Le théâtre de Marivaux

Louis Michel van Loo, Marivaux, 1743.     Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763) est aujourd’hui l’auteur de théâtre du XVIIIe siècle le plus joué en France. Ses comédies suscitent un grand intérêt tant pour la qualité de son écriture dramatique que pour la précision avec laquelle le dramaturge analyse des sentiments variés, sous-tendus par celui de l’amour. Contrairement à ses contemporains dont les comédies ont bel et bien vieilli, Marivaux a su donner aux siennes une importante part d’universalité qui dépasse leur ancrage historique tout en leur permettant de continuer à interroger notre rapport à l’autre. Son théâtre, réputé inclassable, ne se voit donc pas relégué dans les bibliothèques ou réduit aux travaux universitaires qui portent sur la première moitié du XVIIIe siècle. Il s’est au contraire émancipé des idées reçues dont il était hâtivement taxé par ses détracteurs apparus du vivant de l’auteur accusé de retourner à l’infini une même intrigue fondée sur la naissance de l’amour. Il trouve aujourd’hui aussi bien ses lecteurs que ses spectateurs. (Pour plus d’informations sur Marivaux, suivre ce lien sur Gallica BNF)

      Marivaux auteur de comédies

      En matière de théâtre, Marivaux s’est distingué comme un auteur de comédies, que ses pièces aient été destinées à la Comédie-Italienne ou à la Comédie-Française. Sa seule tragédie Annibal (1720), à laquelle il s’essaie au début de sa carrière dramatique, n’a connu presque aucun succès auprès du public. À cette exception près, ses autres pièces relèvent, au premier abord, des archétypes traditionnels du théâtre comique épuré de ses traits farcesques grâce au modèle d’une comédie sérieuse inventée par Corneille : elles mettent en scène les jeunes premiers contrariés dans leur amour tout en se terminant par une promesse de mariage. L’action dramatique s’y déroule de manière linéaire en éliminant les obstacles qui suspendent le mariage généralement annoncé à son début. Ces obstacles représentent en même temps des contretemps propres à susciter le rire, puisqu’ils exposent les personnages à des contradictions entraînées par le combat entre l’amour et la volonté. Si La Fausse Suivante, par exemple, s’achève sur une levée d’impostures sans conduire, contre toute attente, à aucun mariage, la plupart des comédies de Marivaux ont un dénouement heureux. Le dramaturge ne bouscule pas ainsi de l’extérieur la forme des genres classiques restaurés sur la scène depuis un siècle, son renouvellement de la comédie se produit au niveau de la structure interne.

      Auteur du XVIIIe siècle, Marivaux est sensible au goût de son époque réputée folâtre et symboliquement représentée dans les tableaux de son contemporain Watteau ou même dans ceux de Fragonard, qui est leur cadet de quelques décennies. Ses personnages ont souvent l’air de se laisser copieusement aller aux ébats plaisants d’un amour naissant et qui remplissent leur quotidien autrement désœuvré. Ce sont le plus souvent des comtes ou des comtesses, des princes ou des chevaliers, alors que les roturiers se font rares. Les questions financières ne les préoccupent guère contrairement aux aristocrates appauvris et bourgeois cupides tournés en ridicule dans les comédies de mœurs à la mode. Débarrassés de problèmes d’argent, les personnages de Marivaux ne prennent soin que des intérêts de leur cœur. Les conditions matérielles leur sont favorables de telle sorte qu’ils peuvent donner la primauté à leur seule vie sentimentale. Qu’elles soient à personnages humains ou à dimension « philosophique » ou même allégorique, les comédies de Marivaux semblent ainsi généralement situées dans l’univers stylisé d’un milieu aristocratique conçu plus à la manière de La Place Royale de Corneille qu’à celle des grandes comédies de Molière, dont les personnages principaux sont des bourgeois. Marivaux apporte à son théâtre une touche personnelle qui rompt résolument avec la tradition moliéresque.

Watteau Jean-Antoine (1684-1721), L’Amour à la Comédie-Française (entre 1712-1719).

      Marivaux inventeur de la comédie de sentiment

      Marivaux se trace un chemin original dans la tradition du théâtre comique tout en tenant compte du changement des sensibilités intervenu au cours de la première moitié du XVIIIe siècle. Il invente en effet un nouveau type de comédie dont il est paradoxalement le seul représentant inimitable : la « comédie de sentiment ». Son action s’articule autour de l’évolution, en vérité plus romanesque que proprement dramatique, des dispositions sentimentales des personnages principaux. Ce sont en l’occurrence des sentiments qui forment le plus souvent un obstacle à l’amour et par-là au mariage. Il en va ainsi pour Lélio de La Surprise de l’amour : trahi par une femme et blessé dans son orgueil, le jeune homme se retire à la campagne avec la ferme résolution de ne plus aimer, mais c’est sans savoir qu’il va rencontrer une comtesse dont les charmes auront raison de son parti pris malgré toutes les réticences qu’il manifeste. Il lui en coûtera beaucoup de « parades » avant de revenir sur ses déclarations imprudentes et avant de pouvoir donner libre cours à son nouvel amour. C’est que les personnages ne sont pas à même de s’empêcher d’être sensibles et que le sentiment l’emporte toujours sur leur raison. Ils sont en quelque sorte assujettis à l’amour sans que celui-ci leur porte préjudice, puisque ce sentiment est envisagé comme positif, tout dépourvu qu’il est de la dimension destructrice d’une passion ravageuse connue de la tragédie racinienne. Les intrigues dans le théâtre de Marivaux reposent sur l’éclosion de cet amour qu’un personnage refuse d’avouer tout d’abord à lui-même, mais aussi à celui ou celle qu’il aime. C’est ainsi que Lélio de La Surprise de l’amour réserve une « comédie » à son entourage plus lucide que lui sur l’état de son cœur : il ne cesse de se trahir en multipliant des maladresses tout dépassé qu’il est par le sentiment qu’il combat vainement. Son valet Arlequin en donne, en miroir, une image déformée qui renforce la dimension comique de l’action. Les raisons qui poussent les personnages à ne pas aimer sont variées : promesse déjà donnée ailleurs, déception en amour, refus d’aimer, préjugé social, volonté d’éprouver celui qu’on aime, etc. Marivaux fait de cette variation un point capital pour le renouvellement des sujets comiques, refusant le reproche selon lequel il réécrit à l’infini la même pièce.

      L’amour n’est pas, chez Marivaux, une chose acquise au lever du rideau comme c’est le cas, dans les comédies de Molière, pour les jeunes  qui cherchent à faire valoir leur droit de s’aimer librement et de se marier selon leurs vœux. Ce n’est pas un barbon jaloux ou la volonté d’un père qui empêchent les jeunes de Marivaux de s’aimer et a fortiori de sceller leur union dans un mariage. Ils dépendent d’eux-mêmes et, si tel n’est pas le cas, les rapports d’autorité ne sont pas si forts qu’ils traversent la trajectoire de leur cœur de manière significative. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Monsieur Orgon laisse Silvia libre d’accepter ou non Dorante pour mari : la jeune fille, bien que déguisée en soubrette, peut à tout moment se décider sans pression à rompre le mariage concerté par son père et à se marier avec un autre. Dans Le Dénouement imprévu, Mademoiselle Argante fait semblant d’être folle pour chasser celui que lui destine son père : mais quand elle le rencontre enfin, elle oublie même celui qu’elle aime par habitude et acquiesce sans plus rechigner aux vœux de son père. Si l’intrigue du Dénouement imprévu fait d’abord penser à une comédie de facture moliéresque, elle prend rapidement un tout autre tour : pas celui des Fourberies de Scapin, puisque Mademoiselle Argante, assistée par Lucille et Maître Pierre, finit par abandonner celui avec qui elle était liée et décide de se marier avec celui qu’elle ne connaissait pas. Alors que les jeunes chez Molière se démènent pour imposer un mariage romanesque contre les intérêts bourgeois d’un père, ceux de Marivaux luttent avec eux-mêmes pour en savoir un peu plus sur leur cœur : sont-ils sensibles malgré eux ? aiment-ils ? qu’en faire ? La comédie de sentiment dure le temps d’un éclaircissement, parfois douloureux, que prennent les « amants » pour assumer et avouer qu’ils aiment. Comme l’amour est souvent au rendez-vous malgré leur volonté, ils sont obligés de capituler pour se rendre au sentiment qui les subjugue. Le mariage qui s’ensuit paraît ainsi comme la conséquence naturelle d’un aveu arraché à la fin.

« Voilà donc Lucile et Damis qui s’aiment à la fin du premier acte, ou qui du moins ont déjà du penchant l’un pour l’autre. Liés tous deux par la convention de ne point s’épouser, comment feront-ils pour cacher leur amour ? Comment feront-ils pour se l’apprendre ? car ces deux choses-là vont se trouver dans tout ce qu’ils diront. Lucile sera trop fière pour paraître sensible ; trop sensible pour n’être pas embarrassée de sa fierté. Damis, qui se croit haï, sera trop tendre pour bien contrefaire l’indifférence, et trop honnête homme pour manquer de parole à Lucile, qui n’a contre son amour que sa probité pour ressource. »
(Marivaux, Les Serments indiscrets, « Avertissement », 1732.)
 

      Damis et Lucile, avant même de se rencontrer, déclarent qu’ils ne se marieront point selon les vœux de leurs parents, et entament d’emblée des démarches pour éviter le mariage arrêté contre leur gré, ce qui est plus qu’imprudent parce qu’ils vont se plaire l’un à l’autre. L’amour-propre s’impose, dans leur cas comme dans d’autres, comme l’opposant le plus ardent à l’amour qui éclot de manière irrationnelle. Si c’est, avec évidence, le dramaturge qui choisit de rendre deux personnages amoureux l’un de l’autre, c’est pour en tirer une action dramatique qui répond par la suite à la logique des passions humaines. Une fois, donc, la résolution prise de ne pas s’embarrasser de l’amour et de préserver sa liberté, il paraît difficile de faire marche arrière sans perdre l’estime de soi et celle de l’entourage. Et même si un personnage finit par s’avouer qu’il est bel et bien amoureux, il agira en conséquence pour ne pas se couvrir de ridicule aux yeux de celui ou celle qu’il aime. Il ne doit pas montrer qu’il ne parvient pas à satisfaire à ses engagements en matière de l’amour. L’amour-propre le fait en même temps autant souffrir lui-même qu’il l’empêche d’assouvir son penchant naturel et d’aller vers l’objet aimé. Le comique tient ainsi à des déclarations impossibles à suivre et à toutes les stratégies mises en place pour sauvegarder sa dignité.

      Le langage du cœur, un langage singulier

      Comme ils ne sont pas maîtres d’eux-mêmes le temps d’assumer leur amour, les personnages de Marivaux adoptent un langage particulier qui est révélateur de leurs sentiments comme de leur trouble. L’embrasement amoureux et le manque de lucidité les conduisent aussi bien à tenir des propos contradictoires qu’à être sensibles à ceux qu’on tient à leur égard. Ce langage « du cœur » a été qualifié, à l’époque, d’une nouvelle préciosité dans la mesure où le dialogue marivaudien semble ciselé, d’une réplique à l’autre, autour d’un mot qui pique ou inquiète, ce qui donne souvent lieu aux explications les plus minutieuses entre les personnages demeurant perplexes jusqu’à un aveu sincère final. Ils examinent en effet scrupuleusement la portée symbolique de ce mot avec l’objet aimé autant qu’avec un serviteur de confiance, pour être éclairés sur les sentiments de celle ou celui qui hante leur cœur et pour prendre des dispositions en conséquence. Il s’agit de déchiffrer précisément sa signification au regard de la situation qui les met en émoi. Un mot proféré avec imprudence peut ainsi déclencher toute une dispute et mener jusqu’à une rupture. Mais le besoin de ne pas s’être trompé sur sa signification exacte empêche les personnages de se quitter ou les fait revenir l’un à l’autre. L’action se poursuit à la faveur de mots suspects jusqu’au moment critique où plus aucune dissimulation n’est possible et où une séparation définitive semble inévitable. La comédie de sentiment devient ainsi une comédie de mots.

     Marivaux fait du langage le moteur par excellence de l’action dramatique, puisque le langage dans son théâtre ne sert pas de simple moyen de communication : il est porteur et révélateur de la vérité des sentiments. Les mots ne sont pas de simples signes qui signifient exactement ce que l’on dit, ils gagnent au contraire en épaisseur parce qu’ils se trouvent paradoxalement chargés de tout ce qu’un personnage ne parvient pas ou ne souhaite pas communiquer verbalement. Les « extravagances » de Lélio, dans La Surprise de l’amour, ne sont-elles pas les preuves sensibles de l’amour qu’il s’interdit d’éprouver mais qui le trahit sans cesse aux yeux de la Comtesse de plus en plus persuadée qu’il l’aime malgré ce qu’il déclare ? La Comtesse n’en est pas dupe, elle comprend rapidement que Lélio s’est pris au piège et qu’il fait tout pour cacher le penchant qui le porte vers elle. L’échange verbal dans les comédies de Marivaux est ainsi fondé sur une tension constante entre l’image de soi que l’on cherche à donner aux autres et les sentiments à fleur de la conscience qui en montrent le contraire. Ceux qui aiment ne sont pas en effet à même de maîtriser les subtilités du langage pour dissimuler leur amour sous un paraître d’emprunt. Ceux qui y parviennent avec adresse, ce sont en revanche les meneurs de jeu qui les manipulent à l’occasion pour les pousser dans les bras de l’objet aimé parce qu’ils maîtrisent parfaitement la logique des passions humaines et parce qu’ils savent trouver le mot exact pour provoquer des réactions souhaitées. Le plaisant d’une telle finesse langagière repose donc sur ce jeu discordant entre un paraître recherché et un sentiment non assumé.

LISETTE. — Mais, Madame, le futur, qu’a-t-il donc de si désagréable, de si rebutant ?
SILVIA. — Il me déplaît, vous dis-je, et votre peu de zèle aussi.
LISETTE. — Donnez-vous le temps de voir ce qu’il est, voilà tout ce qu’on vous demande.
SILVIA. — Je le hais assez sans prendre du temps pour le haïr davantage.
LISETTE. — Son valet qui fait l’important ne vous aurait-il point gâté l’esprit sur son compte ?
SILVIA. — Hum, la sotte ! son valet a bien affaire  ici !
LISETTE. — C’est que je me méfie de lui, car il est raisonneur.
SILVIA. — Finissez vos portraits, on n’en a que faire ; j’ai soin que ce valet me parle peu, et dans le peu qu’il m’a dit, il ne m’a jamais rien dit que de très sage.
LISETTE. — Je crois qu’il est homme à vous avoir conté des histoires maladroites, pour faire briller son bel esprit.
SILVIA. — Mon déguisement ne m’expose-t-il pas à m’entendre dire de jolies choses ! À qui en avez-vous ? D’où vous vient la manie d’imputer à ce garçon une répugnance à laquelle il n’a point de part ? Car enfin, vous m’obligez à le justifier ; il n’en est pas question de le brouiller avec son maître, ni d’en faire un fourbe, pour me faire, moi, une imbécile qui écoute ses histoires.
LISETTE. — Oui, Madame, dès que vous le défendez sur ce ton-là, et que cela va jusqu’à vous fâcher, je n’ai plus rien à dire.
SILVIA. — Dès que je le défends sur ce ton-là ! Qu’est-ce que c’est que le ton dont vous dites cela vous-même ? Qu’entendez-vous par ce discours, que se passe-t-il dans votre esprit ?
LISETTE. — Je dis, Madame, que je ne vous ai jamais vue comme vous êtes, et que je ne conçois rien à votre aigreur. Eh bien, si ce valet n’a rien dit, à la bonne heure, il ne faut pas vous emporter pour le justifier, je vous crois, voilà qui est fini, je ne m’oppose pas à la bonne opinion que vous en avez, moi.
SILVIA. — Voyez-vous le mauvais esprit, comme elle tourne les choses ! Je me sens dans une indignation… qui… va jusqu’aux larmes.
LISETTE. — En quoi donc, Madame ? Quelle finesse entendez-vous à ce que je dis ?
SILVIA. — Moi, j’y entends finesse ! moi, je vous querelle pour lui ! j’ai bonne opinion de lui ! Vous me manquez de respect jusque-là ! Bonne opinion, juste Ciel ! Bonne opinion ! Que faut-il que je réponde à cela ? Qu’est-ce  que cela veut dire, à qui parlez-vous ? Qui est-ce qui est à l’abri de ce qui m’arrive, où en sommes-nous ?
LISETTE. — Je n’en sais rien, mais je ne reviendrai de longtemps de la surprise où vous me jetez.
SILVIA. — Elle a des façons de parler qui me mettent hors de moi ; retirez-vous, vous m’êtes insupportable, laissez-moi, je prendrai d’autres mesures.
(Le Jeu de l’amour et du hasard, II, 7)
 

      Le théâtre dans le théâtre

     Une rencontre qui se produit généralement au début de l’action bouleverse les dispositions sentimentales des personnages de Marivaux de telle sorte que ceux-ci imposent souvent à leurs partenaires une « comédie » qui révèle leurs véritables sentiments. Ils essaient de dissimuler ce qu’ils ressentent tout en s’empêtrant dans les situations embarrassantes dont ils ne sont pas maîtres. Ces situations se prêtent aisément au jeu théâtral pour le plus grand plaisir des spectateurs qui devinent rapidement ce qu’il en est, d’autant plus que les serviteurs, copies fidèles de leurs maîtres, agrémentent ce jeu d’éléments tant soit peu bouffons faute de maîtriser les codes de la galanterie à la mode. Mais la « comédie » qui résulte d’un trouble émotionnel n’est pas toujours entièrement involontaire, notamment quand un « amant » inquiet veut éprouver les sentiments de celui qui lui est destiné. Tel est, par exemple, le cas de la Fausse Suivante déguisée en Chevalier pour connaître la véritable nature de Lélio qu’elle doit épouser. Tel est également le cas de Silvia et Dorante dans Le Jeu de l’amour et du hasard, lorsque ceux-ci échangent leurs vêtements avec leur serviteur pour en apprendre un peu plus l’un sur l’autre : la situation devient d’autant plus comique que les deux jeunes gens ont eu la même idée et qu’ils ne sont pas au courant de leur déguisement. Tel est enfin le cas d’Hortense, dans Le Petit-Maître corrigé », qui feint la froideur et l’éloignement pour obliger Rosimond à se déclarer sans détour et à abandonner une posture effrontée de petit-maître. Marivaux exploite ainsi théâtralement les tensions entre un paraître recherché et un être perturbé, ce qui est valable même pour ces personnages intéressés à éprouver la valeur ou les sentiments des autres : Silvia déguisée ne s’empêche-t-elle pas en même temps d’aimer Dorante qu’elle prend pour un valet ? et ce faisant, ne donne-t-elle pas une « comédie » à son père et à son frère ? L’action se transforme en un double jeu plaisant tout en s’appuyant sur le procédé du théâtre dans le théâtre. Les personnages obligés d’assumer un double rôle deviennent alors les premiers spectateurs de leurs manipulations, parfois avec le risque même d’en être des victimes.

     Il n’est pas rare non plus de tomber sur des personnages parfaitement lucides qui précipitent d’autres dans un jeu de passions tout en en tirant habilement les ficelles. C’est encore un autre type d’intrigue comique, puisque le déroulement de l’action dépend directement des manœuvres secrètes d’un tiers. Le rôle d’un tel meneur de jeu échoit, dans La Double Inconstance, à Flaminia engagée à séparer Silvia et Arlequin pour satisfaire les vœux matrimoniaux du Prince. Elle maîtrise la logique des passions pour savoir comment gagner la confiance des deux jeunes gens pour les mieux jouer après. Le Prince dans La Dispute, quant à lui, invite Hermianne à assister au spectacle du « commencement du monde » pour savoir lequel des deux sexes, hommes ou femmes, a entraîné l’autre dans l’infidélité : les personnages se posent d’emblée comme les spectateurs secrets d’une expérience unique qui doit se dérouler sous leurs yeux. La manipulation vient ici de l’isolement artificiel de quatre enfants, deux garçons et deux filles, élevés séparément jusqu’à l’âge adulte et qui découvrent en l’occurrence l’existence de l’autre sexe. Merlin, dans Les Acteurs de bonne foi, organise, à la demande de Madame Hamelin, une répétition pour préparer une comédie destinée à réjouir Madame Argante. Il engage trois personnes de son entourage en mettant en œuvre un canevas de telle sorte que leurs dispositions sentimentales soient contrariées par le jeu. Le théâtre ou le recours explicite à ses rouages paraît donc omniprésent, sans doute à l’image des ébats galants de la société dans laquelle vit Marivaux et qui stimule son imagination. Son exploitation n’est cependant pas que dramatique : au-delà du service qu’il rend au déroulement de l’action proprement dite et à l’engendrement du rire chez le spectateur, le procédé du théâtre dans le théâtre représente un indéniable instrument de connaissance pour l’anthropologie sentimentale, en particulier quand le double jeu déclenché par un personnage dominant est amplement assumé.

MERLIN. ― Vous verrez, vous verrez. J’oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce ; c’est que Colette qui doit faire mon amoureuse, et moi qui doit faire son amant, nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire ; et le tout, pour éprouver s’ils n’en seront pas un peu alarmés et jaloux ; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l’amour nous destine, Lisette et moi, l’un à l’autre. Mais Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes ; ce sont les principaux acteurs. J’ai voulu voir comment ils s’y prendront ; laissez-moi les écouter et les instruire ; retirez-vous : les voilà qui entrent. (Marivaux, Les Acteurs de bonne foi, I, 1.)

      Merlin voit juste parce que c’est exactement ce qui va se passer : la réalisation de son canevas malicieux entraîne des tensions et même une dispute et la répétition doit être interrompue, puisque les valets ne sont pas assez fins et avisés pour distinguer la réalité et la fiction. Ils prennent l’une pour l’autre en tombant fâcheusement dans le piège tendu par Merlin qui s’en amuse d’abord mais qui ne parvient pas à tenir les « acteurs » dans leur rôle. Si les jalousies suscitées confirment les sentiments supposés de Lisette pour Merlin et ceux de Blaise pour Collette, celle-ci se laisse aller trop loin dans son jeu pour révéler qu’elle se marie avec Blaise à contrecœur. Le théâtre est à l’origine utilisé comme un moyen de divertissement pour les personnages eux-mêmes, ce qu’il réussit à faire pour certains d’entre eux. Mais il permet en même temps d’accéder, bien qu’accidentellement, à une double connaissance : il montre, sur le plan individuel, les véritables sentiments des personnages et, sur le plan anthropologique, le fonctionnement de la nature humaine telle qu’appréhendée au milieu du XVIIIe siècle.

      La stylisation : un enjeu d’une fortune scénique pérenne ?

      L’univers dans les comédies de Marivaux subit une importante stylisation qui leur confère une dimension atemporelle. Cette stylisation intervient au niveau temporel comme sur le plan spatial. Le temps dramatique est anhistorique : aucun évènement qui se produit sur scène ou qui relève des propos des personnages ne permet pas vraiment de situer l’action au XVIIIe siècle ou à une autre époque historique. Marivaux s’accommode de plus de la règle des vingt-quatre heures de telle sorte que le temps s’écoule si naturellement qu’il n’attire jamais sérieusement l’intérêt des personnages occupés par leurs sentiments. Il en va de même pour le traitement de l’espace : l’action se déroule souvent à l’intérieur d’une maison située à la campagne où se retirent des « amants » dépités par les mœurs du temps en matière du cœur. Si Paris n’est jamais loin, ce n’est pas un Paris historique, c’est une certaine idée que l’on se fait des façons de vivre dans la capitale. En plus de la langue, le seul élément qui ancre plus clairement l’action de certaines pièces dans la première moitié du XVIIIe siècle relève de la hiérarchie sociale propre à l’organisation de la société de l’Ancien Régime. Souvent nobles, les personnages principaux n’évoquent cependant aucune réalité sociale qui les individualise au-delà de leur condition et de leurs intérêts sentimentaux ; les problèmes financiers sont rarement abordés avec réalisme et au-delà des conventions qui favorisent le mariage. Si les maîtres sont accompagnés de servantes et de valets, la distribution dramatique, tout à fait conventionnelle, est inspirée de la composition des troupes et de la tradition du théâtre comique. Certaines réalités sociales font, au reste, plus penser à une féerie qu’elles ne confèrent à l’action une épaisseur réaliste : l’amour du Prince pour Silvia dans La Double Inconstance n’est-il pas plus romanesque et même plus merveilleux que réaliste ?

      Marivaux fait ainsi abstraction d’une grande partie de la réalité sociale et historique pour ne s’intéresser qu’à la dialectique du cœur humain. En plus de la vérité dans le traitement des sentiments, cette abstraction semble conditionner la pérennité de son théâtre resté vivant depuis trois siècles. Elle se prête aisément à une actualisation scénique telle que pratiquée par la mise en scène contemporaine.

      La cruauté dans le théâtre de Marivaux ?

      La critique de la seconde moitié du XXe siècle s’est beaucoup interrogée sur une possible cruauté relevée dans le théâtre de Marivaux en raison de la souffrance que les personnages s’imposent l’un à l’autre dès lors qu’ils se forcent à ne pas aimer ou qu’ils tiennent avec une fantaisie romanesque à leurs préjugés. Une telle lecture est sans doute révélatrice de nos propres fantasmes et de nos interrogations anthropologiques survenues à la suite de la psychanalyse au début du XXe siècle. Elle peut aussi conduire à une actualisation scénique qui est la preuve certaine de la dimension atemporelle du théâtre de Marivaux. Mais est-elle légitime du point de vue historique et esthétique ?

      …


Les pièces de théâtre de Marivaux

  • 1720 – L’Amour et la Vérité : une comédie en trois actes, représentée pour la première fois le 3 mars 1720 à la Comédie-Italienne.
  • 1720 – Arlequin poli par l’Amour : une comédie en un acte, représentée pour la première fois le 17 octobre 1720 à la Comédie-Italienne.
  • 1720 – Annibal : une tragédie en cinq actes, représentée pour la première fois le 16 décembre 1720 à la Comédie-Française avec peu de succès : elle n’a eu que trois représentations, selon les recettes connues du registre.
  • 1722 – La Surprise de l’amour : une comédie en trois actes, représentée pour la première fois le 3 mai 1722 à la Comédie-Italienne, avec un notable succès tant à sa création qu’à sa reprise en 1723.
  • 1723 – La Double Inconstance : une comédie en trois actes, représentée pour la première fois le 6 avril 1723 à la Comédie-Italienne, et régulièrement reprise jusqu’à la création de l’Opéra-Comique
  • 1724 – Le Prince travesti
  • 1724 – La Fausse Suivante ou Le Fourbe puni
  • 1724 – Le Dénouement imprévu
  • 1725 – L’Île des esclaves
  • 1725 – L’Héritier de village
  • (1726 – Mahomet le second, tragédie en prose, inachevée)
  • 1727 – L’Île de la raison ou Les petits hommes
  • 1727 – La Seconde Surprise de l’amour
  • 1728 – Le Triomphe de Plutus
  • (1729 – La Nouvelle Colonie, perdue, réécrite en 1750)
  • 1730 – Le Jeu de l’amour et du hasard
  • 1731 – La Réunion des Amours
  • 1732 – Le Triomphe de l’amour
  • 1732 – Les Serments indiscrets : une comédie en cinq actes, représentée pour la première fois le 8 juin 1732 à la Comédie-Française.
  • 1732 – L’École des mères
  • 1733 – L’Heureux Stratagème
  • 1734 – La Méprise
  • 1734 – Le Petit-Maître corrigé : une comédie en trois actes, représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 à la Comédie-Française sans aucun succès (> La lettre de Mlle de Bar), retirée après deux représentations. Il faut attendre 2016 pour voir Le Petit-Maître corrigé rejoué à la Comédie-Française dans une mise en scène élégante de Clément Hervieu-Léger.
  • 1734 – Le Chemin de la fortune
  • 1735 – La Mère confidente
  • 1736 – Les Legs
  • 1737 – Les Fausses Confidences
  • 1738 – La Joie imprévue
  • 1739 – Les Sincères
  • 1740 – L’Épreuve
  • 1741 – La Commère
    • 1744 – La Dispute : une comédie en un acte, représentée pour la première fois le 19 octobre 1744 à la Comédie-Française sans aucun succès. La création de la pièce ne connut, malgré l’empressement des comédiens à la jouer, qu’une seule représentation et fut aussitôt retirée de l’affiche par Marivaux lui-même. En 1973, Patrice Chéreau la fait redécouvrir aux spectateurs dans une mise en scène qui fait scandale et qui bouscule même la manière d’interpréter et de jouer le théâtre de Marivaux (> pour voir un extrait de cette mise en scène, suivre ce lien).
  • 1746 – Le Préjugé vaincu
  • 1750 – La Colonie
  • 1750 – La Femme fidèle
  • 1757 – Félicie
  • 1757 – Les Acteurs de bonne foi : une comédie en un acte, publiée en novembre 1757. Elle entre au répertoire de la Comédie-Française en 1947 dans la mise en scène de Jean Debucourt et ce, sans grand succès (4 représentations). C’est la reprise de la pièce dans la mise en scène de Jean-Luc Boutté en 1977 qui redore son blason (57 représentations).
  • 1761 – La Provinciale : une comédie en un acte, publiée pour la première fois en 1761, écrite vraisemblablement vers 1755 pour être jouée au théâtre privé du comte de Clermont.