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Théâtre des Quartiers d’Ivry : Les Serpents de Marie NDiaye

      Les Serpents de Marie NDiaye comptent parmi ces pièces contemporaines qui suscitent une curiosité grandissante et qui contribuent ainsi à la reconnaissance de l’auteur vivant : si cette pièce a déjà fait l’objet de plusieurs créations depuis sa parution en 2004 aux Éditions de Minuit, Jacques Vincey s’en empare à son tour en la servant dans une mise en scène sobre qui instaure une ambiance angoissante de conte fantastique. Après sa première donnée au Théâtre Olympia (Tours) début septembre 2020 (>), cette création épatante est partie en tournée à travers la France : à la mi-avril 2022, les spectateurs la découvrent au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      Les Serpents s’inscrivent dans la dramaturgie singulière de Marie NDiaye éprouvée dans ses créations précédentes : l’action de ses pièces se noue généralement, sous forme d’enquête, autour d’un personnage énigmatique qui ne paraîtra jamais sur scène mais qui ne cesse de concentrer sur lui les regards des autres. La quête incandescente de ce personnage indomptable qui échappe à leur manipulation les mène aussi bien à en dresser un portrait troublant qu’à reconstituer son histoire à travers des révélations fragmentées, sujettes pourtant à caution en raison de leur caractère sensiblement subjectif. Dans Les Serpents, celui qui fait l’objet d’une telle quête est un homme potentiellement violent, à la fois fils et mari, qui attire à lui trois femmes : sa mère — Madame Diss, sa première femme Nancy et sa femme actuelle France. L’aura de cet homme d’âge mûr, tapi dans la cuisine avec ses deux enfants, envahit aussi bien l’espace environnant qu’elle subjugue l’esprit des trois femmes amenées à s’entretenir devant la maison située au milieu de vastes champs de maïs. S’il s’agit d’abord tant soit peu d’élucider l’histoire du petit Jacky exposé par le père aux serpents dans un rare acte de cruauté, chacune des trois femmes tente dans le même temps de reconsidérer son rapport à ce fils et mari à travers les relations que celui-ci entretient avec les deux autres.

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Les Serpents de Marie NDiaye, mis en scène par Jacques Vincey © Christophe Raynaud de Lage

      Les scènes qui se succèdent les unes après les autres avec des intervalles variés, notamment pour les dernières qui prolongent la durée épique de l’histoire, ne renferment au premier abord rien qui verse dans l’univers fantastique. Les angoisses des trois femmes et leurs rivalités implicites complexifient les relations entre elles en les plaçant des dans situations précaires qui les obligent à adopter des postures de façade autant pour paraître maîtresses de leurs destins que pour parvenir à atteindre à l’objet de leurs intérêts cachés. Des zones d’ombre se creusent ainsi rapidement entre la perception réaliste de l’histoire de ces trois femmes et son possible ouverture vers un univers étrange tissé d’autant de fantasmes frustrants que de traumatismes avoués à demi-mot : pourquoi la mère semble-t-elle haïr ce fils qu’elle ne cesse de rechercher ? pourquoi le père a-t-il infligé à Jacky un traitement inhumain pour le laisser ensuite dévorer par des serpents ? pourquoi Nancy a-t-elle abandonné son mari et son fils pour revenir des années plus tard ? pourquoi France finit-elle par lui céder sa place et ses enfants ? Jacques Vincey exploite dans sa mise en scène ces zones d’ombre qui laissent les spectateurs perplexes. Il y a quelque chose de profondément déconcertant dans les mobiles pervers de l’homme, mais aussi dans ceux des trois femmes, qu’on ne saura jamais expliquer rationnellement et qui s’apparente dès lors au fantastique.

      Jacques Vincey prolonge la part non rationnelle de l’histoire des Serpents en situant son action dans un espace non mimétique : la scénographie se garde bien de représenter la maison et des champs de maïs qu’évoquent inlassablement les trois femmes dans leurs discours. Mathieu Lorry-Dupuy a conçu un espace hautement théâtral en se servant de composantes élémentaires propres au théâtre : les deux côtés latéraux de la scène sont délimités par des rangées de projecteurs installés à la hauteur des épaules, alors que le grand mur du fond, constitué de haut-parleurs de tailles différentes, ne cesse de s’approcher du devant de la scène en réduisant peu à peu l’espace de jeu. Cet espace se rétrécit anxieusement jusqu’au moment de bascule qui renverse complètement les rapports de force pensées en fonction de celui qu’on entend çà et là gronder mais qu’on ne voit jamais. Ce parti pris scénographique déplace d’emblée l’action des Serpents dans un univers artificiel construit de la sorte pour stimuler des représentations audiovisuelles inquiétantes selon l’intensité variable d’une lumière déclinante et d’un fond-sonore composé de bruissements divers (entre autres, frémissement des feuilles de maïs ? ou battement d’ailes des insectes ? ou frottement des serpents ?). Ce parti pris scénographique conduit dans le même temps les spectateurs à tirer de l’histoire des Serpents une interprétation personnelle en lui suggérant avec ambiguïté des ouvertures possibles dépassant résolument une lecture terre à terre réaliste.

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Les Serpents de Marie NDiaye, mis en scène par Jacques Vincey © Christophe Raynaud de Lage

      De ce cadre mystérieux surgit une palpitante action scénique nouée à partir des relations fragiles des trois femmes, toutes troublées par la présence de cet homme qui exerce sur elles une fascination irrésistible. Les trois comédiennes — Hélène Alexandridis (Madame Diss), Bénédicte Cerruti (Nancy) et Tiphaine Raffier (France) — incarnent leurs personnages en leur prêtant des sentiments élevés ainsi que des postures distinguées. Malgré des divergences de goût, malgré des intérêts opposés, malgré des jalousies et des rivalités secrètes qui existent entre les trois personnages, et malgré enfin cette violence omniprésente qui plane sourdement dans les airs, les comédiennes ne versent à aucun moment dans l’excès de pathos, dans l’impétuosité d’une émotion forte, ce qui conforte l’ambiance angoissante instaurée par le cadre spatial. C’est qu’une certaine froideur déroutante qui se dégage de postures distantes et fières infère un étourdissant malaise moral au regard des révélations scandaleuses faites sur la mort de Jacky ou des propos francs tenus par Madame Diss, au regard du chantage glacial et glaçant de cette même Madame Diss qui soutire cyniquement de l’argent à Nancy en échange des informations sur la torture du petit garçon, évoquée avec une féroce suffisance pour être reçue avec une terrifiante sérénité. Chacune des trois comédiennes parviennent à individualiser son personnage en lui insufflant une dynamique conditionnée par des mobiles psychologiques si ambigus que ceux-ci s’imposent comme dépourvus de tout sens moral. Les trois comédiennes créent ainsi trois personnages de femmes infernales qui se laissent dévorer par celui dont elles ne parviennent pas à s’émanciper même après bien des années de séparation.

      L’étonnante dramaturgie de Marie NDiaye exploitée dans Les Serpents trouve un excellent interprète en Jacques Vincey qui transpose son univers dans une mise en scène captivante : loin de la renfermer dans une lecture orientée, le metteur en scène réactive des questionnements anthropologiques sur les mobiles des personnages appréhendés en dehors de jugement moral. L’histoire des Serpents semble ainsi merveilleusement sourdre autant de pulsions insondables que de représentations inavouables, à la limite de l’humain.   

Théâtre des Quartiers d’Ivry : La Nuit juste avant les forêts

      La Nuit juste avant une les forêts est un célèbre texte de Bernard-Marie Koltès, devenu depuis sa parution en 1988 aux Editions de Minuit un classique de la littérature française. Considéré comme un monologue théâtral, ce texte narratif fait l’objet de nombreuses créations qui contribuent d’autant plus à son exégèse dramaturgique et métaphysique qu’il hante les professionnels comme les amateurs de théâtre en raison de ses multiples lectures possibles. Matthieu Cruciani l’a repris à son tour dans une mise en scène troublante en confiant le rôle de l’homme à Jean-Christophe Folly. Présentée à la Comédie de Colmar, sa mise en scène est partie en tournée à travers la France : les spectateurs ont pu la voir fin mars au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      En plus d’une teneur existentielle qui remue les sensibilités par la virulence des propos, La Nuit juste avant les forêts intrigue d’abord par le statut énigmatique de celui qui nous interpelle par ce « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, […] ». Sans nom, à un endroit non spécifié, à une heure inconnue, un homme s’adresse, dans un long discours présenté sous forme d’une seule phrase, à un destinataire inconnu, du moins pour le spectateur. Son propos permet tant bien que mal de reconstituer son parcours épique comme son identité sociale avec toutes les zones d’ombre qui persistent. Il s’apparente à un singulier récit de vie d’un individu vivant en marge de la société, sans famille, sans visage, probablement même sans papiers. Le désordre et l’incohérence apparente de son développent nous persuadent dans le même temps qu’il manque de repères sociales susceptibles de favoriser son « insertion » dans la société fondée sur le modèle économique libéral auquel il s’en prend à plusieurs reprises. Tout est dès lors à inventer pour transposer sur scène ce texte de Koltès : la difficulté dramaturgique tient à trouver un équilibre esthétique sans le dénaturer en l’édulcorant dans une mise en scène naïve ou en forçant sa dimension sombre par la volonté de secouer les consciences. Matthieu Cruciani, quant à lui, semble avoir trouvé cet équilibre tout en produisant un malaise moral chez un spectateur confortablement installé dans son fauteuil.

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La Nuit juste avant les forêts, mise en scène par Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly
© Jean-Louis Fernandez

      Le choix du lieu et de l’ambiance est crucial dans la mesure où il œuvre, plus ici que dans d’autres textes, à la résonance métaphysique. La scénographie dans la mise en scène de Matthieu Cruciani repose sur la reconstitution poétique d’un espace désaffecté qui n’est pas sans rappeler celui du Quai Ouest : un lieu symbolique, fréquenté par ceux qui se distinguent sans ambages de l’ordre bourgeois. L’espace mis en œuvre par Nicolas Marie ressemble à un parking souterrain abandonné : des pylônes en béton armé délimitent un terrain sombre exposé aux flétrissures du temps. Si son aspect dégage l’impression de quelque chose de sordide à cause des infiltrations et une flaque d’eau sale, l’apparition du comédien habillé de vêtements malpropres et mal-ajustés renforce cette impression de saleté et de misère. Mais la scénographie ne verse nullement dans le glauque ou le repoussant : le déroulement de l’action introduit ou découvre peu à peu des éléments tant soit peu lyriques qui la transcendent en ce que Baudelaire a pensé dans l’expression de « fleurs du mal » : une certaine beauté retournée, tirée de ce qui échappe habituellement au canon du beau fondé sur l’harmonie et la recherche d’éléments positifs. Des pousses d’arbre élancées, sorties d’une terre entassée au coin d’un pylône, mais aussi de l’eau qui tombe çà et là du plafond sous forme de gouttes de pluie, représentent en effet des fragments vitaux qui mettent poétiquement en tension l’extrême dénuement et un irrésistible appel au droit d’exister.

 

      Jean-Christophe Folly s’empare de la création de son personnage avec une fougue modérée, mais suffisamment entraînante pour intéresser les spectateurs tout au long de la représentation : la souplesse et l’agilité de ses mouvements laissent découvrir un homme certes éprouvé par les aléas du destin et qui vit en rupture avec l’ordre social habituel, mais qui ne manque pas pour autant de soif de vivre. Seul en scène, le comédien parvient à donner un rythme alerte au discours mordant de son personnage amené à « recracher » avec une résonance vertigineuse les torts dont il fait l’objet. Malgré la teneur « incongrue » de certains propos crus et l’aspect miséreux de l’homme, Jean-Christophe Folly ne verse pas dans la grossièreté : s’il suggère plus qu’il ne montre, ses gestes maîtrisés confèrent à son personnage un aspect charnel qui nous rappelle inlassablement que celui-ci est un être humain engagé autant dans l’affirmation de la liberté d’exister indépendamment de tout système capitaliste que dans le droit de disposer de son corps meurtri par les coups de ceux qui semblent s’être pris à lui pour ses origines étrangères évoquées en sourdine. Jean-Christophe Jolly nous persuade ainsi que son personnage n’est pas un simple être de papier : sans excès de pathos et sans afféterie, il incarne un déclassé « fascinant », doué d’une sensibilité vibrante qui se met à nu dans sa complexité inextricable. Cet équilibre délicat sonne si juste qu’il provoque un malaise moral chez un spectateur affecté par ce destin singulier, mais qui détourne généralement les yeux de ceux que Jean-Christophe Folly représente ici avec autant de conviction que d’émotion. Un véritable malaise qui doit radicalement trouble la conscience bourgeoise.

      La Nuit juste avant les forêts dans la mise en scène de Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, est sans aucun doute un excellent exemple de mise en vie de ce bouleversant texte de Koltès. Le comédien tend brillamment le miroir de ce que la société refuse de voir dans ces marginaux qu’il incarne avec justesse à travers son personnage : un être humain sensible voué à un combat existentiel pour ne revendiquer paradoxalement qu’un simple droit d’exister. Ce magnifique spectacle séduit enfin par une esthétique de clair-obscur qui confond un bas-fond social et la poésie de plusieurs signes vitaux.

Théâtre des Quartiers d’Ivry : Hilda avec Natalie Dessay

      Hilda est la première pièce de théâtre écrite par Marie NDiaye, publiée aux éditions de Minuit en 1999 et devenue depuis sa création un classique de la scène contemporaine. Reprise par Élisabeth Chailloux dans une nouvelle mise scène présentée au TNS début octobre 2021 (>), Hilda est désormais à l’affiche au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>). C’est Natalie Dessay qui incarne, avec une noblesse d’enfer, l’intransigeante Mme Lemarchand.

      Depuis la parution de son premier texte dramatique, Marie NDiaye s’est remarquablement inscrite dans le paysage théâtral français. La reconnaissance dont son œuvre fait aujourd’hui l’objet se manifeste par la reprise ou la création de ses pièces par les scènes nationales telles que l’Odéon, le Théâtre de la Ville ou le TNS : on a vu tout récemment Berlin mon garçon dans une mise en scène de Stanislas Nordey ou Royan – La professeure de français dans celle de Frédéric Bélier-Garcia. L’œuvre dramatique de Marie NDiaye nous affecte par la finesse avec laquelle cette étonnante femme dramaturge s’empare de sujets controversés pour renverser les idées reçues. Dans Hilda, elle a l’audace de s’en prendre aux représentations de cette bourgeoisie bienpensante qui se prévaut d’être de gauche pour s’octroyer la bonne conscience : le portrait poignant de Mme Lemarchand provoque le malaise à travers l’image que donne d’elle cette femme en proie tant à une insoutenable solitude qu’à une volonté de puissance dissimulée dans les ombres d’un angélisme sadique.

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Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      Par sa construction rigoureuse en six tableaux, Hilda de Marie NDiaye fait partie de ces pièces post-modernes qui nous rappellent insidieusement la tragédie classique, actualisée par des sujets et thèmes contemporains et revêtue d’une dramaturgie épurée. Resserrée autour de la figure de Mme Lemarchand, l’action évolue en suivant un déroulement inexorable pour conduire à l’épuisement spirituel et social, à une quasi mort, de celle qui fait l’objet des désirs des deux personnages de la pièce, mais qui n’apparaîtra jamais sur scène : cette jeune Hilda issue de quartiers populaires, embauchée de force par Mme Lemarchand à la recherche d’une femme de ménage susceptible non seulement de servir et s’occuper de ses enfants, mais aussi de nouer avec elle une relation de confiance, sinon une forme d’amitié rémunérée. Cette bourgeoise qui se dit de gauche semble vouloir nier l’esclavagisme moderne imposé à Hilda par cette impossible relation qu’elle ne parvient pas à lui faire accepter, contrairement à ce qu’il en est dans le cas des personnages de la tragédie classique pour lesquels cela va de soi. Élisabeth Chailloux se saisit de cette histoire troublante dans une mise en scène qui souligne avec une élégance effrayante le cheminement vers un dénouement tragique.

      L’espace scénique se distingue au premier abord par une scénographie dépouillée constituée de quelques éléments de décor symboliques, peut-être à l’image de cette propreté recherchée par Mme Lemarchand dans les transformations qu’elle veut infliger à Hilda tant sur le plan physique qu’au niveau intellectuel et relationnel. L’espace de jeu est délimité par une estrade située au milieu du plateau, comme pour mettre à nu la théâtralité de cette bourgeoisie votant à gauche par conformisme. Cet espace, séparé du fond par des panneaux en verre opaque, représente le salon de Mme Lemarchand à travers un fauteuil en cuir, dans lequel se trouve assise Natalie Dessay dès l’entrée des spectateurs. Au fond, à jardin, on aperçoit un piano et un porte-manteau, à cour, une table et des chaises qui renvoient à l’appartement de Hilda et son mari Franck. Au début de chaque tableau, l’aménagement de l’estrade connaît quelques transformations pour représenter les différents lieux de l’action : une chaise et un panneau à cour tourné de côté pour suggérer l’appartement de Franck et Hilda, les panneaux tournés de côté pour donner sur le jardin des Lemarchand, le fauteuil en cuir pour faire revenir l’action dans le salon du début, enfin la chaise du deuxième tableau ramenée dans les deux derniers, où Mme Lemarchand se rend une fois de plus chez Franck. Cette scénographie parfaitement limpide renferme ainsi l’action scénique sur l’estrade du milieu pour mieux dénoncer une escroquerie sociale et humaine.

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Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      La limpidité et le caractère dépouillé de la scène sont très efficaces pour faire ressortir le jeu sur un fond symbolique qui stimule l’imagination des spectateurs sans la surcharger par des signes superflus. Dans ce cadre épuré, Natalie Dessay peut déployer d’autant plus aisément son talent de comédienne que le volume de son texte la renferme dans un faux dialogue avec Franck, auquel Mme Lemarchand impose tant bien que mal ses souhaits. Sans basculer dans l’excès, Natalie Dessay crée un personnage délicatement fébrile en en distinguant les états d’âme aussi bien quand elle passe d’un tableau à l’autre, que quand elle se laisse aller à des variations minutieuses au cours de chacun d’eux. Et c’est tout à fait convaincant dans la mesure où sa Mme Lemarchad est loin de se couler dans une plate monstruosité : Natalie Dessay a au contraire su lui donner un vibrant air de souffrance qui infléchit aussi bien son attitude mielleuse et avenante que son irritation mordante, dès lors que Franck et par-là Hilda ne veulent pas accéder à la prétendue générosité bienfaisante de la maîtresse. C’est ainsi qu’elle déclare sur un ton rêveur : « Je suis une maîtresse de gauche » ou « Je suis une ancienne révolutionnaire », pour considérer plus loin Franck avec un regard condescendant et sur un ton de mépris à peine dissimulé. On a l’impression que c’est presque par accident ou par la force des choses que Natalie Dessay laisse transparaître tant la solitude bouleversante que la cruauté dévoratrice de son personnage : et c’est cette impression — que Mme Lemarchand nous dévoile son insoutenable hypocrisie « par accident », sans l’assumer de fait — qui rend sublime la prestance sensible de Natalie Dessay. Son jeu est absolument épatant, relevé par ces moments fascinants où l’on se sent obligé de retenir le souffle, tant ses gestes expressifs et ses fiévreuses inflexions de voix semblent placés avec justesse.

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Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      Saluons aussi l’interprétation de Franck par Gauthier Baillot dont le rôle le réduit à des réponses courtes ainsi qu’à une écoute frustrante de « serviteur » : Gauthier Baillot a réussi à donner à son personnage une présence active et efficiente qui représente un précieux contrepoids pour la création de Mme Lemarchand par Natalie Dessay. Son silence et son immobilisme troublants comme ses réactions véhémentes font naître précisément cette impression que Mme Lemarchand est comme poussée à proférer des propos tant soit peu compromettants qui révèlent avec effroi toute la vanité scandaleuse de sa posture sociale de « maîtresse de gauche » et d’« ancienne révolutionnaire ». Lucile Jégou crée enfin une Corinne mordante et intraitable.

      Hilda de Marie NDiaye dans la mise en scène d’Élisabeth Chailloux est une création parfaitement achevée et réussie : aussi déroutante et fracassante par la teneur de son intrigue subversive que fascinante par le jeu magnétisant de Natalie Dessay, accompagnée dans sa nouvelle aventure théâtrale par deux comédiens qui défendent leurs rôles avec aplomb.

      Merci, Natalie Dessay, pour ce merveilleux moment de théâtre.