducteur reliant les trois textes sélectionnés pour la séance du 17 novembre repose sur le caractère tragi-comique des personnages amenés sur scène. Dans Les méfaits du tabac, un homme d’une cinquantaine d’années, au lieu de donner la conférence sur le sujet annoncé, en l’absence de sa femme, se laisse aller à parler de tout et de rien, à se plaindre avec humour de sa vie dérisoire et de son mariage oppressant. Dans La demande en mariage, un double confit dérisoire sur la propriété de cinq hectares de terre et sur la supériorité de leurs chiens respectifs empêche Lomov de faire à Natalia sa demande en mariage. Et, dans Un drame, un écrivain connu tue une écrivaine en herbe venue lui imposer la lecture de sa pièce de théâtre dérisoire à n’en pas finir. C’est un kaléidoscope loufoque de personnages à la fois ordinaires et curieux, dont la conduite interroge les limites de la normalité et d’un déséquilibre pathologique proche de la névrose, voire des troubles de la personnalité. C’est divertissant dans une certaine mesure, mais parvient-on à en rire sans gêne ?

Farces et nouvelles de Tchekhov, “La demande en mariage“, Théâtre Lucernaire @ Marion Stalens

      Pierre Pradinas, un peu comme Tchekhov, met en scène les trois textes avec le même sérieux, sans accentuer les absurdités et sans les détourner de façon abusive : la limpidité de sa mise en scène souligne heureusement la sensibilité inquiète des personnages et offre aux comédiens la possibilité d’entrer avec finesse dans leur création scénique comme s’il s’agissait de réanimer des personnages doués d’une réelle profondeur psychologique. Les costumes, tout à fait ordinaires, parfaitement adaptés à chacune des trois situations prosaïques, produisent quant à eux un effet de réel significatif en conférant à ces curieux personnages l’apparence d’une humanité commune dans laquelle il est aisé de reconnaître nos semblables. La scénographie dépouillée, réduite à son strict minimum — un pupitre et une petite table haute à jardin, plusieurs chaises au milieu de la scène redisposées en fonction de chacun des textes —, contribue enfin à concentrer le regard des spectateurs sur le mal-être physico-mental des personnages ainsi que sur le jeu des comédiens.

      Philippe Rebbot apparaît dans le rôle du conférencier dans Les Méfaits du tabac et dans celui du père de Natalia dans La demande en mariage. Il crée les deux personnages, l’un plus singulier que l’autre, sans excès de pathos et sans verser dans la caricature, de telle sorte que malgré toute la dérision qui se dégage de leur état il parvient plus à nous intéresser à leur mal-être qu’à nous faire rire de leurs ridicules. Très délicat, cet équilibre fragile entre émotion et comicité est le fruit d’un jeu naturel. Quentin Baillot et Laure Descamps incarnent Lomov et Natalia dans La demande en mariage en poursuivant dans le même registre de l’équilibre : si le névrosé Lomov de Quentin Baillot est sobrement forcé, la fière Natalia de Laure Descamps renferme quelque chose d’infantile qui trahit douloureusement son inexpérience et sa sensibilité. Dans Un drame, Laure Descamps et Romain Bertrand créent les deux personnages principaux en mettant subtilement l’accent, la première, sur la ténacité aveugle de l’écrivaine et, le second, sur l’ennui désespéré de l’écrivain sans les caricaturer pour autant. Les comédiens font ainsi défiler une série de personnages fondamentalement comiques tout en explorant leur sensibilité inquiète.

      Farces et nouvelles de Tchekhov, conçue et mise en scène par Pierre Paradinas, donnée au théâtre Lucernaire, est un joli spectacle divertissant qui restaure subtilement des personnages comiques dans leur humanité.

Théâtre de Poche-Montparnasse : Eurydice

Eurydice Poche théâtre Anouilh      Eurydice est une pièce dite « noire » de Jean Anouilh créée pour la première fois en 1942 au Théâtre de l’Atelier : boudée aujourd’hui comme presque tout le théâtre de ce dramaturge du XXe siècle, elle s’est relevée de ses cendres dans une très belle création d’Emmanuel Gaury donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse début juin et programmée pour la nouvelle saison (>).

      L’intrigue d’Eurydice d’Anouilh est sans surprise inspirée du célèbre mythe grec raconté entre autres dans Les Métamorphoses d’Ovide, mais adapté aussi plusieurs fois pour l’opéra. Il s’agit d’une poignante histoire d’amour tragique entre un poète musicien et une nymphe des arbres. Cette histoire d’amour fascinant par son intensité interroge, au même titre que celle de Roméo et Juliette ou celle de Pyrame et Thisbé, notre rapport à la passion amoureuse aussi bien responsable d’actes impensables et de chagrins innombrables qu’idéalisée et rêvée avec exaltation. Le mythe pose notamment la question de la constance et de la puissance de l’amour, deux aspects fondamentaux qu’Anouilh retravaille à sa manière en situant l’action de sa pièce vaguement dans la France du XXe siècle et en donnant aux personnages une consistance amplement humaine. Comme l’indique le titre, son Eurydice accorde une place singulière au personnage féminin problématique qui suscite en effet des interrogations quasi métaphysiques chez le jeune Orphée secoué en vingt-quatre heures par la passion.

      Or, dans la version d’Anouilh, la passion amoureuse paraît rien moins qu’exceptionnelle et enlevante, si ce n’est dans le discours propre d’Orphée convaincu de la pérennité de ce qu’il ressent pour Eurydice rencontrée dans une vieille gare défraîchie située dans une ville de province. A l’image du lieu de cette rencontre inespérée, loin ainsi de paysages pittoresques propices à l’idéalisation des sentiments, les personnages eux aussi se trouvent dépouillés de leur aura pastorale dans la mesure où ils se présentent comme des artistes ambulants en quête d’occasions de jouer. Tandis qu’Orphée, en compagnie d’un père musicien médiocre, séduit par son jeu de violon, Eurydice fait partie d’une troupe de comédiens aux côtés d’une mère prétentieuse qui se prévaut continûment de son glorieux passé. Ces personnages, à l’exception notable d’Orphée, ont de plus un vécu pesant sur leur présent, ce qui détonne en particulier dans le cas d’Eurydice abusée par son impresario et par-là dans une conception désenchantée de la passion amoureuse. L’action dramatique entraîne ainsi une dialectique saisissante entre les aspirations d’Orphée et ses désillusions entraînées par son expérience concrète.

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Eurydice, Théâtre de Poche-Montparnasse, 2023 © Studio Vanssay

      Si l’action dramatique en tant que telle ne semble pas vraiment y inviter, Emmanuel Gaury la situe dans des espaces certes sans éclat, mais qui suscitent un certain sentiment de nostalgie et renvoient même aux représentations de la Vieille-France de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas que les comédiens soient habillés de costumes de riches, ce n’est pas non plus que les lieux représentés soient des cafés de gare ou des chambres somptueux ravissant de raffinement, c’est que l’ensemble dégage, malgré toute la pauvreté matérielle et morale évoquée dans les échanges, une étrange élégance en contraste avec des personnages médiocres tels que l’impresario Dulac ou le père d’Orphée, mais aussi la mère d’Eurydice vêtue d’une robe bleu pastel, relevée d’un petit chapeau, d’un col en fourrure et de colliers de perles. Eurydice et Orphée, quant à eux, portent des habits de classes moyennes basses, confectionnés pourtant avec un certain goût pour la belle apparence. Les lieux représentés de manière schématique produisent le même étrange effet de contraste : ils n’ont rien d’exaltant, mais séduisent pourtant par leur aspect suranné. Des portes coulissantes installées au fond introduisent par ailleurs un élément surnaturel en préparant les scènes à cheval entre le monde des vivants et l’au-delà des morts.

      L’action scénique nous plonge irrésistiblement au cœur de la rencontre éphémère entre Orphée et Eurydice qui change radicalement leur vie en les arrachant pour quelque temps à leur piètre existence. La tonalité empreinte d’une immense tristesse connaît une évolution vibrant d’émotions, fondée une fois de plus sur de délicats effets de contraste : entre un enthousiasme pitoyable des uns et un abattement pathétique des autres, entre des rires, des inquiétudes, des espoirs et des déceptions qui s’entremêlent les uns aux autres avec finesse et sans excès de pathos pour conférer aux personnages une épaisseur psychologique convaincante, d’autant plus que l’au-delà ne manque pas de s’invite sur scène d’abord à travers la présence mystérieuse d’un homme en redingote présenté comme Henri, et puis à travers la seconde rencontre entre un Orphée vivant et une Eurydice ressuscitée. Amplement réussie, cette articulation entre le monde terrestre et celui d’outre-tombe s’impose comme un prolongement naturel de l’action — un peu de soufre sous forme de vapeur et un éclairage singulier servent ici de tremplin —, ce qui conduit Orphée non seulement à chercher à comprendre la condition et la fuite d’Eurydice, mais aussi à interroger son rapport à son amour et à la vie.

Eurydice, Théâtre de Poche-Montparnasse Anouilh

© Studio Vanssay

      Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une grande sensibilité. Bérénice Boccara crée une Eurydice attachante en l’incarnant avec une certaine fougue mêlée de passion amoureuse et d’inquiétude existentielle. C’est sans doute Gaspard Cuillé qui individualise le plus le sien au regard du parcours bouleversant d’Orphée : il lui prête des sentiments nuancés avec finesse en montrant aussi bien la propension du jeune musicien à une mélancolie sombre que sa détermination fébrile à préserver son idéal d’amour coûte que coûte, tout en créant malgré tout un personnage lumineux séduisant. Benjamin Romieux incarne un personnage de l’au-delà avec un air de gravité en nous persuadant de l’assurance morale avec laquelle Monsieur Henri reconduit Orphée dans les bras d’Eurydice. Patrick Bethbeder crée le père d’Orphée, mais aussi le conducteur, avec cet air de bonhommie et d’ingénuité qui révèle chez le premier en particulier à la fois une profonde bonté et une médiocrité plaisante. Corine Zarzavatdjian apparaît dans le rôle de la mère d’Eurydice en lui donnant une attitude joviale et certaines manières affectées avec justesse. Jérôme Godgrand, dans les rôles de Vincent et de Dulac, crée deux personnages sûrs d’eux, mais auxquels il prête des postures bien distinguées, celles d’un écrivain à succès et d’un impresario infâme. Victor O’Byrne, quant à lui, incarne avec précision, à tour de rôle, plusieurs personnages épisodiques.

      La création d’Eurydice par Emmanuel Gaury au Théâtre de Poche-Montparnasse est bien réussie : si le texte m’a laissé tant soit peu perplexe à la lecture, cette belle création me l’a fait apprécier. L’histoire est certes sombre et se finit mal, par la réunion d’Orphée et Eurydice dans la mort comme par le constat de l’impossible amour terrestre, mais les comédiens laissent opérer la magie du spectacle qui rend cette histoire tragique captivante.