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Comédie-Française : Théorème d’après Pasolini

      Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre est une création originale d’Amine Adjina et Émilie Prévosteau présentée au théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>), librement inspirée de Théorème de Pier Paolo Pasolini. Amine Adjina l’adapte avec perspicacité pour le théâtre en situant l’action dans une France à la fois moderne et contemporaine et en y intégrant curieusement le mythe de Dom Juan. Ensemble avec Émilie Prévosteau, ils créent ensuite un spectacle puissant qui remue fortement les sensibilités.

      Théorème de Pasolini repose sur une sorte de visitation séculière dans une famille milanaise : impensable dans une Italie des années 60, cette visite libératrice incombe à un jeune homme irrésistible qui séduit l’un après l’autre tous les membres de la famille, y compris la femme de ménage. Le jeune homme, tel un Cupidon, suscite en effet des désirs sexuels refoulés en nouant lors de son bref passage des rapports tant soit peu charnels avec chacun d’entre eux : père, mère, fils et fille. Il entraîne des désordres intimes au sein de cette famille traditionnelle enfermée dans des représentations aliénantes qu’il déconstruit en les faisant éclater avec une générosité féroce. L’attirance sexuelle et par-là le renoncement aux chastes valeurs morales bourgeoises détonnent avec fracas dans une Italie d’époque, notamment quand il s’agit d’évoquer l’homosexualité réprouvée avec fermeté, réservée en théorie à des individus déclassés. Théorème s’impose ainsi dans une dimension dialectique programmatique qui conditionne sa réception bouleversante et dont s’empare Amine Adjina dans sa réécriture française. Le livre ainsi que le film de Pasolini (1968) se sont soldés par un énorme scandale auquel la bourgeoisie catholique traditionnelle dans le viseur de l’écrivain-cinéaste n’était pas prête. Cinquante ans plus tard, les préjugés ont certes évolué, et la création de Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre ne fera sans doute pas scandale, mais ces préjugés moralement oppressants se sont-ils pour autant estompés ?!

Théorème, Amine Adjina et Émilie Prévosteau © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

      L’action conçue par Amine Adjina véhicule des réminiscences provenant du film et/ou du livre de Pasolini, mais elle en diffère fondamentalement et se trouve même enrichie par l’introduction du mythe de Dom Juan et d’éléments nouveaux propres à donner à chaque personnage une identité singulière. Elle se déroule dans une maison de vacances située vaguement sur la côte méditerranéenne lors d’un été étouffant, dans une maison où vit la Grand-Mère assistée au quotidien par Nour et où se rend chaque année la famille pour y passer quelque temps. Et ils auraient passé des vacances bien ordinaires en laissant transparaître des tensions tout aussi ordinaires que celles qui peuvent exister entre une belle-mère narquoise et une belle-fille désenchantée, entre une mère protectrice et un fils flegmatique, entre un frère et une sœur enthousiasmés l’un par le cinéma et l’autre par le théâtre, si précisément la Grand-Mère n’avait rencontré un sublime Garçon qu’elle invite à venir chez elle. Celui-ci s’introduit dans la maison, non pas comme un Tartuffe sous une apparence dissimulée en vue de gain, mais comme un charmeur éthéré qui séduit les autres avec une légèreté nonchalante, sans les rechercher, en les attirant instinctivement vers lui, en répondant aux désirs de chacun d’eux avec une insouciance déconcertante. Sa conduite résonne dès lors étrangement avec la phrase du titre empruntée à une réplique de Dom Juan de Molière, que répète par ailleurs la Fille. La visite du Garçon dans la famille du Père entraîne, à la manière du jeune homme de chez Pasolini, des désordres intimes troublants pour conduire chaque personnage à une introspection parfois bien douloureuse.

      La scénographie dessine symboliquement un lieu réaliste recomposé, constitué de plusieurs éléments de décor qui évoquent une maison de vacances située au bord de la mer. Une sorte de salon en bois représenté sur une estrade dans des dimensions restreintes, muni d’un rideau d’extérieur en voile, placé en diagonale à jardin, ordonne l’aménagement de la scène : un escalier montant mène sur un toit transformé en terrasse, tandis qu’une pierre se dresse au milieu pour relever l’aspect minéral méditerranéen agrémenté de plusieurs plantes succulentes disposées sur le haut du salon, tandis qu’une douche se trouve accolée à la paroi côté cour et le lit de la Grand-Mère installé à l’autre bout de la scène. Plusieurs meubles fonctionnels — piano, guéridon, chaises, table, chaises longues, etc. —  complètent cette scénographie conçue avec une touche au premier abord réaliste. L’aspect tendant vers le réalisme se trouve cependant doublement étrillé par une toile de fond sur laquelle est projeté la plupart du temps le paysage d’une vaste mer en une apaisante ondulation magnétisante, mais aussi par l’action de la pièce qui s’empreint progressivement d’un onirisme poétisant. L’intrusion du Garçon ne ressemble à rien de moins qu’une descente rédemptrice d’Orphée qui intervient dans l’enfer terrestre pour amener les personnages à s’affranchir de contraintes morales et à libérer leurs désirs. Une frémissante tension dialectique s’instaure dès lors entre ce qui signifie ostensiblement la matérialité du monde bourgeois et cet élément transcendant éthéré — le Garçon — qui le mine de l’intérieur.

Théorème
Théorème, Amine Adjina et Émilie Prévosteau © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

      L’action de la pièce suit en effet cette pente tragique qui la fait glisser d’un certain réalisme apparent lors de l’arrivée de la famille à la maison de la Grand-Mère vers une suite poétique de scènes subversives intenses en réponse au théorème de la visite libératrice et par-là de l’émergence d’une nouvelle famille explicitement envisagée par le Fils comme « un élargissement où chacun a sa place ». Des moments de lyrisme méditatif célébrant la puissance de la nature comme ceux d’introspections existentielles s’allient délicatement au déroulement épique qui inscrit l’action, ensemble avec plusieurs éléments d’actualité en résonance avec la France d’aujourd’hui, notamment par le truchement du Père lisant des journaux et commentant les élections en cours, dans l’Histoire. Pendant ce temps, la Grand-Mère, Nour, le Père, la Mère, le Fils et la Fille se laissent aller aussi bien à des activités de détente propres aux vacances d’été qu’à une recherche inlassable de l’amour du Garçon. Celui-ci ouvre certes l’action à travers un récit de souvenirs et entraîne à lui seul l’émancipation, le trouble, le vacillement, voire la chute d’autres personnages, mais la mort de la Grand-Mère et l’annonce de celle d’un poète italien homosexuel assassiné sur une plage proche, en référence à la disparition tragique de Pier Paolo Pasolini, ne suscitent moins des réactions contrastées qui leur confèrent une épaisseur psychologique. Intrigante, troublante, happante, l’action se déroule ainsi en suivant un rythme nuancé conditionné par une tension en crescendo entre des scènes collectives et des scènes intimes avec le Garçon.

      Tous les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une sensibilité attachante qui nous intéresse à chacun d’eux. Danièle Lebrun incarne une Grand-Mère alerte, caustique, douée d’un étonnant sens de la répartie, en nous persuadant avec aisance de l’éternelle jeunesse de son personnage. Claïna Clavaron apparaît dans le rôle de la sombre Nour maltraitée par la Grand-Mère : elle lui donne cet air mystérieux qui renferme une profonde souffrance incommunicable. Adrien Simion et Marie Oppert, quant à eux, créent un Fils et une Fille solaires, virevoltants, débordant d’énergie, passionnés avec une maladresse souriante par le cinéma comme par le théâtre, ouverts d’esprit. Coraly Zahonero, dans le rôle de la Mère, adopte une allure en apparence désinvolte, détachée et renfermée, donnant à voir un personnage résigné intérieurement souffrant. Alexandre Pavloff, quant à lui, crée un Père superbe qui réunit tous les clichés typiques d’un bourgeois conservateur aisé : pour ce Père, la rencontre avec le Garçon s’avère dès lors la plus douloureuse, ce dont Alexandre Pavloff nous convainc avec une finesse sidérante. Birane Ba, dans le rôle du Garçon, incarne son personnage avec une légèreté vivifiante et un sourire charmeur dont émane avec conviction son exaltant pouvoir de séduction.

      Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre, mise en scène par Amine Adjina et Émilie Prévosteau, est une création sidérante remarquable par la finesse avec laquelle ils portent à la scène le texte de Pasolini réécrit au regard des spécificités françaises contemporaines, mais aussi par le brillant jeu des Comédiens-Français qui créent des personnages nuancés saisissants.

Comédie-Française : La Mort de Danton

      La Mort de Danton (Dantons Tod, 1835) est une pièce de théâtre du dramaturge allemand Georg Büchner connu en plus pour ses deux autres drames Léonce et Léna (1836) et Woyczek (1837) : Simon Delétang s’en empare dans une nouvelle mise en scène plastique destinée à la Comédie-Française (>). Si au premier abord cette mise en scène se présente comme tout à fait classique, elle ne renvoie pas moins aux spectateurs français une image sidérante de la Révolution appréhendée comme un grand mythe national.

      La Révolution, dès ses premiers jours, enclenche la marche des événements les plus bouleversants dans l’histoire de la France moderne, conduisant aux changements socio-politiques qui transforment profondément la société française. Elle entraîne certes la chute de l’Ancien-Régime et de la monarchie absolue, signant symboliquement la fin des privilèges officiels fondés sur les prérogatives nobiliaires, mais elle ne le fait pas sans verser du sang et sans faucher des milliers de vies au prix d’une lutte idéologique menée au nom de la liberté et de l’égalité brandies avec un despotisme farouche. Les figures qui mènent cette lutte dans ses différentes phases produisent, chemin faisant, des écrits et des discours restés célèbres non sans pour autant susciter de vives polémiques quant à la mise à l’épreuve de leurs idéaux révolutionnaires au regard de nombreux actes sanglants engendrés. Danton, actif à l’aube et au cours de la Révolution dont il ne verra jamais la fin pour avoir été broyé par le système qu’il a lui-même instauré, est l’une des figures les plus emblématiques : son destin a fait l’objet de maints récits controversés qui le hissent au rang de mythes. Georg Büchner, dans sa pièce, s’en saisit avec une touche romantique pour nous livrer un personnage humain en proie à des désillusions politiques.

La Mort de Danton
La Mort de Danton, Comédie-Française 2023 © Christophe Raynaud de Lage

      Le titre du drame, La Mort de Danton, annonce d’emblée la tonalité tragique de la pièce, faisant par-là un clin d’œil manifeste à la tragédie classique française, à ceci près que son action est divisée, non pas en cinq, mais en quatre actes, et qu’elle ne respecte pas les principes de vraisemblance en vigueur à l’âge classique. Cette action, étendue sur les derniers jours de la vie de Danton, repose sur le cheminement épique de ce personnage conduit à l’échafaud aux côtés d’autres révolutionnaires modérés en désaccord avec Robespierre et Saint-Just à la tête des Jacobins triomphants. Répondant au modèle d’un héros romantique plongé dans un profond mal-être, Danton se laisse aller tant à la lassitude et à la jouissance qu’il sombre dans une mélancolie désenchantée révélée à travers des discours sur la mort et la valeur de la vie. Confronté à l’intransigeance de Robespierre, puis à la corruption du Tribunal révolutionnaire, il est aussi amené à revenir sur ses convictions politiques, ses erreurs et son désabusement quant à la cause défendue. Ce qui séduit dès lors dans la construction dramatique de ce personnage historique, c’est cette brèche béante qui le montre livré à des doutes proprement existentiels. Si sa création saisissante par Loïc Corbery rapproche cette figure mythique du public, la mise en scène de Simon Delétang semble pourtant l’en éloigner.

      La scénographie aménage l’espace scénique de façon quasi géométrique à la manière d’une peinture de Jacques-Louis David. Plusieurs scènes, la disposition des personnages et le jeu de clair-obscur semblent en effet nous transporter dans un tableau imaginaire de ce peintre néoclassique. De hauts murs aux cadres gris des pierres de taille ornées de pilastres et arabesques dorés délimitent l’espace avec une apparente symétrie tout en soulignant la hauteur et la profondeur vertigineuses de la scène de laquelle se détache l’action dramatique. Cette symétrie est bousculée par deux entrées situées l’une à l’opposé de l’autre sur un axe diagonal, mais aussi par le mobilier qui réunit symboliquement deux espaces différents qui se font face, à savoir, à jardin, des canapés et des fauteuils bleus qui évoquent, avant de disparaître, le luxe d’un cabinet ou d’un salon du XVIIIe siècle et, à cour, une table et des bancs en bois qui, quant à eux, représentent dans un premier temps ces lieux de rencontre populaires comme la salle de réunion du couvent des Jacobins. Ces éléments scénographiques ainsi que les costumes et les accessoires renferment dès lors l’action dans une époque historique bien reconnaissable et pouvant être observée, de près comme de loin, comme une grande fresque épique mouvante.

 

      L’action scénique se déroule à travers des tableaux colorés aussi bien mis en relief par de délicats effets de clair-obscur picturaux que séparés par de puissants effets sonores qui préfigurent la marche inéluctable de la Révolution vers son autodestruction. Tandis que les personnages cheminent vers cette fin tragique dans un entre-soi historique en renvoyant aux spectateurs une image idéalisée, le grand médaillon de la Méduse de Caravage (Galerie degli Uffizi), incrusté entre la porte du milieu et la fenêtre en arcade en haut du grand mur du fond, nous rappelle certes inlassablement l’issue fatale, mais perce aussi la séparation stricte instaurée entre la scène et la salle. Tandis que les spectateurs semblent confortablement se laisser raconter la grande épopée nationale centrée en l’occurrence sur l’élimination d’un héros révolutionnaire, ce même héros et certains personnages brisent ponctuellement le prétendu quatrième mur pour infléchir la portée de ce déroulement pittoresque aux accents tragiques : ils s’avancent sur le devant de la scène comme pour interpeller les spectateurs pris tacitement pour témoins. Danton vient s’asseoir sur la rampe pour tenir un discours sur la mémoire avant d’être arraché de son prétendu rêve par un violent orage qui le ramène d’un coup dans la fiction. Robespierre, incarné par Clément Hervieu-Léger, quant à lui, s’avance sur le devant de la scène, le regard ostensiblement dirigé vers la salle, pour dénoncer avec véhémence la proposition de Legendre, celle de laisser Danton accusé de trahison s’exprimer devant la Convention. Ces incursions ambiguës tendent à nous faire prendre conscience de la dimension mythique de l’action comme à mettre en relief son interférence possible, quoique symbolique, avec notre époque.

      Dix-sept comédiens s’activent sur scène pour porter sur leurs épaules le poids du récit de la mort de Danton. Loïc Corbery dans le rôle-titre crée un personnage organique en chair et en os qui contraste le plus avec les autres : il nous convainc aisément du déchirement existentiel de Danton en variant avec souplesse ses postures sans jamais perdre cet air de mélancolie qui traduit ce que les romantiques appellent le mal du siècle. Clément Hervieu-Léger crée Robespierre en distinguant deux types d’attitude : celle, d’abord, dont ce personnage le plus controversé de l’Histoire de France s’affuble en public pour soutenir sa réputation de l’incorruptible, et qui consiste en une parfaite maîtrise de soi, mais le comédien ne laisse pas de le montrer fragilisé et hésitant lors de moments intimes. Saint-Just de Guillaume Gallienne paraît en revanche inébranlable dans ses convictions politiques, prêt à tout sacrifier pour défendre l’idéal de pureté de la cause révolutionnaire. Gaël Kamilindi incarne, quant à lui, cet autre personnage emblématique qu’est Camille Desmoulins : il lui donne un air rêveur tout en lui prêtant des mouvements agiles, exprimant ainsi l’ardeur pour laquelle ce journaliste révolutionnaire est réputé. Si ces quatre comédiens créent avec leur soin habituel des personnages individualisés qui affectent le plus les spectateurs, les autres représentent davantage des personnages types pour composer avec élégance des tableaux épiques.

      La Mort de Danton dans la mise en scène de Simon Delétang donnée à la Comédie-Française nous séduit ainsi non seulement par l’excellente maîtrise du jeu de tous les comédiens, mais aussi par ses choix dramaturgiques délicats qui renvoient magistralement, mais non sans une certaine nostalgie, la Révolution à ce qu’elle est devenue pour nous : un grand mythe tragique renfermé désormais dans une histoire terrible lointaine et émaillée d’idéaux fallacieux. Une telle prise de conscience ne manque sans doute pas de produire un élégant effet de vertige à l’image de la scénographie.

Comédie-Française : Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… est une adaptation originale qui résorbe deux petites comédies conçues par Molière à la suite de la polémique déclenchée par le succès éclatant de la création de L’École des femmes en décembre 1662 : la metteuse en scène Julie Deliquet, ensemble avec Julie André et Agathe Peyrard, s’empare de La Critique de L’École des femmes et de L’Impromptu de Versailles en imaginant les circonstances et l’ambiance dans lesquelles la troupe de Molière aurait vécu ce succès fulgurant qui lui attire de nombreux jugements malveillants et qui la conduit dans le même temps à y répondre avec humour. Présentée à l’occasion du 400e anniversaire de Molière à la Comédie-Française (>), Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… ramène ainsi sur scène ces quelques figures historiques dont la vie fait aujourd’hui l’objet de la plus illustre légende théâtrale.

      Le flou qui règne autour de la vie de Jean-Baptiste Poquelin, notamment à cause de la disparition de nombreux documents historiques et des manuscrits de ses pièces, alimente amplement la légende moliéresque. Les biographies de Molière qui existent sont en effet des reconstitutions minutieuses fondées tant sur des documents authentiques parvenus jusqu’à nous que sur des témoignages de tout ordre, parfois bien contradictoires en raison de leur teneur polémique, quand il s’agit des correspondances privées et des écrits de presse. Les zones d’ombre qui persistent et persisteront sont propices à réinventer des épisodes emblématiques de son parcours d’homme de théâtre. Si la tragédie classique, celle de l’époque de Louis XIV, puisait ses sujets essentiellement dans l’histoire et la mythologie gréco-romaines, notre époque reste ouverte à toutes les périodes et cultures : celles du Roi-Soleil sacrées par l’institution scolaire suscitent même un engouement de premier plan. Depuis la sortie de la fresque filmique Molière d’Ariane Mnouchkine (1978), la création de Julie Deliquet s’impose sans doute comme la première qui raconte à son tour la vie de Molière avec cette volonté de rester fidèle aux sources tout en laissant la part belle à l’élaboration des portraits des personnages.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…, mise en scène par Julie Deliquet, Comédie-Française, 2022 © Brigitte Enguérand

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… nous introduit dans la maison de Molière où se réunissent les comédiens de la troupe pour faire le bilan de leurs affaires peu après la réouverture des théâtres habituellement fermés à Pâques. Le triomphe de L’École des femmes les conduit, entre autres, à décider de donner des représentations en série (sans alternance avec d’autres pièces du répertoire) pendant trois mois à venir et de reporter la création ou la reprise d’autres pièces. Cette décision commerciale met le feu aux poudres dans la mesure où elle écarte de la scène Mlle Du Parc, la rivale de Madeleine Béjart au sein de la troupe, et où elle repousse à une date ultérieure la création de rôles tragiques promis à Brécourt qui vient tout juste d’être engagé. Cette situation inédite campe dès lors les comédiens dans un quotidien prosaïque, et tente de dépeindre les relations quasi familiales qu’ils entretiennent entre eux. À ce quotidien se greffent dans le même temps des considérations esthétiques entraînées par des critiques de mauvaise foi que formulent tant les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne que des doctes entichés des « règles de l’art », et que les comédiens de Molière ne manquent pas de gloser pour s’en défendre. De ce débat émerge précisément La Critique de L’École des femmes, si ce n’est cette comédie (juin 1663) qui nourrit des dialogues mis en œuvre dans la première partie. Les comédiens se trouveront par la suite confrontés à l’urgence de répéter une nouvelle pièce promise par Molière au Roi, ce qui donnera lieu à la création de L’Impromptu de Versailles (octobre 1663). C’est en se reposant sur un fond historique et esthétique que Julie Deliquet nous fait pénétrer dans un quotidien tant soit peu ordinaire de la troupe de Molière.

      L’accent mis sur l’invention de ce quotidien historique se reflète amplement dans une scénographie naturaliste conçue conjointement par Éric Ruf et Julie Deliquet : la scène représente l’intérieur d’une maison ancienne à deux étages, assortie de plusieurs entrées qui favorisent les rencontres comme dans une comédie classique. Si le premier étage aérien introduit quelques passages occasionnels ou des regards curieux, l’essentiel de l’action se déroule dans une double pièce située à ras du plateau : un espace cuisine à jardin, figuré grâce à une imposante hotte en pierre qui surmonte une cheminée acculée au mur du fond, voisine avec une grande pièce de vie où les comédiens se retrouvent autour d’une table en bois. De nombreux accessoires choisis avec précision, ensemble avec des costumes et un maquillage d’époque, complètent cet agencement pittoresque tout en nous rappelant inlassablement, avec un sensible effet de réel, l’époque de Molière. Deux grands lustres chandeliers instaurent par ailleurs une atmosphère singulièrement intime dès le milieu de la première partie, quand les comédiens s’appliquent à allumer les bougies (puis à les éteindre) pour passer une soirée commune pendant laquelle ils s’adonnent à cœur joie à de plaisants jeux de rôles fondés sur l’imitation d’un métier, d’un personnage connu ou d’un animal. Rien ne semble ainsi laissé au hasard pour nous persuader que la troupe de Molière ressuscite le temps d’une soirée ordinaire passée à la Comédie-Française, où elle ne joua jamais.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…, mise en scène par Julie Deliquet, Comédie-Française, 2022 © Brigitte Enguérand

      L’action scénique repose sur un équilibre trouvé entre des propos métathéâtraux tenus sur L’École des femmes et la représentation de la vie de la troupe, équilibre si subtil que ces deux plans se fondent dans un ensemble homogène de façon tout à fait naturelle : l’on ne peut affirmer ni que Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… soit une pièce essentiellement métathéâtrale, ni qu’elle se réduise à une peinture anecdotique et pittoresque de l’époque de Molière. Les deux plans s’entremêlent en effet dans une telle tenson dialectique que le spectateur ne cesse de s’interroger tout au long de la représentation sur sa finalité pour se laisser in extremis convaincre que celle-ci tient à de délicates fractures et situations critiques qui conditionnent comme par accident la future création de La Critique de L’École des femmes et de L’Impromptu de Versailles.

      Si cette finalité dialectique n’est enfin perceptible qu’au regard de notre connaissance de l’histoire, elle se confond avec une entraînante action scénique haute en couleur. Deux éléments dramaturgiques, en particulier, atténuent la dimension légendaire et savante de l’action dramatique mise en œuvre pour accentuer poétiquement son caractère à la fois prosaïque et réaliste. D’une part, Molière, incarné par Clément Bresson, se positionne comme un fin observateur et directeur de troupe sans occuper ostensiblement une place dominante : tous les comédiens semblent dès lors indispensables au fonctionnement de leur troupe malgré des désaccords qui les opposent ponctuellement. D’autre part, l’introduction de deux enfants, Jeannot et Angélique, interprétés en alternance par de vrais comédiens enfants, confère à l’action ce je ne sais quoi d’ingénu et de touchant qui lui insuffle quelque chose de gracieux qui se mêle à l’excellence des comédiens réunis par Julie Deliquet.

      Tandis que Florence Viala crée le rôle de Madeleine Béjart, la compagne de Molière interprété par Clément Bresson, on retrouve Adeline d’Hermy dans celui d’Armande, la future femme du dramaturge. Elsa Lepoivre s’empare de la création de Mlle Du Parc, Pauline Clément de celle de Mlle de Brie. Sébastien Pouderoux, quant à lui, incarne le comédien La Grange, qui tient le registre des comptes de la troupe. Serge Bagdassarian et Hervé Pierre complètent cette troupe en tenant respectivement les rôles de Du Croisy et de Brécourt. Tous les comédiens dessinent les caractères de leurs personnages avec élégance en leur donnant une prestance de comédien juste et équilibré. Ils parviennent notamment à distinguer l’humain et le comédien qui entrent dans la création de chacun des personnages dans la mesure où ceux-ci sont amenés à faire du théâtre au cours de l’action. Sans surjouer, ils se laissent aller avec souplesse à un jeu aussi naturel que fougueux, pétillant ou posé selon les situations évoquées.

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… est une création époustouflante par la finesse avec laquelle Julie Deliquet parvient à actualiser sa démarche créatrice pour nous proposer un spectacle extrêmement subtil, réalisé sans emphase et avec une précision d’horloger. Elle fait revivre toute une époque émaillée d’un prosaïsme poétique transcendé par un élégant et délicat jeu propre aux Comédiens-Français.

Comédie-Française (Studio) : On ne sera jamais Alceste

      On ne sera jamais Alceste est une création tirée des cours de Louis Jouvet donnés entre 1939 et 1940, rassemblés dans l’ouvrage Molière et la comédie classique (1965) : Lisa Guez reprend le premier chapitre consacré à la mise en vie du personnage d’Alceste pour le transformer en une répétition captivante présentée au Studio de la Comédie-Française dans une mise en scène savoureuse (>). Dans les trois rôles retenus, ceux de deux comédiens apprentis et de Jouvet, on retrouve Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz.

      Le processus de création d’un personnage de théâtre est une démarche énigmatique soumise aux effets de mode, ce qui se vérifie d’autant plus rapidement dans le cas des personnages classiques. On ne saurait plus les incarner comme à l’époque de Molière ou au XIXe siècle sans désarçonner les spectateurs contemporains, si ce n’est dans une reconstitution historique revendiquée comme telle, fondée sur la reprise des codes de jeu propres à l’âge classique. Mais dans le cas d’Alceste, il ne s’agit pas de la seule « façon de jouer », il s’agit aussi de l’interprétation psychologique et morale de ce personnage conçu par Molière pour sa comédie de caractère comme essentiellement ridicule et ce, malgré toute la critique sociale qu’il véhicule avec pertinence. C’est que sa relecture rousseauiste (La Lettre à D’Alembert, 1758) renverse de fond en comble la dimension comique d’Alceste en l’imposant peu à peu comme une sorte de paria romantique susceptible d’émouvoir à travers un double échec, celui d’un amant injustement éconduit comme celui d’un plaideur sournoisement battu, échec qui le rassure in fine dans sa résolution de se retirer du monde pour vivre à l’écart des hommes. Tout est dès lors à reconsidérer et à réinventer dans la création d’Alceste et par-là même celle du Misanthrope.

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On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      Selon les mots de Jouvet, Alceste échappe à une interprétation définitive figée dans le temps : ses notes représentent dès lors une indéniable source de réflexions qui relèvent autant de la démarche herméneutique qu’elles ne témoignent de la manière de penser le théâtre dans l’entre-deux-guerres. L’entreprise ambitieuse de Jouvet, novatrice pour son époque et restée moderne, inspirée du travail dramaturgique de son maître Jacques Copeau, tient à la création individualisée d’un personnage de théâtre tout en rejetant le faux brillant et les parades gratuites du théâtre de boulevard tiré âprement vers le bas par la promesse du gain. À l’en croire Jouvet, tout repose sur la répétition qui favorise l’appropriation progressive mais fondamentale du caractère d’un personnage : « Dans la répétition, les paroles finissent par convertir les comédiens en ses instruments. » Le défaut qui en ressort d’emblée relève de la volonté d’aller vite en besogne : Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet arrête ainsi rapidement Gilles et Didier venus pour répéter Le Misanthrope en leur demandant de recommencer sans jouer et de ne faire que dire le texte. Il s’agit non seulement de trouver un ton juste et une posture adéquate en interaction avec l’autre, mais aussi et surtout de comprendre les mobiles les plus intimes du personnage mis en vie pour entrer dans sa peau avec conviction.

      C’est précisément ce qui fait l’objet d’On ne sera jamais Alceste de Lisa Guez : la répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope, cruciale pour poser dès le lever du rideau le caractère d’Alceste remonté contre son ami Philinte. La metteuse en scène transforme la scène et la salle du Studio en un amphi accueillant des étudiants de théâtre. Si Gilles David et Didier Sandre font leur entrée en s’installant sur scène et en préparant les accessoires pour la répétition, Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet entre, quant à lui, en descendant l’escalier et en faisant des remarques sur la création des personnages du Misanthrope aux spectateurs curieusement pris pour étudiants. Les lumières ne s’éteignent que peu à peu pour cantonner l’action sur scène, même si les trois comédiens qui se font finalement passer le rôle de Jouvet ne s’empêchent pas de diriger la répétition depuis la salle. Cette interaction implicite produit un saisissant effet de réel d’autant plus jubilatoire que les comédiens apprentis qui s’essaient à créer Alceste et Philinte représentent les trois comédiens eux-mêmes : Gilles, Didier et Michel. À tour de rôle, ils se retrouvent ainsi chacun dans chacun des les trois rôles pour proposer une variété impressionnante de tons et de postures aussi fantasques pour certains qu’intrigants pour d’autres.

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On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      La répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope se transforme rapidement en un laboratoire passionnant d’essais et de propositions qui entraînent autant de commentaires sur l’appropriation psychologique du personnage que de remarques sur la respiration, la diction ou les accessoires. Chaque fois que Jouvet arrête les deux comédiens pour les reprendre sur un parti pris, son reproche les fait paradoxalement aussitôt tomber dans un défaut opposé. Quand, par exemple, Jouvet gronde Didier pour une diction lourde et une mauvaise humeur trop prononcée, le comédien reprend le rôle d’Alceste en le rejouant avec une attitude quasi éplorée. Le jeu affecté et une diction trop artificielle entraînent une remarque sur la volonté de raisonner et l’absence de sentiment, ce qui conduit à un excès de pathos. Du tragique, les comédiens basculent dans le pathétique et ainsi de suite jusqu’à épuiser le répertoire de registres possibles. Si cette variété de tons et de postures nous fait penser à celle ébauchée dans la tirade du nez, Michel ne manquera pas de se revêtir en Cyrano non seulement par facilité parce qu’il y est bon, mais aussi pour exprimer son désarroi et sa frustration à l’égard de l’impossible création d’Alceste. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz se prêtent ainsi brillamment à un jeu entraînant et virtuose pour apporter chacun selon son expérience une touche personnelle aussi bien à cette création foisonnante d’Alcestes qu’à celle de Jouvet et de Philinte. S’ils constatent qu’ils ne seront jamais Alceste, ils nous persuadent au reste qu’ils le sont tous les trois chacun à sa manière.

      On ne sera jamais Alceste, donné au Studio de la Comédie-Française à l’occasion de la saison Molière, est une création pétillante qui entraîne les spectateurs dans l’univers du théâtre en leur livrant de façon ludique la réflexion menée sur la création du personnage le plus problématique du théâtre de Molière. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz nous épatent à travers un jeu virtuose et virevoltant en partageant avec nous leur brillant savoir-faire.

Comédie-Française : Le Misanthrope de Clément Hervieu-Léger

      La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger remonte au printemps 2014 : reprise déjà deux fois, en 2015, puis en 2019, cette création fait son retour sur les planches de la salle Richelieu (>) à l’occasion de la saison Molière lancée début janvier 2022 pour célébrer la naissance du « patron » de la Comédie-Française. Si la distribution a évolué depuis, on retrouve toujours avec le même plaisir Loïc Corbery dans le rôle d’Alceste et Florence Viala dans celui d’Arsinoé. En plus de la brillante interprétation, soutenue par tous les comédiens, la mise en scène intemporelle de Clément Hervieu-Léger renferme d’indéniables qualités dramaturgiques qui en font un chef-d’œuvre.

      Si certaines pièces de Molière semblent davantage ancrées dans l’époque historique de leur composition à cause de leurs sujets propres à la manière de penser le monde à l’âge classique, Le Misanthrope compte sans aucun doute parmi celles qui ont le moins vieilli. Ce qui l’emporte dans son cas, c’est le parcours d’un Alceste désenchanté, prêt à se retirer du « commerce des hommes » pour se mettre à l’abri de l’hypocrisie et de la duplicité omniprésentes, liées à l’exercice mondain de la représentation sociale. Selon le parti pris dramaturgique, Alceste peut paraître comme un personnage parfaitement extravagant à cause de son attachement excessif à la franchise, âprement opposé à tout compromis qui favorise le vivre-ensemble : l’excès peut le rendre ridicule au sein d’une microsociété qui se laisse prendre au jeu pour satisfaire à ses prérogatives. La légèreté féroce des liens sociaux et l’impossibilité de tisser des relations sincères, à l’origine de la profonde désillusion d’Alceste, infléchissent néanmoins la signification métaphysique de son attitude « extravagante ». Il peut dès lors paraître, tel un Sisyphe, voué à lutter désespérément contre la complaisance et la coquetterie qui le font reculer à chaque avancée : au terme de son parcours en cinq actes qui se solde par un cuisant échec, après avoir vainement éprouvé les sentiments de Célimène, mais aussi après avoir perdu son procès évoqué en parallèle, Alceste revient en effet à sa résolution initiale qui le hisse paradoxalement au rang de personnages tragiques modernes. 

Le Misanthrope, mise en scène par Clément Hervieu-Léger, Comédie-Française 2014 © Brigitte Enguérand

      Et c’est la recherche de ce tragique moderne qui nous affecte tant dans la mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Non pas que le comique en soit complètement banni : plusieurs scènes intègrent des éléments grotesques, tels que ces gestes drôlement apprêtés d’Oronte (Serge Bagdassarian) lors de la lecture de son sonnet dérisoire, et entraînent par-là un rire grinçant. Un rire bien grinçant, dans la mesure où ces éléments qui amusent au premier abord le spectateur enfoncent en même temps Alceste dans ses sombres convictions morales qui le persuadent de vouloir vivre à l’écart des hommes. C’est enfin une question d’équilibre dramaturgique trouvé entre un Alceste désenchanté et ces personnages bons-vivants dont la volonté de briller et de plaire les rend tant soit peu « ridicules », à commencer par Célimène et ses prétendants qui ne cessent de stimuler son penchant pour la coquetterie comme pour la médisance fondée sur le brillant du trait d’esprit. De tels propos et gestes ne sauraient pas ne pas provoquer le rire, d’autant plus que le spectateur les attend souvent avec impatience. Mais ce qu’il y a d’excessif dans ces travers est aussi bien atténué par un jeu sérieux et un air de souffrance d’Alceste que par l’instauration d’ambiances singulières qui soulignent l’impasse de ces postures sociales.

      La scénographie et les costumes, quant à eux, transposent l’action dans une époque vaguement proche de la nôtre. Si le costume cravate en toile d’Alceste a quelque chose de suranné qui évoque la mode de la fin du XXe siècle, et si les pantalons et les vestes en velours portés par les deux marquis tirés à quatre épingles inspirent la même impression, les vêtements des personnages féminins, Célimène comme Arsinoé, ou encore Éliante, semblent tout à fait intemporels : un contraste délicat, plus suggéré que nettement prononcé, produit par-là une tension esthétique entre l’ancrage historique de la pièce et son actualité pour nous persuader qu’à quelques années près, l’action aurait pu arriver dans un passé récent. L’aménagement de la scène va dans le même sens en privilégiant des décors et des accessoires dont l’aspect classique verse dans la même ambiguïté temporelle. Ces éléments classiques nous rappellent en effet inlassablement ce qu’on désigne souvent par le terme de « vieille-France » : sans être hors d’usage ni à la mode, ils renvoient à un certain milieu bourgeois qui n’a pas vraiment disparu. La scène représente par ailleurs un lieu de rencontre ambivalent en confondant curieusement l’intérieur du salon de Célimène et le devant de sa maison : un piano installé à jardin contre une haute paroi blanche, entre une porte et une série de trois fenêtres, contraste en effet avec un grand escalier installé à cour et menant à l’appartement de la coquette. L’ensemble situe ainsi l’action dans un entre-deux spatio-temporel efficace quant à l’impression d’intemporalité.

      Clément Hervieu-Léger invente dans le même temps une fascinante action scénique qui confère à la teneur des propos une résonance résolument mélancolique et ce, dès lors que des attitudes « dérisoires » commencent à se mêler à la « tragédie » d’Alceste. Aucun comédien ne bascule pour autant dans l’excès, si ce n’est, à l’exception près, la Célimène d’Adeline d’Hermy qui se laisse aller lors du déjeuner à d’élégants « fous rires » pour relever le mordant des portraits dressés. Les regards et les sourires gênés des deux marquis, interprétés avec un air de noblesse par Clément Hervieu-Léger et Yoann Gasiorowski, contrastent avec cette jovialité gratuite tout en montrant Célimène isolée dans son rôle de coquette courue par distraction. Ce saisissant contraste donne au déjeuner un goût d’autant plus amer et pesant que la compagnie rassemblée autour d’elle ne s’amuse in fine qu’en apparence et au grand dam d’un Alceste désabusé. C’est enfin la création de ce personnage qui instaure une tension tragique dans une ambiance légèrement folâtre amenée par des effets de lumière pittoresques et des bandes sonores apaisantes. Si Loïc Corbery parvient à contenir la virulence des diatribes d’Alceste à un niveau ferme avec justesse, il donne à l’amour de son personnage pour Célimène une dimension passionnée : son Alceste nous affecte précisément par son déchirement métaphysique entraîné par cet amour dévorant et irrationnel pour une femme qui incarne tout ce qu’il « déteste » et dénonce dès son entrée en scène. Il y a quelque chose de charnel dans les gestes perplexes et les inflexions vibrantes de la voix de Loïc Corbery qui crée un personnage doué d’une étonnante sensibilité.

      Si l’action repose essentiellement sur le dire, tous les comédiens se laissent aller à un pétillant jeu scénique pour pallier toute impression d’immobilisme : le spectateur assiste à une représentation dynamique qui allie avec finesse la parole aux gestes et mouvements, amplement révélateurs des dispositions morales et sentimentales des personnages. Aucun temps mort n’enlise ainsi l’action dans une simple diction : « il se passe toujours quelque chose » qui occupe le regard du spectateur, ne serait-ce que ces entrées et sorties des domestiques qui viennent ouvrir les volets ou qui apportent des objets pour préparer la scène du déjeuner. La manipulation des accessoires remplit peu à peu la scène en suivant l’écoulement d’une journée, pour que celle-ci soit progressivement vidée dès le troisième acte. Si Philinte, incarné avec élégance par Éric Génovèse, ne parvient pas à ramener son ami à un compromis, l’arrivée d’Arsinoé précipite Alceste dans sa pression grandissante exercée sur Célimène. Florence Viala crée ce rôle de fausse prude avec assurance tout en montrant ses délicats détours qui trahissent en sourdine sa rancune contre Célimène comme son penchant pour Alceste. Adeline d’Hermy peut dès lors s’abandonner un charmant persiflage pour convaincre la fausse prude de sa mauvaise foi. La comédienne incarne ainsi une Célimène gracieuse et sûre de sa position privilégiée au sein de la société mondaine. Si rien ne semble la déstabiliser pour de vrai, Adeline d’Hermy montre admirablement que sa Célimène assume coûte que coûte ce rôle de coquette à la mode pour ne rien perdre de son avantage social : certains sourires forcés persuadent pourtant les spectateurs que ce rôle n’est pas vécu sans douleur. L’ensemble est ainsi très subtil et entraînant, pensé au moindre détail plus pour suggérer certains états d’âme que pour donner des réponses toutes faites.

      La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger est ainsi pour moi la plus élégante et la plus convaincante mise en scène de cette pièce de Molière que j’aie jamais vue. Et je l’ai vue et revue plusieurs fois depuis sa première création pour être ainsi persuadé de ses qualités esthétiques et dramaturgiques éprouvées par le temps.