Archives par mot-clé : théâtre contemporain

Théâtre La Bruyère : Vous n’aurez pas ma haine

Vous n'aurez pas ma haine      Vous n’aurez pas ma haine d’Antoine Leiris est un récit autobiographique fondé sur sa lettre publiée sur Facebook trois jours après les attentats du 13 novembre 2015 au cours desquels l’ancien chroniqueur perd son épouse Hélène. C’est un témoignage certes bouleversant au regard du choc et de la brutalité des événements terroristes survenus, au regard de l’insoutenable douleur entraînée par la perte d’une personne chère, mais il est bouleversant surtout au regard de la teneur étonnamment humaniste des propos réprimant tout sentiment de haine. Cette dimension humaniste nous semble précisément d’autant plus importante que les relations humaines sont de nos jours exacerbées à tous les niveaux au mépris de toutes les valeurs mises à l’honneur par le siècle des Lumières dans lequel la société moderne ne cesse complaisamment de chercher ses racines idéologiques. Ce « témoignage magnifique de résilience et d’amour », selon les mots de l’affiche, même si ceux-ci peuvent sonner comme un cliché publicitaire, est littéralement ce que ces mots nous disent sans aucune gratuité : Vous n’aurez pas ma haine est en effet « un immense cri à la vie ». En quête d’une catharsis christique, la création théâtrale qu’en propose Olivier Desbordes mérite d’être vue et vécue de cette manière.

      La mise en scène fait preuve d’une heureuse sobriété du dispositif scénique dans lequel se coule le comédien Mickaël Winum sollicité pour créer le personnage d’Antoine. La scène ne demande pas plus qu’à être vide pour laisser le texte se dérouler dans ses moindres plis comme si on cherchait à montrer délicatement une chose précieuse ou à partager un secret avec des amis intimes, comme si une très jeune fille voulait nous parler de son oiseau blessé en le manipulant entre ses petites mains avec une grande précaution. Le spectacle fondé sur le récit n’est dès lors matériellement rythmé que par quelques discrets morceaux de fonds sonores, par des effets de lumière qui scandent les transitions entre ses différents mouvements, et par un subtil jeu de clair-obscur qui permet de moduler l’expression de la souffrance aussi bien à travers les mots qu’à travers l’interprétation portée par le comédien et ce, sans basculer dans un pathétique larmoyant. Il va sans dire que le texte d’Antoine Leiris est émotionnellement chargé, même si tout est raconté avec des mots simples : la démarche d’Olivier Desbordes s’inscrit pleinement dans cette économie de moyens superflus en instaurant avec les spectateurs une sorte de communion. Le spectacle se présente ainsi comme le fruit d’un juste équilibre scénique qui favorise notre participation à cette communion intime, palpable dans la salle.

      S’il s’agit de faire le deuil ou d’aider à le faire au sein d’une communauté affectée par une tragédie, ce deuil est montré avec retenue à la manière du célèbre Laocoon, ce qui permet précisément de nouer un lien intime avec les spectateurs et de les amener progressivement à se projeter dans le personnage d’Antoine : Mickaël Winum crée ce personnage, tiré infine de la vie de tous les jours, avec une grande sensibilité et sans excès de pathos. Il parvient à nous intéresser avec un simple récit qui pour autant est aussi bien difficile à raconter qu’à entendre au regard de la proximité spatio-temporelle de l’événement évoqué. Avec sa médusante voix grave, avec ses gestes sobres et ses mouvements mesurés, avec une certaine expression de souplesse prêtée à l’attitude de celui qui s’emploie à prendre le dessus sur l’indicible malheur et à avancer malgré tout, Mickaël Winum nous convainc dans son interprétation d’Antoine en suscitant en nous une forte émotion d’apaisement. Il nous convainc en outre de ce besoin fondamental de raconter un récit et de l’entendre dans cet esprit fédérateur qui caractérise les premières tragédies grecques à un ou deux personnages. Ce pari est amplement réussi. Il ne nous reste qu’à remercier le comédien d’avoir insufflé la vie au témoignage d’Antoine Leiris avec une finesse empreinte d’élégance et d’humanité : Merci, Mickaël.

Théâtre de la Contrescarpe : Vermeer et son faussaire

      Vermeer et son faussaire est une création conçue et mise en scène par François Barluet, donnée en ce printemps au Théâtre de la Contrescarpe (>). Si le spectacle se présente comme une conférence théâtralisée, il s’agit bel et bien d’une pièce fictive qui convoque sur scène le faussaire Han van Meegeren et un expert en histoire de l’art : ce faisant, ce spectacle repense le rapport au public en supprimant le quatrième mur et en donnant ainsi aux spectateurs l’impression d’assister à une véritable interview avec le peintre-escroc hollandais disparu en 1947.

      Comme ces nombreuses créations qui s’emparent d’un personnage historique connu ou méconnu, pris dans le domaine des arts, des lettres et des sciences, Vermeer et son faussaire revient sur l’histoire « fabuleuse » de Han van Meegeren capable d’imiter le style pictural de Vermeer et de faire passer ses propres peintures pour celles de ce peintre emblématique du siècle d’or néerlandais. Cette démarche de vulgarisation plébiscitée par les spectateurs laisse remonter à la lumière toute une série de chapitres et anecdotes alléchants que renferme l’histoire de l’art. Il y a d’une part Johannes Vermeer qui depuis cent cinquante ans suscite un engouement irrésistible de collectionneurs et experts prêts à payer des sommes astronomiques pour posséder un de ses tableaux. Il y a d’autre part un formidable escroc prêt à répondre à cet engouement stimulé par des effets de mode, ce qui est loin d’être évident quand il s’agit de berner les experts les plus renommés avec des faux inédits du XVIIe siècle. Ce pari est pourtant réussi dans le cas de Han van Meegeren parvenu à refiler un faux Vermeer à Hermann Goering en échange de deux cents tableaux saisis par les nazis dans les musées hollandais. Et il y a enfin des spectateurs curieux qui ont envie de savoir et de se faire raconter des histoires vraies qui à une époque ont fait couler l’encre.

Vermeer et son faussaire, 2024 © Fabienne Rappeneau

      Vermeer et son faussaire adopte une forme peu habituelle pour ce genre de créations reposant généralement sur un récit épique cadre dans lequel s’insèrent des scènes montrant les événements les plus importants de celui qui se dévoile en se racontant : la forme d’une conférence théâtralisée, à ceci près que le spectacle ne tient pas à un entretien libre mais qu’il se trouve bel et bien écrit. Il s’agit de mystifier les spectateurs en leur donnant l’impression que les deux comédiens n’ont pas appris leur rôle et que la conférence représente un moment privilégié pour connaître la vérité sur l’affaire de falsification : à travers une rencontre présentée comme authentique avec Han van Meegeren revenu parmi nous comme si de rien n’était. Cette impression est renforcée par un temps prévu aux questions des spectateurs sollicités à la fin du spectacle. Une tension dialectique, quant à sa nature, se trouve ainsi entraînée par une hésitation constante entre une pièce jouée et une conférence spontanée.

      Un effet de perméabilité entre la scène et la salle est favorisé par une scénographie frontale qui brise sans ambiguïté le quatrième mur et invite à un dialogue plus ou moins explicite avec le public : deux chaises placées sur les deux côtés de la scène, une table à cour, celle de l’expert, un grand écran sur lequel sont projetées plusieurs photos, et un chevalet avec deux peintures symboliques, L’Astronome de Vermeer et une création de Han van Meegeren. Les deux comédiens, Benoît Gourley dans le rôle du faussaire et François Barluet dans celui de l’expert, incarnent quant à eux leur personnage avec le plus de naturel possible : tandis que le faussaire nous « parle » avec une nonchalance discrète, signe de son humilité et de son désappointement, l’expert quant à lui a l’air d’être à la fois curieux et quelque peu mordant, parfois embarrassé et maladroit. C’est assez singulier dans la mesure où il semble s’être très bien documenté et avoir préparé les diapos comme si on assistait à une véritable conférence. Le spectacle nous semble ainsi tout à fait convaincant.

Théâtre de l’Opprimé : La Maison d’à côté de Sharr White

Actuellement jouée au Théâtre de l’Opprimé (>) dans une mise en scène de Christophe Hatey & Florence Marschal, La Maison d’à côté est une pièce de la comédienne-dramaturge Sharr White, créée pour la première fois à Off- Broadway en 2011 et partie en tournée aux États-Unis à la suite de son succès retentissant. La CIE l’Air du Verseau (>) s’en empare dans une nouvelle création française (après celle de Philippe Adrien au Petit-Saint-Martin en 2015) pour en proposer une version épurée qui focalise l’attention des spectateurs sur le drame de Juliana en proie aux troubles d’une maladie neurologique.

      La Maison d’à côté aborde un sujet médical dont il n’est pas aisé de parler sans basculer dans l’excès de pathétique : la perte de mémoire entraînée par la démence. Il est en effet difficile d’assumer que notre cerveau puisse en être atteint et que notre identité constituée d’un tissu organique de souvenirs puisse ainsi se déliter en s’éteignant petit à petit. L’homme moderne accepte quoiqu’avec douleur que son corps se détériore à cause du vieillissement ou d’une maladie, ce qui est un cheminement irréversible, tandis que l’intellect, l’esprit ou l’âme sont bien plus réputés intouchables dans leur intégrité. Cet état de choses est d’ailleurs le fruit d’une révolution épistémologique survenue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, quand on s’est aperçu que la dichotomie âme et corps n’est qu’un leurre et que la conscience de soi obéit aux processus biologiques. Dès lors que l’âme ne peut plus être sauvée par une promesse d’entrée au paradis, il s’agit de la mettre à l’abri ici et maintenant, de préserver le moi autant que possible, ce qui explique de façon symbolique que Juliana préfère infiniment avoir un cancer et qu’elle dénie quasi religieusement la démence.

La Maison d’à côté, Théâtre de l’Opprimé, 2024 © Clara Ott

      C’est d’autant plus difficile pour Juliana de La Maison d’à côté qu’en tant que scientifique dans un domaine médical accaparé par les hommes, elle a connu une brillante carrière grâce aux recherches menées en neurosciences, recherches qui l’ont conduite à concevoir un médicament révolutionnaire contre… la démence. Sa vie personnelle est en outre bouleversée par la séparation refoulée d’avec sa fille Laura, ce qui rend délicate et ambiguë l’apparition de sa maladie aussi bien pour elle que pour son mari Ian, d’où sans doute la suspicion initiale de cancer. Cette ambiguïté se voit subtilement maintenue dans le déroulement de l’action dramatique quasiment jusqu’au dénouement et ce, grâce à une écriture ingénieuse fondée sur la mise en parallèle de « l’accident médical » survenu au cours d’une conférence et de la période des examens. Une tension dialectique entre le récit rétrospectif de cette conférence et les scènes qui retracent le déni de Juliana se met en place au fur et à mesure que les spectateurs établissent le lien, quoique par à-coups, entre les deux actions pour ramener sur le compte de la maladie ce qu’ils attribuaient au départ au caractère de l’héroïne. (C’est vraiment bluffant !)

      Les metteurs en scène situent l’action de La Maison d’à côté dans un espace scénique épuré, ce qui rend avant tout fluides les transitions entre le passé et le présent, entre une prétendue salle de conférence et d’autres endroits convoqués. Une chaise et un divan vert flanqué d’un guéridon représentent en effet les seuls éléments de décor. Ces choix, outre leur côté pratique, semblent d’autant plus judicieux qu’ils concentrent le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens et par-là sur le vécu du drame personnel de Juliana brillamment incarnée par Florence Marschal. Celle-ci nous convainc avec aisance, grâce à ses postures naturellement affectées, que la scientifique a un « sale » caractère au regard de ses propos souvent prétentieux, condescendants ou hautains et ce, pour nous en révéler une profonde sensibilité enfouie dans les méandres de la maladie refoulée. Jean-Jacques Boutin dans le rôle de Ian, Christophe Hatey dans ceux de Richard et Bobby, et Samantha Sanson dans ceux de Dr Teller, Laura et une jeune femme, s’emparent de la création de leurs personnages avec autant de conviction. Tous les quatre comédiens déroulent ainsi une action scénique captivante dont l’intensité émotionnelle habilement dosée va crescendo au fur et à mesure que les spectateurs pénètrent les enjeux psychologiques de l’histoire de Juliana.

      Après Les Gratitudes avec Catherine Hiegel que nous avons applaudies avec enthousiasme en automne, La Maison d’à côté de Sharr White donnée au Théâtre de l’Opprimé est la seconde pièce de cette saison théâtrale sur les maladies mentales qui nous a séduit tant par la finesse du propos que par son interprétation scénique.

Théâtre Montparnasse : Le Bar de l’Oriental

      Le Bar de l’Oriental est la seconde pièce de théâtre de la plume de Jean-Marie Rouart, romancier et essayiste, membre de l’Académie française. Géraud Bénech s’est chargé de la porter sur les planches du théâtre Montparnasse dans une mise en scène délicate qui évoque avec une grâce singulière l’ambiance de l’Indochine du début des années 50, cadre spatio-temporel où se déroule son action, peu de jours avant l’éclatement de la résistance anti-française à Nord Tonkin (>).

      Ce qui évoque l’Indochine d’époque en plus des faits historiques appris en liaison avec la guerre d’indépendance, ce sont en particulier Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras et d’autres écrits où l’écrivaine raconte son enfance et sa première adolescence passées dans cette ancienne colonie française, mais aussi le célèbre film de Régis Wargnier avec Catherine Deneuve. Ces quelques œuvres emblématiques inscrites durablement dans notre patrimoine culturel construisent un certain imaginaire historiquement daté qui nous conduit pourtant à nous représenter, voire à rêver la vie quotidienne en Indochine française, la lutte pour l’indépendance et la décolonisation. C’est dans cet imaginaire que semble puiser Jean-Marie Rouart pour son Bar de l’Oriental qui enferme cinq personnages dans un huis-clos submergé de tensions entraînées par des événements arrivés à Saïgon au Bar de l’Oriental.

Le Bar de l’Oriental, Théâtre Montparnasse © Studio photo de Jamac

      Sur le fond de la résistance qui grouille en arrière-plan et qui précipite les personnages dans la catastrophe, Le Bar de l’Oriental n’est pas une pièce politique sur la guerre d’Indochine : c’est l’histoire de cinq personnages réunis à Nord Tonkin, amenés à exprimer de diverses façons tant leur mal-être et pour certains d’entre eux le dépaysement qu’un rapport frustré à la vie en Indochine. Dorothée, une sorte de femme fatale non avouée, concentre tous les regards en menant par le nez trois hommes — un mari plus jeune d’elle, un commissaire et un commandant — qui virevoltent autour d’elle au grand dam de sa sœur cadette à la recherche d’un mariage opportun et par-là d’une porte de sortie. Dorothée est en même temps le seul personnage sincèrement attaché à l’Indochine et à son peuple maltraité par les Occidentaux, pays et peuple qu’elle chérit en les protégeant au péril de sa vie.

      Un peu comme dans une tragédie classique, Jean-Marie Rouart situe l’action du Bar de l’Oriental près de la catastrophe, à ce moment critique où les désaccords et les griefs restés plus ou moins en état latent commencent à ressurgir de manière irrémédiable. La vie engourdie des cinq personnages telle que vécue jusqu’alors, renfermée dans une torpeur devenue insoutenable, n’est plus possible non seulement à cause de multiples crispations arrivées d’un coup à saturation, mais aussi à cause d’un conflit belliciste qui inscrit brusquement cette vie dans un temps historique. La tension dialectique est ici entraînée par cette léthargie intenable de faux-semblants et le conflit guerrier qui pousse implicitement chacun des personnages à combattre son indolence.

      La belle scénographie imaginée par Emmanuel Charles nous transporte avec une pincée de féerie dans l’univers rêvé de l’Indochine française telle qu’immortalisée dans le film de Régis Wargnier. Elle instaure une ambiance amplement évocatrice d’Asie méridionale, maintenue avec constance du début à la fin. Une grande toile de fond représentant un paysage touffu aux accents montagneux donne une impression de profondeur vertigineuse sublimée tant par une légère fumée projetée sur scène tout au long de l’action que par une musique magnétisante de flûte en bambou et le chant des cigales. Ces éléments, en jouant sur les perceptions sensorielles des spectateurs, suggèrent authentiquement une ambiance à la fois étouffante et languissante, propre au climat indochinois aussi bien sur le plan atmosphérique qu’au niveau des représentations culturelles. Que la première partie se déroule dans le salon de Dorothée et son mari, la deuxième dans un parc en plein air et la troisième dans une maison close ne change rien sur cette ambiance générale qui conditionne le rythme lent de l’action, si ce n’est l’empreinte d’effets visuels envoûtants très réussis : de ce point de vue, le dispositif scénographique fonctionne impeccablement pour happer les spectateurs et leur faire ressentir les émois, les ennuis et le malaise existentiel des personnages avec une plus grande intensité.

      L’action, quant à elle, semble avancer avec une certaine nonchalance malgré la menace d’une insurrection imminente et malgré des échanges vifs entre les personnages. Un effet de contraste entraîné par une urgence d’agir grandissante et une certaine impuissance se met en place tout en déterminant le rythme en apparence lent d’une action fondée sur l’évitement : le commissaire a beau se démener pour trouver des traces du chef d’insurrection communiste Lofantô, les personnages semblent tout aussi obnubilés par des conflits en grande partie sentimentaux que hantés par des choix impossibles à faire à cause de ce qu’ils dissimulent aux autres. Au fur et à mesure que la fatale enquête progresse avant de déboucher sur un dénouement inattendu, une saisissante fresque sentimentale se dessine ainsi à vif sous les yeux des spectateurs, sans sensiblerie, sans emphase, sans excès de pathos. Les comédiens créent effectivement des personnages bien individualisés en leur donnant des attitudes distinctes qui rendent les tensions entre eux amplement vraisemblables.

      Gaëlle Billaut-Danno, dans le rôle de Dorothée, incarne une femme nonchalamment dominante, sûre de ses convictions et de son double jeu avec les autres. La sœur cadette, créée avec élan par Katia Miran, en quête d’elle-même, semble ingénument perdue dans ses sentiments. Cette perte de boussole est encore plus manifeste dans le cas du mari désenchanté incarné avec une fébrilité inquiète par Valentin de Carbonnières. Pierre Deny joue le commandant avec une assurance de chef de guerre empreinte d’une complaisance hautaine, tandis que Pascal Parmentier donne vigoureusement à son commissaire un air à la fois vif et coriace.

      Le Bar de l’Oriental à l’affiche au théâtre Montparnasse est une création fascinante : elle nous subjugue par sa scénographie aux effets audio-visuels attrayants qui confèrent à l’action et aux personnages un charme indicible. Cet ensemble harmonieux accueille une histoire captivante.

Théâtre Essaïon : Jean Zay, l’homme complet

      Jean Zay, l’homme complet est une création originale fondée sur la relecture scénique de ses Souvenirs et solitude, écrits en prison et publiés pour la première fois en 1945. C’est le comédien Xavier Béja qui les adapte pour le théâtre tout en incarnant l’homme politique d’envergure oublié. Il confie la mise en scène de son travail d’adaptation à Michel Cochet qui en propose un spectacle épuré aussi captivant que bouleversant, spectacle créé en février 2022 à Anis Gras-Le Lieu de l’Autre (Arcueil), repris au Festival d’Avignon 2022 et 2023 et remis à l’affiche en cet hiver 2024 au théâtre Essaïon où il se joue à guichets fermés (>).

      L’une des vertus attribuées au théâtre par les philosophes des Lumières est celle d’instruire, et dans le cas de Jean Zay, l’homme complet le théâtre accomplit bel et bien cette mission en nous laissant découvrir un homme politique fâcheusement tombé dans l’oubli. Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts (1936-1939) dans le gouvernement du Front populaire, Jean Zay met en place plusieurs réformes emblématiques qui structurent toujours nos institutions et les parcours scolaires : entre autres, il institue les trois degrés d’enseignement ou le sport à l’école, il crée le CNRS mais aussi le festival de Cannes, et donne enfin l’idée de la future ENA qui vit le jour après la guerre. Poursuivi par le régime de Vichy pour avoir participé au débat sur le transfert du gouvernement en Afrique du Nord ainsi que pour être parti à Casablanca, il est arrêté, accusé de désertion et incarcéré (août 1940) avant d’être tué par les Milices (juin 1944). Derrière cette précieuse dimension didactique se révèle pourtant un spectacle à part entière qui met à nu avec sensibilité non seulement l’histoire tragique d’un homme politique déchu, mais aussi le destin brisé d’un être humain en proie à une solitude poignante.

      Le spectacle repose sur la mise en voix du récit de Jean Zay tiré de ses Souvenirs et solitude, récit qui suit une trajectoire épique en allant de l’incarcération à la prison militaire de Clermont-Ferrand à l’évocation de l’assassinat à 39 ans dans un bois dans l’Allier. Le travail dramaturgique tient pourtant à l’assouplissement d’une narration purement didactique au profit d’une épaisseur lyrico-métaphysique. Dans ses écrits, Jean Zay se laisse en effet aller à un certain épanchement sentimental qui le conduit à réfléchir en catimini sur l’extraction d’un individu de la société et par-là sur l’insignifiance déchirante de l’existence de cet individu disparu sans conséquence d’un jour à l’autre, sur cette terrifiante constatation intimement mêlée au sentiment de solitude. Ces interrogations existentielles confèrent à Jean Zay, l’homme complet une immense profondeur humaniste qui le fait sortir d’un didactisme apparent. Xavier Béja et Michel Cochet ont ainsi réussi à instaurer une subtile tension dialectique entre instruction et émotion, afin d’œuvrer sur la fibre sensible du spectateur et de provoquer chez ce dernier une délectable compassion spirituelle.

Jean Zay, l’homme complet, Cie Théâtre en Fusion

      La scénographie renforce la dimension intimiste propre à une forme de confidence scénique. Sans adresse explicite faite aux spectateurs, Jean Zay apparaît comme un revenant en chair et en os sur un plateau nu dans la pénombre d’une cellule de prison pour faire implicitement part de ses souffrances morales et existentielles. Quelques projections sur le fond de la scène introduisent subtilement dans son récit des repères historiques indispensables tels que les dates, mais aussi des extraits vidéo illustrant poétiquement le contexte des événements personnels narrés et ce, pour favoriser le libre cours donné à l’expression des états d’âme de l’être humain souffrant. D’abord une simple chaise, ensuite une table à écrire redynamisent chacune à son tour le spectacle aux accents lyriques en structurant efficacement le récit de Jean Zay en plusieurs étapes épiques arrêtées en fonction de l’évolution de sa situation de prisonnier militaire. Aussi une étonnante harmonie obtenue entre une scénographie dépouillée et un récit de souvenirs instaure-t-elle un palpitant sentiment de communion entre la scène et la salle. Il y a quelque chose d’indicible qui saisit les spectateurs en les affectant dans leurs sensibilités.

      Michel Cochet met astucieusement en place une action entraînante qui parvient à nous imposer la présence de Jean Zay avec une conviction frappante : cette action mêle finement des moments d’effusions lyriques et de réflexions métaphysiques à des souvenirs antérieurs d’homme politique, des moments extrêmement intimes à des récits ardents évoquant une brillante carrière. L’équilibre entre ces deux pôles étroitement complémentaires relance sans s’épuiser l’intérêt des spectateurs pour le destin de Jean Zay brillamment interprété par Xavier Béja. Le comédien s’empare de la création de son personnage en lui donnant une prestance tout à fait juste suivant les variations de tonalité recherchées : autant il semble une pâle ombre de lui-même pour rendre authentique la torpeur qui envahit Jean Zay à certains moments critiques de sa captivité, autant il sait s’enflammer de passion pour communiquer ses convictions politiques à des moments empreints d’espoir. Ce faisant, Xavier Béja donne vie à son personnage sans basculer ni dans le pathétique ni dans la caricature, il se confond aisément avec lui comme si Jean Zay revenait chaque soir de l’au-delà pour méditer le tragique de la condition humaine.

      Jean Zay, l’homme complet se présente dès lors comme un saisissant seul-en-scène tant par le travail d’adaptation qui nous fait découvrir un personnage historique notable que par son interprétation émouvante. C’est un spectacle intime mémorable qu’il faut absolument voir.