Un homme ça doit être fort est une nouvelle pièce d’Isabelle Toris-Duthillier donnée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis. Cette fois-ci, le XVIIIe siècle représenté dans ses pièces précédentes cède la place à un sujet contemporain réputé difficile, celui de la différence et de la transsexualité. Comédienne et dramaturge, Isabelle Toris-Duthillier s’y prend pour autant avec beaucoup de délicatesse en écrivant une pièce engendrant une sensation d’apaisement.
La transsexualité est un sujet épineux au sein d’une société contemporaine divisée par des questions de genres et de leur représentation. Il y a certes une certaine tendance post-moderne qui remet inlassablement en cause toutes nos structures de pensée et les archétypes sociaux vieux de plus de mille ans, mais aussi une tendance opposée scrupuleusement attachée à préserver les valeurs traditionnelles prétendument justes. S’il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui fait, peut-être abusivement, effet de mode et effet de crispation, on oublie rapidement que derrière toutes ces polémiques interminables se trouvent des êtres humains en chair et en os, sensibles et souffrants, fragilisés précisément par ces polémiques poussées à outrance qui révèlent en fin de compte une profonde intolérance de la société d’aujourd’hui. Une violence de parade se lit souvent dans des partis pris tranchés, fermés à tout dialogue, ce qui conduit in fine à des combats d’idées infructueux et à des conflits sociaux insolubles. C’est ainsi qu’on apprécie la dimension conciliante de la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier focalisée sur l’individu-être-humain.
Un homme ça doit être fort nous raconte l’histoire d’une femme trans qui, depuis son enfance, ne se sentait pas bien dans son corps biologique de garçon et qui parvient à adopter un enfant. Son histoire est d’autant plus douloureuse qu’elle a dû subir les violences quotidiennes d’un père machiste qui battait sa mère, ce dont elle était un témoin oculaire impuissant. Le personnage mis en œuvre par Isabelle Toris-Duthillier porte un fardeau lourd d’expériences et souvenirs traumatisants pour en endosser un autre qui est proprement existentiel. C’est de ce double fardeau, de ce passé désolant et d’une transformation en femme, qu’il s’agit de rendre compte à un fils bouleversé tant par la découverte de ses propres origines biologiques que celle de la transsexualité de sa mère adoptive née dans un corps d’homme. Pour les trois personnages (la femme trans, son mari et son fils), il s’agit ainsi de libérer la parole et de faire une sorte de confession. La tension dialectique de l’action dramatique surgit de cette libération cathartique qui apaise les trois personnages bouleversés.
La scénographie nous transporte dans un salon décoré avec sobriété : une table basse entourée de deux chaises, un piano placé à cour qui tend à situer l’action dans un milieu en apparence bourgeois, sentiment indirectement confirmé par la profession du mari psychiatre. Au-delà de cet ancrage social amené en demi-teinte, plusieurs accessoires hautement symboliques renvoient de manière tangible, pour souligner la dimension profondément psychologique de la pièce, aussi bien à des souffrances passées et actuelles qu’à ces quasi talismans perçus au cours de l’action comme des signes d’apaisement : une vieille photo de Ladislas (la femme trans) avec son chien chéri, mais aussi une peluche et le journal intime du fils. L’ambiance de ce huis-clos à trois semble au premier abord pesante parce que les révélations à faire et à entendre risquent d’engendrer de nouvelles souffrances chez les trois êtres meurtris par des accidents de vie qui les conduisent à se chercher constamment pour se reconstruire et vivre dans leur plénitude existentielle, sociale et psychologique.
Cette dimension psychologique amenée par la scénographie façonne le déroulement intime de l’action scénique. Si leurs personnages respectifs se coulent dans des postures plutôt statiques, les trois comédiens ne restent pas pour autant figés dans une immobilité impassible : c’est précisément l’expression des sentiments par le biais de gestes simples mais significatifs et de modulations nuancées de leur voix qui nous tient en haleine et ce, d’autant plus que le choix de mots justes et l’adoption d’un ton convenable semblent amplement conditionner la sortie d’une crise existentielle. Patrice Faucheux, dans le rôle du père, crée le personnage le plus lumineux de la pièce dans la mesure où il apporte avec conviction un précieux soutien aux autres : un mari et père dynamique à l’écoute de ses proches. Vincent Duthillier incarne le fils adoptif : certes un fils un peu sombre, un peu gêné, un peu timide, mais un fils sensible et reconnaissant qui porte un message fort. Isabelle Toris-Duthillier, quant à elle, s’empare de la création de la femme trans avec une grande sensibilité, sans excès de pathos, en nous intéressant aux douleurs de son personnage et en nous dévoilant son intimité comme si elle nous racontait sa propre histoire.
Un homme ça doit être fort est une création réussie qui aborde avec audace un sujet social sensible. Sans chercher à tenir un discours moralisateur, la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier transmet à ses spectateurs un message humaniste fondamental : le respect d’autrui et de son identité sexuelle, le droit d’être différent et d’être accepté tel quel dans un contexte explosif.