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Comédie Bastille : La Femme qui ne vieillissait pas

La femme qui ne vieillissait pas affiche      La Femme qui ne vieillissait pas est à l’origine un roman de Grégoire Delacourt sorti en 2018 : adapté pour le théâtre par Françoise Cadol qui s’empare également de la création de son personnage, ce roman transformé en un seul-en-scène poignant a été mis en scène par Tristan Petitgirard à l’occasion du Festival d’Avignon 2020. Repris en 2023, entre autres, au Théâtre Lucernaire et à la Comédie Bastille (>), ce spectacle amplement réussi ne cesse de séduire de nouveaux spectateurs.

      Le thème du vieillissement est abordé régulièrement depuis des siècles en raison de l’acuité avec laquelle il nous hante tout en nous affectant dans notre quotidien le plus prosaïque. Rares sont pourtant les créations qui confèrent à ce processus physiologique irréversible une valeur positive avec une telle vibration émotionnelle que La Femme qui ne vieillissait pas portée sur scène par Françoise Cadol. Le vieillissement nous confronte fatalement non seulement à notre propre finitude, mais aussi à notre rapport intime à l’apparence physique et par-là au rapport fondamental à nous-mêmes et aux autres. Il est en effet difficile de vieillir après avoir atteint un certain âge et de l’assumer sans tomber en dépression, sans en être frustré, notamment à partir de cet âge substantiel où l’on sait que notre corps devient de moins en moins attrayant. Grégoire Delacourt inverse un peu les choses en imaginant le quotidien d’une femme confrontée quant à elle au non-vieillissement, ce qui le conduit à présenter ce rapport existentiel négatif à la décrépitude de notre corps et à le montrer sous une autre lumière.

      L’histoire de La Femme qui ne vieillissait pas est l’histoire de Betty dont le corps cesse brusquement de vieillir, dans son apparence physique extérieure, à trente ans, et qui conserve ainsi durablement son éternelle fraîcheur de jeune femme, ce qui d’abord la réjouit certes énormément, mais ce qui finit par la mettre dans des situations embarrassantes par rapport à son entourage inexorablement vieillissant, voire par se retourner fâcheusement contre elle. C’est aussi un récit de vie rétrospectif imaginaire, ancré dans la réalité quotidienne contemporaine, mais qui semble à un moment donné basculer tant soit peu dans le fantastique précisément à cause de cet étrange et inexplicable non-vieillissement. Le déroulement rapide de l’action et la manière naturelle dont celle-ci frôle le surnaturel nous rappellent l’univers fantastique des nouvelles de Dino Buzzati : le réel en quelque sorte le plus ordinaire s’y mêle quasi imperceptiblement à ce qui dépasse notre entendement, sans pour autant déréaliser le personnage dont le malaise existentiel bouleverse profondément les spectateurs. Tristan Petitgirard, dans sa mise en scène, intègre cette anormalité dans l’univers réaliste comme quelque chose de possible, comme quelque chose qui n’engendre pas plus qu’un simple étonnement, ce qui le conduit in fine à déplacer la tension dialectique de l’action sur le plan métaphysique.

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La Femme qui ne vieillissait pas, mise en scène par Tristan Petitgirard © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans un atelier photo : l’histoire de Betty, celle du non-vieillissement, repose en effet sur ce moment clé où la jeune trentenaire, mariée et mère d’un fils, accède à la demande d’un photographe, demande de se laisser prendre en photo tous les ans, le jour de son anniversaire, vêtue d’un même chemisier blanc et ce, pour laisser son photographe évaluer le passage du temps sur son visage dans le cadre d’un projet artistique. C’est ainsi que les spectateurs retrouvent Betty dans un espace stylisé évoquant l’univers de la photo : un grand écran blanc tendu au fond de la scène, deux parapluies ouverts de part et d’autre en guise de réflecteurs et un grand banc placé au milieu. Un pupitre à jardin et une table de café avec deux chaises à cour complètent cet espace scénique de manière à faire ressortir d’autres lieux évoqués au cours du récit épique de Betty. Cette élégante scénographie fonctionnelle renvoie ainsi non seulement aux anniversaires du personnage ponctués par une nouvelle séance de photo, mais aussi aux représentations véhiculées par la fabrique de l’image en lien avec l’apparence et la beauté.

      L’action scénique tient à la mise en voix du récit de la protagoniste adressé explicitement aux spectateurs : il s’agit, pour Betty, de partager avec eux son expérience douloureuse liée à son état de non-vieillissement et aux conséquences sociales de ce phénomène, de porter un témoignage fort sur un sujet lyrico-métaphysique par excellence, celui de la fuite du temps, et de les amener à repenser leur rapport aux impératifs du « paraître jeune » et de le rester coûte que coûte, impératifs de l’image parfaite relayés inlassablement par les médias, les films contemporains et « l’industrie de la beauté ». Françoise Cadol, quant à elle, se coule dans le corps de son personnage avec un grand naturel, comme si elle racontait sa propre histoire : certes, avec des choix de mise en scène qui l’accompagnent lors de sa présence sur scène, mais avec une telle crédibilité et avec un tel effet d’identification qu’elle nous persuade qu’elle n’est autre que Betty et que son histoire est vraie, ce qui permet de résorber la dimension surnaturelle du non-vieillissement, de conférer au spectacle la valeur de témoignage et d’affecter les spectateurs dans leur sensibilité.

      La Femme qui ne vieillissait pas, reprise en cet automne à la Comédie Bastille, est, disons-le avec des mots simples et sincères, un très beau spectacle : s’il nous conduit tout d’abord à une certaine forme d’introspection salutaire, il nous séduit tout aussi par ses qualités artistiques indéniables.

Théâtre Hébertot : Le Repas des fauves

le repas des fauves flyer      Le Repas des fauves est un roman de Vahé Katcha (1960) adapté pour le théâtre par Julien Sibre il y a une dizaine d’années. Sa mise en scène a remporté à sa création un immense succès : 700 représentations en trois ans et trois Molières. Elle renaît de ses cendres en ce début de saison au Théâtre Hébertot dans une nouvelle reprise que le metteur en scène se plaît à « ciseler et peaufiner dans ses moindres répliques » pour nous servir le repas d’une cruauté absolument délicieuse (>).

      Si les adaptations de romans pour le théâtre sont souvent peu réussies, ou si pour le moins elles ne parviennent pas à gommer de façon convaincante les traces de la littérature narrative, Le Repas des fauves de Julien Sibre représente à cet égard un contre-exemple remarquable. Les spectateurs ne se doutent en effet pas un instant que l’œuvre pourrait ne pas être une pièce de théâtre toute faite, avec toutes les qualités propres à l’écriture dramatique. Elle s’apparente en quelque sorte à une pièce classique divisée en plusieurs actes qui ne laissent s’écouler entre eux que peu de temps et qui permettent à l’action de rebondir après des scènes tableaux conduisant crescendo les personnages dans des impasses absurdes. Mais le caractère dramatique du Repas des fauves se lit également dans un enchaînement virtuose de répliques et réparties déployées avec une terrible efficacité. Si tout ça se trouve certes en partie inscrit dans le tissu narratif de l’œuvre originale de Vahé Katcha réputé pour son écriture cinématographique, Julien Sibre a réussi à la transposer avec finesse dans une réécriture purement dramatique.

      L’action réunit sept convives chez Victor et Sophie à l’occasion d’une fête d’anniversaire exceptionnelle, un repas improbable parce que la guerre et l’occupation allemande rendent en 1942 les denrées chères et peu accessibles et que des milliers de personnes souffrent de privations imposées. Elle doit en outre laisser souffler les sept amis qui ne veulent pas gâcher leur soirée en parlant politique ne serait-ce qu’en raison de leurs divergences d’opinion tant sur l’armistice signée que sur l’émergence de la résistance française. Mais un attentat survenu contre toute attente au pied de l’immeuble, attentat qui fauche la vie de deux soldats allemands, met brutalement fin à cette soirée prometteuse parce qu’un officier nazi réclame deux otages par appartement pour venger les siens : les sept amis ont dès lors deux heures pour en choisir deux parmi eux. L’ambiance festive bon enfant change brusquement : la peur de mourir oppose les sept personnages d’autant plus cruellement les uns aux autres que toutes les tentatives pour échapper à la mort s’avèrent fatalement infructueux. Les masques conformistes d’humanité et de générosité se décomposent peu à peu sur leurs visages pour montrer l’humain dans sa nudité féroce.

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Le Repas des fauves, Théâtre Hébertot, 2023

      L’action se déroule dans le salon de Victor et Sophie, ce qui contribue à instaurer progressivement une ambiance oppressante de huis-clos du fait que l’officier nazi retiré dans une librairie familiale adjacente les surveille de près. La scénographie donne pourtant à voir un espace agréable aménagé avec un goût prononcé pour les meubles anciens disposés de façon à inspirer la sensation de bien-être, de propreté et d’aisance : les costumes et les accessoires tels que la radio et le tourne-disque, quant à eux, situent l’action dans l’époque de la Seconde Guerre mondiale. La réalité extérieure fait littéralement irruption dans ce cocon faussement protecteur par une triple fenêtre vitrée projetée sur le fond de la scène : c’est par le biais de dessins animés saisissants que les personnages et les spectateurs assistent avec frayeur à l’attentant, à l’exécution des otages ou au bombardement survenu au cours de la même soirée. Ces choix astucieux mettent l’accent aussi bien sur la dimension angoissante de l’action que sur un décalage vertigineux entre l’être et le paraître.

      Julien Sibre invente une action scénique extrêmement entraînante qui tient certes les spectateurs en haleine mais qui en même temps engendre curieusement, en plus de la frayeur, un rire terriblement grinçant. Si une lourde épée de Damoclès menace les sept convives dès l’entrée de l’officier nazi implacable qui leur impose son jeu sadique, la pulsion de vie radicalement transformée en la pulsion de survie par excellence les précipite tous dans des situations embarrassantes par moment bien cocasses. Non pas que les personnages prennent l’état de fait à la légère, mais le caractère quasi absurde du choix impossible qu’on leur demande de faire semble à tel point éprouver leurs sensibilités qu’il les amène à commettre des actes, à venir avec des idées ou à tenir des propos qui les rendent paradoxalement ridicules dans leur malheur. Et les spectateurs ne peuvent pas, malgré tout et malgré eux, s’empêcher de rire. Ce qui est proprement impressionnant dans le dosage de frayeur et de comique absurde, c’est que Julien Sibre parvient à maintenir cet équilibre délicat tout au long de l’action sans que celle-ci verse dans le comique pur. Et ça sonne juste.

      Les comédiens créent leurs personnages avec une virtuosité époustouflante : en réalité des types humains auxquels ils donnent une certaine profondeur psychologique en montrant précisément ce qui se trouve d’abject derrière une apparence policée de courtoisie et d’éducation. Thierry Frémont incarne avec une grande souplesse dans les gestes et dans le jeu de regards le riche entrepreneur André prêt à tout pour sauver sa vie. Olivier Bouana s’empare de la création du maître de la maison et libraire Victor qui paraît aussi conciliant que pondéré. Stéphanie Caillol crée avec sensibilité l’aimable épouse Sophie. Sébastien Desjours apparaît dans le rôle du médecin en apparence équilibré mais qui se laisse peu à peu gagner par la peur. Benjamin Egner, dans le rôle du professeur, donne à son personnage l’air à la fois flegmatique et désinvolte, à l’occasion provocateur. Jérémy Prévost interprète avec conviction le vétéran colérique Pierre devenu aveugle. Barbara Tisser crée avec un équilibre intrépide la veuve Françoise engagée dans la Résistance. Jochen Hägele incarne avec une austérité nonchalante le sadique commandant Kaubach.

      Le Repas des fauves dans la mise en scène de Julien Sibre, quoi qu’il s’agisse d’une reprise, est sans aucun doute un des spectacles à ne pas manquer en cet automne : un spectacle qui réunit de brillants comédiens dans une adaptation pour le théâtre rondement menée.

Théâtre Essaïon : Jean, une vie de La Fontaine

Jean-Une-vie-de-La-Fontaine-aff-WEB      Jean, une vie de La Fontaine est une création originale de Thierry Jahn de la Cie Bigarrure, donnée actuellement au Théâtre Essaïon (>). Ce charmant spectacle semi-musical théâtralise avec une touche pittoresque plaisante la vie romanesque du célèbre fabuliste-conteur.

      Jean de La Fontaine (1621-1695) est une figure incontournable de la littérature française du XVIIe siècle, parce que connu pour ses fables lues par tous les écoliers français. C’est également une figure controversée de sa propre époque à cause de sa proximité compromettante avec Nicolas Fouquet arrêté sur l’ordre de Louis XIV en 1661, mais aussi pour ses contes licencieusement grivois qui ont laissé une tâche ineffaçable sur son blason de moraliste et d’académicien. Son parcours n’en est en même temps que plus savoureux pour nous piquer de curiosité, tandis que l’autre partie de son œuvre restée pendant longtemps méconnue nous amène à déconstruire le fabuleux récit célébrant purement et simplement le siècle de Louis XIV. Raconter la vie de La Fontaine à notre époque revient ainsi à l’embrasser dans sa totalité sans porter un jugement moralisateur sur ses fréquentations et l’ensemble de ses écrits. Quand on creuse, on s’aperçoit en effet vite qu’elle est parsemée de péripéties romanesques qui en font un héros picaresque digne de l’intérêt que lui porte le regard bienveillant de Thierry Jahn.

      Le spectacle Jean, une vie de La Fontaine s’inscrit pleinement dans le genre dramatique moderne de récits de vie centrés sur le récit d’un personnage historique amené à témoigner de la vie de son époque, à partager son expérience avec les spectateurs et à rectifier en quelque sorte l’idée que l’on se fait de lui et de son œuvre en raison de raccourcis entraînés par l’enseignement scolaire. La création de Thierry Jahn s’en distingue pour autant par sa dimension musicale et littéraire éclairée. Elle retrace certes les événements les plus marquants de la vie personnelle et mondaine de La Fontaine — tels que son mariage, son arrivée au château de Vaux-le-Vicomte, son entrée dans le salon de Madame de La Sablière ou son élection à l’Académie-Française —, mais elle scande ce parcours rocambolesque en intégrant dans le déroulement de l’action plusieurs fables et contes mis en voix ou en musique, comme si ceux-ci étaient directement le fruit de ses nombreuses tribulations. Le spectacle s’emploie dès lors non seulement à nous conter la vie épique de La Fontaine de façon dynamique, mais aussi à la théâtraliser sur un ton enjoué avec un certain effet de féerie.

Jean, une vie de La Fontaine, Théâtre Essaïon 2023 © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans l’univers pittoresque du XVIIe siècle, à commencer par des costumes et des perruques typiques confectionnés avec la volonté de se couler, ne serait-ce que symboliquement, dans les codes vestimentaires de l’époque de Louis XIV bien reconnaissable. Les éléments de décor, quant à eux, nous font pénétrer dans un tableau stylisé d’époque proche de scènes de genre : d’un côté, une scène de théâtre constituée d’une estrade en bois et d’un rideau rouge, de l’autre, une toile de fond en forme de tapisserie représentant un paysage avec un grand figuier au premier plan et un temple de l’amour situé sur une clairière à l’arrière-plan. Cet astucieux assemblage scénique, propice aux changements rapides de lieux suivant les déplacements de La Fontaine, nous embarque ainsi pour un curieux voyage dans l’époque de Louis XIV : si en effet les costumes et les décors nous la rappellent inlassablement, le piano et les guitares modernes de même que les choix musicaux contemporains la rapprochent de la nôtre et tendent ainsi des ponts entre le passé et le présent. Il est certes drôle de voir La Fontaine rapper, mais c’est pour mieux souligner le caractère universel inépuisable des historiettes qu’il nous raconte avec un air espiègle dans ses fables et contes.

      Thierry Jahn a d’autre part mis en œuvre une action scénique extrêmement dynamique captivante qui ne connaît aucun temps mort. Il s’agit au départ de lever le soupçon de trahison entraîné par la réception de la dernière lettre dans laquelle La Fontaine semble renier la partie licencieuse de son œuvre mise à l’index de son vivant bien avant son élection à l’Académie-Française. Dès lors que la machine est lancée à travers un habile retour en arrière dans la jeunesse du fabuliste-conteur champenois encore célibataire et en quête de fortune, l’action avance à pas de géant, sans jamais s’appesantir sur quelconque épisode, en faisant défiler une multitude de personnages, incarnés avec une étonnante souplesse par Meaghan Dendraël et Thierry Jahn, autour de la figure centrale de La Fontaine. Ce faisant, elle mêle avec virtuosité, dans un spectacle à cheval entre réalité et féerie, des saynètes hautes en couleur à des chansons inspirées de contes ou à des morceaux de fables. Elle nous laisse ainsi voir comment l’œuvre de La Fontaine en une perpétuelle gestation se trouve intimement liée à ses succès et ses échecs mondains comme à sa vie privée au sein d’un mariage malaisé. C’est Hervé Jouval qui crée le personnage du fabuliste avec une vivacité irrésistible en lui prêtant une attitude joviale.

     Jean, une vie de La Fontaine de Thierry Jahn est un spectacle réussi qui met littéralement en scène la vie du célèbre fabuliste du grand siècle, spectacle pétillant de vivacité et d’inventivité, empreint de poésie musicale, porté par trois comédiens amplement convaincants dans leurs rôles.

Théâtre de l’Île-Saint-Louis : Un homme ça doit être fort

Un homme ça doit être fort flyer      Un homme ça doit être fort est une nouvelle pièce d’Isabelle Toris-Duthillier donnée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis. Cette fois-ci, le XVIIIe siècle représenté dans ses pièces précédentes cède la place à un sujet contemporain réputé difficile, celui de la différence et de la transsexualité. Comédienne et dramaturge, Isabelle Toris-Duthillier s’y prend pour autant avec beaucoup de délicatesse en écrivant une pièce engendrant une sensation d’apaisement.

      La transsexualité est un sujet épineux au sein d’une société contemporaine divisée par des questions de genres et de leur représentation. Il y a certes une certaine tendance post-moderne qui remet inlassablement en cause toutes nos structures de pensée et les archétypes sociaux vieux de plus de mille ans, mais aussi une tendance opposée scrupuleusement attachée à préserver les valeurs traditionnelles prétendument justes. S’il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui fait, peut-être abusivement, effet de mode et effet de crispation, on oublie rapidement que derrière toutes ces polémiques interminables se trouvent des êtres humains en chair et en os, sensibles et souffrants, fragilisés précisément par ces polémiques poussées à outrance qui révèlent en fin de compte une profonde intolérance de la société d’aujourd’hui. Une violence de parade se lit souvent dans des partis pris tranchés, fermés à tout dialogue, ce qui conduit in fine à des combats d’idées infructueux et à des conflits sociaux insolubles. C’est ainsi qu’on apprécie la dimension conciliante de la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier focalisée sur l’individu-être-humain.

      Un homme ça doit être fort nous raconte l’histoire d’une femme trans qui, depuis son enfance, ne se sentait pas bien dans son corps biologique de garçon et qui parvient à adopter un enfant. Son histoire est d’autant plus douloureuse qu’elle a dû subir les violences quotidiennes d’un père machiste qui battait sa mère, ce dont elle était un témoin oculaire impuissant. Le personnage mis en œuvre par Isabelle Toris-Duthillier porte un fardeau lourd d’expériences et souvenirs traumatisants pour en endosser un autre qui est proprement existentiel. C’est de ce double fardeau, de ce passé désolant et d’une transformation en femme, qu’il s’agit de rendre compte à un fils bouleversé tant par la découverte de ses propres origines biologiques que celle de la transsexualité de sa mère adoptive née dans un corps d’homme. Pour les trois personnages (la femme trans, son mari et son fils), il s’agit ainsi de libérer la parole et de faire une sorte de confession. La tension dialectique de l’action dramatique surgit de cette libération cathartique qui apaise les trois personnages bouleversés.

      La scénographie nous transporte dans un salon décoré avec sobriété : une table basse entourée de deux chaises, un piano placé à cour qui tend à situer l’action dans un milieu en apparence bourgeois, sentiment indirectement confirmé par la profession du mari psychiatre. Au-delà de cet ancrage social amené en demi-teinte, plusieurs accessoires hautement symboliques renvoient de manière tangible, pour souligner la dimension profondément psychologique de la pièce, aussi bien à des souffrances passées et actuelles qu’à ces quasi talismans perçus au cours de l’action comme des signes d’apaisement : une vieille photo de Ladislas (la femme trans) avec son chien chéri, mais aussi une peluche et le journal intime du fils. L’ambiance de ce huis-clos à trois semble au premier abord pesante parce que les révélations à faire et à entendre risquent d’engendrer de nouvelles souffrances chez les trois êtres meurtris par des accidents de vie qui les conduisent à se chercher constamment pour se reconstruire et vivre dans leur plénitude existentielle, sociale et psychologique.

      Cette dimension psychologique amenée par la scénographie façonne le déroulement intime de l’action scénique. Si leurs personnages respectifs se coulent dans des postures plutôt statiques, les trois comédiens ne restent pas pour autant figés dans une immobilité impassible : c’est précisément l’expression des sentiments par le biais de gestes simples mais significatifs et de modulations nuancées de leur voix qui nous tient en haleine et ce, d’autant plus que le choix de mots justes et l’adoption d’un ton convenable semblent amplement conditionner la sortie d’une crise existentielle. Patrice Faucheux, dans le rôle du père, crée le personnage le plus lumineux de la pièce dans la mesure où il apporte avec conviction un précieux soutien aux autres : un mari et père dynamique à l’écoute de ses proches. Vincent Duthillier incarne le fils adoptif : certes un fils un peu sombre, un peu gêné, un peu timide, mais un fils sensible et reconnaissant qui porte un message fort. Isabelle Toris-Duthillier, quant à elle, s’empare de la création de la femme trans avec une grande sensibilité, sans excès de pathos, en nous intéressant aux douleurs de son personnage et en nous dévoilant son intimité comme si elle nous racontait sa propre histoire.

      Un homme ça doit être fort est une création réussie qui aborde avec audace un sujet social sensible. Sans chercher à tenir un discours moralisateur, la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier transmet à ses spectateurs un message humaniste fondamental : le respect d’autrui et de son identité sexuelle, le droit d’être différent et d’être accepté tel quel dans un contexte explosif.

Théâtre Lucernaire : Olympe de Gouges, plus vivante que jamais

Olympe de Gouges      Olympe de Gouges, plus vivante que jamais est une création originale de Joëlle Fossier-Auguste, mise en scène en 2021 par Pascal Vitiello qui a également signé celle du Rêve de Mercier donnée avec succès l’année dernière au Théâtre de la Contrescarpe. C’est un captivant seul-en-scène qui retrace avec saveur le destin quasi romanesque d’une étonnante figure historique connue essentiellement pour sa Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne (>).

      La création d’Olympe de Gouges, plus vivante que jamais s’inscrit dans la lignée de ces spectacles très appréciés qui redonnent vie à un personnage historique autre que les rois et les reines de la tragédie classique et du drame romantique. De condition bourgeoise, probablement fille naturelle de Lefranc de Pompignan, femme de Lettres réputée pour ses aventures amoureuses, Marie Gouze (1748-1793) nous intéresse aujourd’hui non seulement par sa mort tragique sous la guillotine et par ses écrits dans lesquels elle défend audacieusement la cause des femmes, mais aussi comme un témoin hors du commun des événements les plus violents qui ont marqué l’histoire de France. Décriée et moquée à son époque pour s’être émancipée de la condition de femme bourgeoise, méprisée par les Révolutionnaires pour avoir eu le culot de se mettre au même rang que les hommes, elle fait partie de ces femmes fortes dont l’image a été revalorisée et qui vont jusqu’à susciter notre admiration. Joëlle Fossier-Auguste s’empare de cette figure controversée avec une grande humanité en évitant adroitement tout écueil de son instrumentation.

      Le spectacle se présente, non sans une certaine ambiguïté délicate, comme un palpitant récit de vie de l’héroïne incarcérée à la Conciergerie, récit de vie fictivement déployé entre plusieurs interlocuteurs qui se confondent in fine avec les spectateurs. Ceux-ci retrouvent le personnage au moment où elle est littéralement jetée en prison et où elle fait connaissance avec le gardien censé la surveiller jour et nuit, ce qui l’amène peu à peu à lui raconter son enfance, son mariage forcé, ses amours et ses combats. Ce choix d’écriture favorise le déploiement d’une double temporalité, le temps de l’incarcération et celui des récits situés à des époques antérieures. Il en surgit une tension dialectique d’autant plus vibrante que ces récits s’apparentent à des scènes dialoguées, que ce soit avec le gardien ou avec ceux qu’Olympe de Gouges évoque à tour de rôle en se racontant. Ainsi Joëlle Fossier-Auguste réussit-elle aussi bien à refonder un simple récit épique dans une écriture dramatique particulièrement dynamique destinée à être portée sur scène par une seule comédienne, qu’à donner plus de poids, grâce à cette remarquable polyphonie, à la parole du personnage, même si celui-ci assume toutes les voix.

Olympe de Gouges
Olympe de Gouges, plus vivante que jamais, Théâtre Lucernaire © François Crepin

      La scénographie nous introduit bel et bien dans la cèle d’Olympe de Gouges, symboliquement représentée par un paravent clair et une table d’écriture assortie d’une chaise, où l’héroïne écrira sa dernière lettre bouleversante curieusement adressée à un inconnu. La robe à rayures style directoire, portée par la comédienne, nous situe quant à elle dans la triste décennie révolutionnaire. C’est dans la simplicité de ce décor sobre constitué avec perspicacité que se rejouent les derniers jours d’Olympe de Gouges incarnée par Céline Monsarrat avec une vivacité entraînante qui contraste avec la condition d’une prisonnière amplement consciente de sa fin prochaine. C’est dans l’intimité de ce décor sobre qu’Olympe de Gouges, autrice de nombreuses pièces de théâtre à scandale dont certaines fustigent l’esclavagisme, semble composer ces scènes dialoguées à travers lesquelles elle se raconte jusqu’à son étonnante comparution devant le Tribunal révolutionnaire et a fortiori jusqu’à l’enclenchement du couperet, deux moments significatifs soulignés par de saisissants choix de mise en scène quant aux dessins créés avec des lumières et projetés sur le fond de la scène, pour le premier, et quant à un éclairage et un fond sonore singuliers pour l’exécution de la peine capitale.

      Céline Monsarrat crée une Olympe de Gouges savoureuse, pleine d’énergie et forte de ses convictions politiques. La mise en œuvre de la double temporalité, ce va-et-vient incessant entre l’emprisonnement du personnage et le récit de sa vie romanesque, amène la comédienne à l’incarner avec ce curieux entrain mêlé d’humour, de traits d’esprit et de détermination d’Olympe de Gouges à poursuivre son combat pour les causes défendues jusqu’au dernier souffle. L’héroïne ne semble ainsi jamais s’apitoyer gratuitement sur son destin, dont elle se sert au contraire pour dénoncer les injustices sociales et les incohérences des régimes (monarchique et révolutionnaire). Sans aucune place pour l’amertume ou pour un attendrissement excessif, la création d’Olympe de Gouges par Céline Monsarrat nous livre dès lors une héroïne historique « plus vivante que jamais », telle en effet qu’elle aurait pu apparaître au cours de sa vie débordant de rencontres, d’aventures et de polémiques.

      Olympes de Gouges, plus vivante que jamais, programmée en ce début de saison au Théâtre Lucernaire, est une création pleinement réussie qui donne ses lettres de noblesse à une héroïne controversée, création qui nous fait redécouvrir avec intérêt sa vie romanesque comme les polémiques modernes qu’elle a eu l’audace de provoquer à son époque.