Archives par mot-clé : théâtre contemporain

Théâtre de l’Opprimé : La Maison d’à côté de Sharr White

Actuellement jouée au Théâtre de l’Opprimé (>) dans une mise en scène de Christophe Hatey & Florence Marschal, La Maison d’à côté est une pièce de la comédienne-dramaturge Sharr White, créée pour la première fois à Off- Broadway en 2011 et partie en tournée aux États-Unis à la suite de son succès retentissant. La CIE l’Air du Verseau (>) s’en empare dans une nouvelle création française (après celle de Philippe Adrien au Petit-Saint-Martin en 2015) pour en proposer une version épurée qui focalise l’attention des spectateurs sur le drame de Juliana en proie aux troubles d’une maladie neurologique.

      La Maison d’à côté aborde un sujet médical dont il n’est pas aisé de parler sans basculer dans l’excès de pathétique : la perte de mémoire entraînée par la démence. Il est en effet difficile d’assumer que notre cerveau puisse en être atteint et que notre identité constituée d’un tissu organique de souvenirs puisse ainsi se déliter en s’éteignant petit à petit. L’homme moderne accepte quoiqu’avec douleur que son corps se détériore à cause du vieillissement ou d’une maladie, ce qui est un cheminement irréversible, tandis que l’intellect, l’esprit ou l’âme sont bien plus réputés intouchables dans leur intégrité. Cet état de choses est d’ailleurs le fruit d’une révolution épistémologique survenue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, quand on s’est aperçu que la dichotomie âme et corps n’est qu’un leurre et que la conscience de soi obéit aux processus biologiques. Dès lors que l’âme ne peut plus être sauvée par une promesse d’entrée au paradis, il s’agit de la mettre à l’abri ici et maintenant, de préserver le moi autant que possible, ce qui explique de façon symbolique que Juliana préfère infiniment avoir un cancer et qu’elle dénie quasi religieusement la démence.

La Maison d’à côté, Théâtre de l’Opprimé, 2024 © Clara Ott

      C’est d’autant plus difficile pour Juliana de La Maison d’à côté qu’en tant que scientifique dans un domaine médical accaparé par les hommes, elle a connu une brillante carrière grâce aux recherches menées en neurosciences, recherches qui l’ont conduite à concevoir un médicament révolutionnaire contre… la démence. Sa vie personnelle est en outre bouleversée par la séparation refoulée d’avec sa fille Laura, ce qui rend délicate et ambiguë l’apparition de sa maladie aussi bien pour elle que pour son mari Ian, d’où sans doute la suspicion initiale de cancer. Cette ambiguïté se voit subtilement maintenue dans le déroulement de l’action dramatique quasiment jusqu’au dénouement et ce, grâce à une écriture ingénieuse fondée sur la mise en parallèle de « l’accident médical » survenu au cours d’une conférence et de la période des examens. Une tension dialectique entre le récit rétrospectif de cette conférence et les scènes qui retracent le déni de Juliana se met en place au fur et à mesure que les spectateurs établissent le lien, quoique par à-coups, entre les deux actions pour ramener sur le compte de la maladie ce qu’ils attribuaient au départ au caractère de l’héroïne. (C’est vraiment bluffant !)

      Les metteurs en scène situent l’action de La Maison d’à côté dans un espace scénique épuré, ce qui rend avant tout fluides les transitions entre le passé et le présent, entre une prétendue salle de conférence et d’autres endroits convoqués. Une chaise et un divan vert flanqué d’un guéridon représentent en effet les seuls éléments de décor. Ces choix, outre leur côté pratique, semblent d’autant plus judicieux qu’ils concentrent le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens et par-là sur le vécu du drame personnel de Juliana brillamment incarnée par Florence Marschal. Celle-ci nous convainc avec aisance, grâce à ses postures naturellement affectées, que la scientifique a un « sale » caractère au regard de ses propos souvent prétentieux, condescendants ou hautains et ce, pour nous en révéler une profonde sensibilité enfouie dans les méandres de la maladie refoulée. Jean-Jacques Boutin dans le rôle de Ian, Christophe Hatey dans ceux de Richard et Bobby, et Samantha Sanson dans ceux de Dr Teller, Laura et une jeune femme, s’emparent de la création de leurs personnages avec autant de conviction. Tous les quatre comédiens déroulent ainsi une action scénique captivante dont l’intensité émotionnelle habilement dosée va crescendo au fur et à mesure que les spectateurs pénètrent les enjeux psychologiques de l’histoire de Juliana.

      Après Les Gratitudes avec Catherine Hiegel que nous avons applaudies avec enthousiasme en automne, La Maison d’à côté de Sharr White donnée au Théâtre de l’Opprimé est la seconde pièce de cette saison théâtrale sur les maladies mentales qui nous a séduit tant par la finesse du propos que par son interprétation scénique.

Théâtre Montparnasse : Le Bar de l’Oriental

      Le Bar de l’Oriental est la seconde pièce de théâtre de la plume de Jean-Marie Rouart, romancier et essayiste, membre de l’Académie française. Géraud Bénech s’est chargé de la porter sur les planches du théâtre Montparnasse dans une mise en scène délicate qui évoque avec une grâce singulière l’ambiance de l’Indochine du début des années 50, cadre spatio-temporel où se déroule son action, peu de jours avant l’éclatement de la résistance anti-française à Nord Tonkin (>).

      Ce qui évoque l’Indochine d’époque en plus des faits historiques appris en liaison avec la guerre d’indépendance, ce sont en particulier Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras et d’autres écrits où l’écrivaine raconte son enfance et sa première adolescence passées dans cette ancienne colonie française, mais aussi le célèbre film de Régis Wargnier avec Catherine Deneuve. Ces quelques œuvres emblématiques inscrites durablement dans notre patrimoine culturel construisent un certain imaginaire historiquement daté qui nous conduit pourtant à nous représenter, voire à rêver la vie quotidienne en Indochine française, la lutte pour l’indépendance et la décolonisation. C’est dans cet imaginaire que semble puiser Jean-Marie Rouart pour son Bar de l’Oriental qui enferme cinq personnages dans un huis-clos submergé de tensions entraînées par des événements arrivés à Saïgon au Bar de l’Oriental.

Le Bar de l’Oriental, Théâtre Montparnasse © Studio photo de Jamac

      Sur le fond de la résistance qui grouille en arrière-plan et qui précipite les personnages dans la catastrophe, Le Bar de l’Oriental n’est pas une pièce politique sur la guerre d’Indochine : c’est l’histoire de cinq personnages réunis à Nord Tonkin, amenés à exprimer de diverses façons tant leur mal-être et pour certains d’entre eux le dépaysement qu’un rapport frustré à la vie en Indochine. Dorothée, une sorte de femme fatale non avouée, concentre tous les regards en menant par le nez trois hommes — un mari plus jeune d’elle, un commissaire et un commandant — qui virevoltent autour d’elle au grand dam de sa sœur cadette à la recherche d’un mariage opportun et par-là d’une porte de sortie. Dorothée est en même temps le seul personnage sincèrement attaché à l’Indochine et à son peuple maltraité par les Occidentaux, pays et peuple qu’elle chérit en les protégeant au péril de sa vie.

      Un peu comme dans une tragédie classique, Jean-Marie Rouart situe l’action du Bar de l’Oriental près de la catastrophe, à ce moment critique où les désaccords et les griefs restés plus ou moins en état latent commencent à ressurgir de manière irrémédiable. La vie engourdie des cinq personnages telle que vécue jusqu’alors, renfermée dans une torpeur devenue insoutenable, n’est plus possible non seulement à cause de multiples crispations arrivées d’un coup à saturation, mais aussi à cause d’un conflit belliciste qui inscrit brusquement cette vie dans un temps historique. La tension dialectique est ici entraînée par cette léthargie intenable de faux-semblants et le conflit guerrier qui pousse implicitement chacun des personnages à combattre son indolence.

      La belle scénographie imaginée par Emmanuel Charles nous transporte avec une pincée de féerie dans l’univers rêvé de l’Indochine française telle qu’immortalisée dans le film de Régis Wargnier. Elle instaure une ambiance amplement évocatrice d’Asie méridionale, maintenue avec constance du début à la fin. Une grande toile de fond représentant un paysage touffu aux accents montagneux donne une impression de profondeur vertigineuse sublimée tant par une légère fumée projetée sur scène tout au long de l’action que par une musique magnétisante de flûte en bambou et le chant des cigales. Ces éléments, en jouant sur les perceptions sensorielles des spectateurs, suggèrent authentiquement une ambiance à la fois étouffante et languissante, propre au climat indochinois aussi bien sur le plan atmosphérique qu’au niveau des représentations culturelles. Que la première partie se déroule dans le salon de Dorothée et son mari, la deuxième dans un parc en plein air et la troisième dans une maison close ne change rien sur cette ambiance générale qui conditionne le rythme lent de l’action, si ce n’est l’empreinte d’effets visuels envoûtants très réussis : de ce point de vue, le dispositif scénographique fonctionne impeccablement pour happer les spectateurs et leur faire ressentir les émois, les ennuis et le malaise existentiel des personnages avec une plus grande intensité.

      L’action, quant à elle, semble avancer avec une certaine nonchalance malgré la menace d’une insurrection imminente et malgré des échanges vifs entre les personnages. Un effet de contraste entraîné par une urgence d’agir grandissante et une certaine impuissance se met en place tout en déterminant le rythme en apparence lent d’une action fondée sur l’évitement : le commissaire a beau se démener pour trouver des traces du chef d’insurrection communiste Lofantô, les personnages semblent tout aussi obnubilés par des conflits en grande partie sentimentaux que hantés par des choix impossibles à faire à cause de ce qu’ils dissimulent aux autres. Au fur et à mesure que la fatale enquête progresse avant de déboucher sur un dénouement inattendu, une saisissante fresque sentimentale se dessine ainsi à vif sous les yeux des spectateurs, sans sensiblerie, sans emphase, sans excès de pathos. Les comédiens créent effectivement des personnages bien individualisés en leur donnant des attitudes distinctes qui rendent les tensions entre eux amplement vraisemblables.

      Gaëlle Billaut-Danno, dans le rôle de Dorothée, incarne une femme nonchalamment dominante, sûre de ses convictions et de son double jeu avec les autres. La sœur cadette, créée avec élan par Katia Miran, en quête d’elle-même, semble ingénument perdue dans ses sentiments. Cette perte de boussole est encore plus manifeste dans le cas du mari désenchanté incarné avec une fébrilité inquiète par Valentin de Carbonnières. Pierre Deny joue le commandant avec une assurance de chef de guerre empreinte d’une complaisance hautaine, tandis que Pascal Parmentier donne vigoureusement à son commissaire un air à la fois vif et coriace.

      Le Bar de l’Oriental à l’affiche au théâtre Montparnasse est une création fascinante : elle nous subjugue par sa scénographie aux effets audio-visuels attrayants qui confèrent à l’action et aux personnages un charme indicible. Cet ensemble harmonieux accueille une histoire captivante.

Théâtre Essaïon : Jean Zay, l’homme complet

      Jean Zay, l’homme complet est une création originale fondée sur la relecture scénique de ses Souvenirs et solitude, écrits en prison et publiés pour la première fois en 1945. C’est le comédien Xavier Béja qui les adapte pour le théâtre tout en incarnant l’homme politique d’envergure oublié. Il confie la mise en scène de son travail d’adaptation à Michel Cochet qui en propose un spectacle épuré aussi captivant que bouleversant, spectacle créé en février 2022 à Anis Gras-Le Lieu de l’Autre (Arcueil), repris au Festival d’Avignon 2022 et 2023 et remis à l’affiche en cet hiver 2024 au théâtre Essaïon où il se joue à guichets fermés (>).

      L’une des vertus attribuées au théâtre par les philosophes des Lumières est celle d’instruire, et dans le cas de Jean Zay, l’homme complet le théâtre accomplit bel et bien cette mission en nous laissant découvrir un homme politique fâcheusement tombé dans l’oubli. Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts (1936-1939) dans le gouvernement du Front populaire, Jean Zay met en place plusieurs réformes emblématiques qui structurent toujours nos institutions et les parcours scolaires : entre autres, il institue les trois degrés d’enseignement ou le sport à l’école, il crée le CNRS mais aussi le festival de Cannes, et donne enfin l’idée de la future ENA qui vit le jour après la guerre. Poursuivi par le régime de Vichy pour avoir participé au débat sur le transfert du gouvernement en Afrique du Nord ainsi que pour être parti à Casablanca, il est arrêté, accusé de désertion et incarcéré (août 1940) avant d’être tué par les Milices (juin 1944). Derrière cette précieuse dimension didactique se révèle pourtant un spectacle à part entière qui met à nu avec sensibilité non seulement l’histoire tragique d’un homme politique déchu, mais aussi le destin brisé d’un être humain en proie à une solitude poignante.

      Le spectacle repose sur la mise en voix du récit de Jean Zay tiré de ses Souvenirs et solitude, récit qui suit une trajectoire épique en allant de l’incarcération à la prison militaire de Clermont-Ferrand à l’évocation de l’assassinat à 39 ans dans un bois dans l’Allier. Le travail dramaturgique tient pourtant à l’assouplissement d’une narration purement didactique au profit d’une épaisseur lyrico-métaphysique. Dans ses écrits, Jean Zay se laisse en effet aller à un certain épanchement sentimental qui le conduit à réfléchir en catimini sur l’extraction d’un individu de la société et par-là sur l’insignifiance déchirante de l’existence de cet individu disparu sans conséquence d’un jour à l’autre, sur cette terrifiante constatation intimement mêlée au sentiment de solitude. Ces interrogations existentielles confèrent à Jean Zay, l’homme complet une immense profondeur humaniste qui le fait sortir d’un didactisme apparent. Xavier Béja et Michel Cochet ont ainsi réussi à instaurer une subtile tension dialectique entre instruction et émotion, afin d’œuvrer sur la fibre sensible du spectateur et de provoquer chez ce dernier une délectable compassion spirituelle.

Jean Zay, l’homme complet, Cie Théâtre en Fusion

      La scénographie renforce la dimension intimiste propre à une forme de confidence scénique. Sans adresse explicite faite aux spectateurs, Jean Zay apparaît comme un revenant en chair et en os sur un plateau nu dans la pénombre d’une cellule de prison pour faire implicitement part de ses souffrances morales et existentielles. Quelques projections sur le fond de la scène introduisent subtilement dans son récit des repères historiques indispensables tels que les dates, mais aussi des extraits vidéo illustrant poétiquement le contexte des événements personnels narrés et ce, pour favoriser le libre cours donné à l’expression des états d’âme de l’être humain souffrant. D’abord une simple chaise, ensuite une table à écrire redynamisent chacune à son tour le spectacle aux accents lyriques en structurant efficacement le récit de Jean Zay en plusieurs étapes épiques arrêtées en fonction de l’évolution de sa situation de prisonnier militaire. Aussi une étonnante harmonie obtenue entre une scénographie dépouillée et un récit de souvenirs instaure-t-elle un palpitant sentiment de communion entre la scène et la salle. Il y a quelque chose d’indicible qui saisit les spectateurs en les affectant dans leurs sensibilités.

      Michel Cochet met astucieusement en place une action entraînante qui parvient à nous imposer la présence de Jean Zay avec une conviction frappante : cette action mêle finement des moments d’effusions lyriques et de réflexions métaphysiques à des souvenirs antérieurs d’homme politique, des moments extrêmement intimes à des récits ardents évoquant une brillante carrière. L’équilibre entre ces deux pôles étroitement complémentaires relance sans s’épuiser l’intérêt des spectateurs pour le destin de Jean Zay brillamment interprété par Xavier Béja. Le comédien s’empare de la création de son personnage en lui donnant une prestance tout à fait juste suivant les variations de tonalité recherchées : autant il semble une pâle ombre de lui-même pour rendre authentique la torpeur qui envahit Jean Zay à certains moments critiques de sa captivité, autant il sait s’enflammer de passion pour communiquer ses convictions politiques à des moments empreints d’espoir. Ce faisant, Xavier Béja donne vie à son personnage sans basculer ni dans le pathétique ni dans la caricature, il se confond aisément avec lui comme si Jean Zay revenait chaque soir de l’au-delà pour méditer le tragique de la condition humaine.

      Jean Zay, l’homme complet se présente dès lors comme un saisissant seul-en-scène tant par le travail d’adaptation qui nous fait découvrir un personnage historique notable que par son interprétation émouvante. C’est un spectacle intime mémorable qu’il faut absolument voir.

Comédie Bastille : La Femme qui ne vieillissait pas

La femme qui ne vieillissait pas affiche      La Femme qui ne vieillissait pas est à l’origine un roman de Grégoire Delacourt sorti en 2018 : adapté pour le théâtre par Françoise Cadol qui s’empare également de la création de son personnage, ce roman transformé en un seul-en-scène poignant a été mis en scène par Tristan Petitgirard à l’occasion du Festival d’Avignon 2020. Repris en 2023, entre autres, au Théâtre Lucernaire et à la Comédie Bastille (>), ce spectacle amplement réussi ne cesse de séduire de nouveaux spectateurs.

      Le thème du vieillissement est abordé régulièrement depuis des siècles en raison de l’acuité avec laquelle il nous hante tout en nous affectant dans notre quotidien le plus prosaïque. Rares sont pourtant les créations qui confèrent à ce processus physiologique irréversible une valeur positive avec une telle vibration émotionnelle que La Femme qui ne vieillissait pas portée sur scène par Françoise Cadol. Le vieillissement nous confronte fatalement non seulement à notre propre finitude, mais aussi à notre rapport intime à l’apparence physique et par-là au rapport fondamental à nous-mêmes et aux autres. Il est en effet difficile de vieillir après avoir atteint un certain âge et de l’assumer sans tomber en dépression, sans en être frustré, notamment à partir de cet âge substantiel où l’on sait que notre corps devient de moins en moins attrayant. Grégoire Delacourt inverse un peu les choses en imaginant le quotidien d’une femme confrontée quant à elle au non-vieillissement, ce qui le conduit à présenter ce rapport existentiel négatif à la décrépitude de notre corps et à le montrer sous une autre lumière.

      L’histoire de La Femme qui ne vieillissait pas est l’histoire de Betty dont le corps cesse brusquement de vieillir, dans son apparence physique extérieure, à trente ans, et qui conserve ainsi durablement son éternelle fraîcheur de jeune femme, ce qui d’abord la réjouit certes énormément, mais ce qui finit par la mettre dans des situations embarrassantes par rapport à son entourage inexorablement vieillissant, voire par se retourner fâcheusement contre elle. C’est aussi un récit de vie rétrospectif imaginaire, ancré dans la réalité quotidienne contemporaine, mais qui semble à un moment donné basculer tant soit peu dans le fantastique précisément à cause de cet étrange et inexplicable non-vieillissement. Le déroulement rapide de l’action et la manière naturelle dont celle-ci frôle le surnaturel nous rappellent l’univers fantastique des nouvelles de Dino Buzzati : le réel en quelque sorte le plus ordinaire s’y mêle quasi imperceptiblement à ce qui dépasse notre entendement, sans pour autant déréaliser le personnage dont le malaise existentiel bouleverse profondément les spectateurs. Tristan Petitgirard, dans sa mise en scène, intègre cette anormalité dans l’univers réaliste comme quelque chose de possible, comme quelque chose qui n’engendre pas plus qu’un simple étonnement, ce qui le conduit in fine à déplacer la tension dialectique de l’action sur le plan métaphysique.

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La Femme qui ne vieillissait pas, mise en scène par Tristan Petitgirard © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans un atelier photo : l’histoire de Betty, celle du non-vieillissement, repose en effet sur ce moment clé où la jeune trentenaire, mariée et mère d’un fils, accède à la demande d’un photographe, demande de se laisser prendre en photo tous les ans, le jour de son anniversaire, vêtue d’un même chemisier blanc et ce, pour laisser son photographe évaluer le passage du temps sur son visage dans le cadre d’un projet artistique. C’est ainsi que les spectateurs retrouvent Betty dans un espace stylisé évoquant l’univers de la photo : un grand écran blanc tendu au fond de la scène, deux parapluies ouverts de part et d’autre en guise de réflecteurs et un grand banc placé au milieu. Un pupitre à jardin et une table de café avec deux chaises à cour complètent cet espace scénique de manière à faire ressortir d’autres lieux évoqués au cours du récit épique de Betty. Cette élégante scénographie fonctionnelle renvoie ainsi non seulement aux anniversaires du personnage ponctués par une nouvelle séance de photo, mais aussi aux représentations véhiculées par la fabrique de l’image en lien avec l’apparence et la beauté.

      L’action scénique tient à la mise en voix du récit de la protagoniste adressé explicitement aux spectateurs : il s’agit, pour Betty, de partager avec eux son expérience douloureuse liée à son état de non-vieillissement et aux conséquences sociales de ce phénomène, de porter un témoignage fort sur un sujet lyrico-métaphysique par excellence, celui de la fuite du temps, et de les amener à repenser leur rapport aux impératifs du « paraître jeune » et de le rester coûte que coûte, impératifs de l’image parfaite relayés inlassablement par les médias, les films contemporains et « l’industrie de la beauté ». Françoise Cadol, quant à elle, se coule dans le corps de son personnage avec un grand naturel, comme si elle racontait sa propre histoire : certes, avec des choix de mise en scène qui l’accompagnent lors de sa présence sur scène, mais avec une telle crédibilité et avec un tel effet d’identification qu’elle nous persuade qu’elle n’est autre que Betty et que son histoire est vraie, ce qui permet de résorber la dimension surnaturelle du non-vieillissement, de conférer au spectacle la valeur de témoignage et d’affecter les spectateurs dans leur sensibilité.

      La Femme qui ne vieillissait pas, reprise en cet automne à la Comédie Bastille, est, disons-le avec des mots simples et sincères, un très beau spectacle : s’il nous conduit tout d’abord à une certaine forme d’introspection salutaire, il nous séduit tout aussi par ses qualités artistiques indéniables.

Théâtre Hébertot : Le Repas des fauves

le repas des fauves flyer      Le Repas des fauves est un roman de Vahé Katcha (1960) adapté pour le théâtre par Julien Sibre il y a une dizaine d’années. Sa mise en scène a remporté à sa création un immense succès : 700 représentations en trois ans et trois Molières. Elle renaît de ses cendres en ce début de saison au Théâtre Hébertot dans une nouvelle reprise que le metteur en scène se plaît à « ciseler et peaufiner dans ses moindres répliques » pour nous servir le repas d’une cruauté absolument délicieuse (>).

      Si les adaptations de romans pour le théâtre sont souvent peu réussies, ou si pour le moins elles ne parviennent pas à gommer de façon convaincante les traces de la littérature narrative, Le Repas des fauves de Julien Sibre représente à cet égard un contre-exemple remarquable. Les spectateurs ne se doutent en effet pas un instant que l’œuvre pourrait ne pas être une pièce de théâtre toute faite, avec toutes les qualités propres à l’écriture dramatique. Elle s’apparente en quelque sorte à une pièce classique divisée en plusieurs actes qui ne laissent s’écouler entre eux que peu de temps et qui permettent à l’action de rebondir après des scènes tableaux conduisant crescendo les personnages dans des impasses absurdes. Mais le caractère dramatique du Repas des fauves se lit également dans un enchaînement virtuose de répliques et réparties déployées avec une terrible efficacité. Si tout ça se trouve certes en partie inscrit dans le tissu narratif de l’œuvre originale de Vahé Katcha réputé pour son écriture cinématographique, Julien Sibre a réussi à la transposer avec finesse dans une réécriture purement dramatique.

      L’action réunit sept convives chez Victor et Sophie à l’occasion d’une fête d’anniversaire exceptionnelle, un repas improbable parce que la guerre et l’occupation allemande rendent en 1942 les denrées chères et peu accessibles et que des milliers de personnes souffrent de privations imposées. Elle doit en outre laisser souffler les sept amis qui ne veulent pas gâcher leur soirée en parlant politique ne serait-ce qu’en raison de leurs divergences d’opinion tant sur l’armistice signée que sur l’émergence de la résistance française. Mais un attentat survenu contre toute attente au pied de l’immeuble, attentat qui fauche la vie de deux soldats allemands, met brutalement fin à cette soirée prometteuse parce qu’un officier nazi réclame deux otages par appartement pour venger les siens : les sept amis ont dès lors deux heures pour en choisir deux parmi eux. L’ambiance festive bon enfant change brusquement : la peur de mourir oppose les sept personnages d’autant plus cruellement les uns aux autres que toutes les tentatives pour échapper à la mort s’avèrent fatalement infructueux. Les masques conformistes d’humanité et de générosité se décomposent peu à peu sur leurs visages pour montrer l’humain dans sa nudité féroce.

le repas des fauves visuel
Le Repas des fauves, Théâtre Hébertot, 2023

      L’action se déroule dans le salon de Victor et Sophie, ce qui contribue à instaurer progressivement une ambiance oppressante de huis-clos du fait que l’officier nazi retiré dans une librairie familiale adjacente les surveille de près. La scénographie donne pourtant à voir un espace agréable aménagé avec un goût prononcé pour les meubles anciens disposés de façon à inspirer la sensation de bien-être, de propreté et d’aisance : les costumes et les accessoires tels que la radio et le tourne-disque, quant à eux, situent l’action dans l’époque de la Seconde Guerre mondiale. La réalité extérieure fait littéralement irruption dans ce cocon faussement protecteur par une triple fenêtre vitrée projetée sur le fond de la scène : c’est par le biais de dessins animés saisissants que les personnages et les spectateurs assistent avec frayeur à l’attentant, à l’exécution des otages ou au bombardement survenu au cours de la même soirée. Ces choix astucieux mettent l’accent aussi bien sur la dimension angoissante de l’action que sur un décalage vertigineux entre l’être et le paraître.

      Julien Sibre invente une action scénique extrêmement entraînante qui tient certes les spectateurs en haleine mais qui en même temps engendre curieusement, en plus de la frayeur, un rire terriblement grinçant. Si une lourde épée de Damoclès menace les sept convives dès l’entrée de l’officier nazi implacable qui leur impose son jeu sadique, la pulsion de vie radicalement transformée en la pulsion de survie par excellence les précipite tous dans des situations embarrassantes par moment bien cocasses. Non pas que les personnages prennent l’état de fait à la légère, mais le caractère quasi absurde du choix impossible qu’on leur demande de faire semble à tel point éprouver leurs sensibilités qu’il les amène à commettre des actes, à venir avec des idées ou à tenir des propos qui les rendent paradoxalement ridicules dans leur malheur. Et les spectateurs ne peuvent pas, malgré tout et malgré eux, s’empêcher de rire. Ce qui est proprement impressionnant dans le dosage de frayeur et de comique absurde, c’est que Julien Sibre parvient à maintenir cet équilibre délicat tout au long de l’action sans que celle-ci verse dans le comique pur. Et ça sonne juste.

      Les comédiens créent leurs personnages avec une virtuosité époustouflante : en réalité des types humains auxquels ils donnent une certaine profondeur psychologique en montrant précisément ce qui se trouve d’abject derrière une apparence policée de courtoisie et d’éducation. Thierry Frémont incarne avec une grande souplesse dans les gestes et dans le jeu de regards le riche entrepreneur André prêt à tout pour sauver sa vie. Olivier Bouana s’empare de la création du maître de la maison et libraire Victor qui paraît aussi conciliant que pondéré. Stéphanie Caillol crée avec sensibilité l’aimable épouse Sophie. Sébastien Desjours apparaît dans le rôle du médecin en apparence équilibré mais qui se laisse peu à peu gagner par la peur. Benjamin Egner, dans le rôle du professeur, donne à son personnage l’air à la fois flegmatique et désinvolte, à l’occasion provocateur. Jérémy Prévost interprète avec conviction le vétéran colérique Pierre devenu aveugle. Barbara Tisser crée avec un équilibre intrépide la veuve Françoise engagée dans la Résistance. Jochen Hägele incarne avec une austérité nonchalante le sadique commandant Kaubach.

      Le Repas des fauves dans la mise en scène de Julien Sibre, quoi qu’il s’agisse d’une reprise, est sans aucun doute un des spectacles à ne pas manquer en cet automne : un spectacle qui réunit de brillants comédiens dans une adaptation pour le théâtre rondement menée.