Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre est une création originale d’Amine Adjina et Émilie Prévosteau présentée au théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>), librement inspirée de Théorème de Pier Paolo Pasolini. Amine Adjina l’adapte avec perspicacité pour le théâtre en situant l’action dans une France à la fois moderne et contemporaine et en y intégrant curieusement le mythe de Dom Juan. Ensemble avec Émilie Prévosteau, ils créent ensuite un spectacle puissant qui remue fortement les sensibilités.
Théorème de Pasolini repose sur une sorte de visitation séculière dans une famille milanaise : impensable dans une Italie des années 60, cette visite libératrice incombe à un jeune homme irrésistible qui séduit l’un après l’autre tous les membres de la famille, y compris la femme de ménage. Le jeune homme, tel un Cupidon, suscite en effet des désirs sexuels refoulés en nouant lors de son bref passage des rapports tant soit peu charnels avec chacun d’entre eux : père, mère, fils et fille. Il entraîne des désordres intimes au sein de cette famille traditionnelle enfermée dans des représentations aliénantes qu’il déconstruit en les faisant éclater avec une générosité féroce. L’attirance sexuelle et par-là le renoncement aux chastes valeurs morales bourgeoises détonnent avec fracas dans une Italie d’époque, notamment quand il s’agit d’évoquer l’homosexualité réprouvée avec fermeté, réservée en théorie à des individus déclassés. Théorème s’impose ainsi dans une dimension dialectique programmatique qui conditionne sa réception bouleversante et dont s’empare Amine Adjina dans sa réécriture française. Le livre ainsi que le film de Pasolini (1968) se sont soldés par un énorme scandale auquel la bourgeoisie catholique traditionnelle dans le viseur de l’écrivain-cinéaste n’était pas prête. Cinquante ans plus tard, les préjugés ont certes évolué, et la création de Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre ne fera sans doute pas scandale, mais ces préjugés moralement oppressants se sont-ils pour autant estompés ?!
L’action conçue par Amine Adjina véhicule des réminiscences provenant du film et/ou du livre de Pasolini, mais elle en diffère fondamentalement et se trouve même enrichie par l’introduction du mythe de Dom Juan et d’éléments nouveaux propres à donner à chaque personnage une identité singulière. Elle se déroule dans une maison de vacances située vaguement sur la côte méditerranéenne lors d’un été étouffant, dans une maison où vit la Grand-Mère assistée au quotidien par Nour et où se rend chaque année la famille pour y passer quelque temps. Et ils auraient passé des vacances bien ordinaires en laissant transparaître des tensions tout aussi ordinaires que celles qui peuvent exister entre une belle-mère narquoise et une belle-fille désenchantée, entre une mère protectrice et un fils flegmatique, entre un frère et une sœur enthousiasmés l’un par le cinéma et l’autre par le théâtre, si précisément la Grand-Mère n’avait rencontré un sublime Garçon qu’elle invite à venir chez elle. Celui-ci s’introduit dans la maison, non pas comme un Tartuffe sous une apparence dissimulée en vue de gain, mais comme un charmeur éthéré qui séduit les autres avec une légèreté nonchalante, sans les rechercher, en les attirant instinctivement vers lui, en répondant aux désirs de chacun d’eux avec une insouciance déconcertante. Sa conduite résonne dès lors étrangement avec la phrase du titre empruntée à une réplique de Dom Juan de Molière, que répète par ailleurs la Fille. La visite du Garçon dans la famille du Père entraîne, à la manière du jeune homme de chez Pasolini, des désordres intimes troublants pour conduire chaque personnage à une introspection parfois bien douloureuse.
La scénographie dessine symboliquement un lieu réaliste recomposé, constitué de plusieurs éléments de décor qui évoquent une maison de vacances située au bord de la mer. Une sorte de salon en bois représenté sur une estrade dans des dimensions restreintes, muni d’un rideau d’extérieur en voile, placé en diagonale à jardin, ordonne l’aménagement de la scène : un escalier montant mène sur un toit transformé en terrasse, tandis qu’une pierre se dresse au milieu pour relever l’aspect minéral méditerranéen agrémenté de plusieurs plantes succulentes disposées sur le haut du salon, tandis qu’une douche se trouve accolée à la paroi côté cour et le lit de la Grand-Mère installé à l’autre bout de la scène. Plusieurs meubles fonctionnels — piano, guéridon, chaises, table, chaises longues, etc. — complètent cette scénographie conçue avec une touche au premier abord réaliste. L’aspect tendant vers le réalisme se trouve cependant doublement étrillé par une toile de fond sur laquelle est projeté la plupart du temps le paysage d’une vaste mer en une apaisante ondulation magnétisante, mais aussi par l’action de la pièce qui s’empreint progressivement d’un onirisme poétisant. L’intrusion du Garçon ne ressemble à rien de moins qu’une descente rédemptrice d’Orphée qui intervient dans l’enfer terrestre pour amener les personnages à s’affranchir de contraintes morales et à libérer leurs désirs. Une frémissante tension dialectique s’instaure dès lors entre ce qui signifie ostensiblement la matérialité du monde bourgeois et cet élément transcendant éthéré — le Garçon — qui le mine de l’intérieur.
L’action de la pièce suit en effet cette pente tragique qui la fait glisser d’un certain réalisme apparent lors de l’arrivée de la famille à la maison de la Grand-Mère vers une suite poétique de scènes subversives intenses en réponse au théorème de la visite libératrice et par-là de l’émergence d’une nouvelle famille explicitement envisagée par le Fils comme « un élargissement où chacun a sa place ». Des moments de lyrisme méditatif célébrant la puissance de la nature comme ceux d’introspections existentielles s’allient délicatement au déroulement épique qui inscrit l’action, ensemble avec plusieurs éléments d’actualité en résonance avec la France d’aujourd’hui, notamment par le truchement du Père lisant des journaux et commentant les élections en cours, dans l’Histoire. Pendant ce temps, la Grand-Mère, Nour, le Père, la Mère, le Fils et la Fille se laissent aller aussi bien à des activités de détente propres aux vacances d’été qu’à une recherche inlassable de l’amour du Garçon. Celui-ci ouvre certes l’action à travers un récit de souvenirs et entraîne à lui seul l’émancipation, le trouble, le vacillement, voire la chute d’autres personnages, mais la mort de la Grand-Mère et l’annonce de celle d’un poète italien homosexuel assassiné sur une plage proche, en référence à la disparition tragique de Pier Paolo Pasolini, ne suscitent moins des réactions contrastées qui leur confèrent une épaisseur psychologique. Intrigante, troublante, happante, l’action se déroule ainsi en suivant un rythme nuancé conditionné par une tension en crescendo entre des scènes collectives et des scènes intimes avec le Garçon.
Tous les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une sensibilité attachante qui nous intéresse à chacun d’eux. Danièle Lebrun incarne une Grand-Mère alerte, caustique, douée d’un étonnant sens de la répartie, en nous persuadant avec aisance de l’éternelle jeunesse de son personnage. Claïna Clavaron apparaît dans le rôle de la sombre Nour maltraitée par la Grand-Mère : elle lui donne cet air mystérieux qui renferme une profonde souffrance incommunicable. Adrien Simion et Marie Oppert, quant à eux, créent un Fils et une Fille solaires, virevoltants, débordant d’énergie, passionnés avec une maladresse souriante par le cinéma comme par le théâtre, ouverts d’esprit. Coraly Zahonero, dans le rôle de la Mère, adopte une allure en apparence désinvolte, détachée et renfermée, donnant à voir un personnage résigné intérieurement souffrant. Alexandre Pavloff, quant à lui, crée un Père superbe qui réunit tous les clichés typiques d’un bourgeois conservateur aisé : pour ce Père, la rencontre avec le Garçon s’avère dès lors la plus douloureuse, ce dont Alexandre Pavloff nous convainc avec une finesse sidérante. Birane Ba, dans le rôle du Garçon, incarne son personnage avec une légèreté vivifiante et un sourire charmeur dont émane avec conviction son exaltant pouvoir de séduction.
Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre, mise en scène par Amine Adjina et Émilie Prévosteau, est une création sidérante remarquable par la finesse avec laquelle ils portent à la scène le texte de Pasolini réécrit au regard des spécificités françaises contemporaines, mais aussi par le brillant jeu des Comédiens-Français qui créent des personnages nuancés saisissants.