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Studio Hébertot : Pôles de Joël Pommerat

      Pôles est une pièce créée par Joël Pommerat en 1995 au théâtre de Montluçon : c’est celle qu’il considère comme son « premier texte artistiquement abouti » et qu’il publie aux éditions Actes Sud (2003). Plus de vingt ans après, Christophe Hatey, apparu en 1995 dans le rôle de Walter, obtient le droit de la recréer, avec la compagnie Air du Verseau (>), et en collaboration avec Florence Marschal, dans une nouvelle mise en scène personnelle, programmée au Studio Hébertot début janvier 2022 (>).

      Énigmatique, l’intrigue de Pôles repose sur une reconstitution fragmentaire d’événements vécus dans un passé lointain qui échappe aux personnages réunis un jour sur un coup de hasard. C’est une de ces pièces conçues autour du travail sur la mémoire et ses défaillances dans un cadre spatio-temporel éclaté en raison de nombreux retours dans le passé qui bouleversent régulièrement le déroulement linéaire d’une action principale étendue sur une année. Ces retours dans le passé sont ordonnés autour d’un événement « horrible », celui d’un prétendu matricide survenu dans des conditions douteuses, jamais tout à fait éclairé. Une dialectique dramatique troublante se dessine ainsi entre un passé douloureux, resté suspendu dans l’impasse d’une enquête manquée, et un présent lourd de ce passé difficile à raconter. L’enjeu d’une mise en scène de Pôles semble d’emblée tenir à l’actualisation scénique de ce rapport inextricable entre les deux moments de l’action.

      Christophe Hatey s’empare de Pôles en interrogeant précisément le lien mystérieux entre le passé et le présent en regard de la grande Histoire, évoquée en sourdine dans certains propos à travers un anniversaire non spécifié qu’il s’agit de commémorer à une année d’intervalle. Pour ce faire, il opte pour la simplicité matérielle du dispositif scénique qui situe la double action de la pièce aussi bien dans une époque intemporelle que dans un lieu imprécis. Inspirée de la pratique scénique de Joël Pommerat, sa scénographie paraît tout aussi dépouillée et symbolique que celle de son maître : deux paravents blancs sont les seuls décors qui servent de cadre aux effets de lumière sur lesquels reposent l’évocation d’ambiances diverses et l’alternance des deux moments de l’action. Aucune scène ne représente ainsi un lieu réaliste mais accentue au contraire le côté onirique, de telle sorte que les personnages donnent de plus en plus l’impression qu’ils sortent de nulle part pour être finalement engloutis dans un noir de transition. Les passages dans l’obscurité renferment en effet chaque scène dans une séquence-tableau autonome, que l’on peut appréhender comme une coupe faite dans la conscience d’Elda, pour l’action principale, ou dans celle d’Alexandre-Maurice, pour les retours dans le passé.

      La première scène, où Elda nous fait part de ses troubles de mémoire, et la deuxième, où elle reçoit dans une ambiance pesante un voisin et son frère Walter accompagné d’Alexandre-Maurice, semblent les plus proches de nous grâce à un éclairage standard qui tire sur le clair. Celles qui suivent sont davantage plongées dans une pénombre bleutée, ce qui est valable notamment pour les retours dans le passé. Cette démarche permet de dérouler dans un premier temps les deux moments de l’action avec fluidité et sans confusion. Une interférence étrange se produit cependant vers le milieu pour confronter, comme dans un éclair, Alexandre-Maurice de maintenant et celui d’alors : c’est sans doute pour insister symboliquement sur le poids de ce passé qui a fait basculer sa vie dans la catastrophe. Une dialectique scénique subtile se met ainsi en place pour instaurer un lien fragile entre le présent d’Elda déroulé de manière linéaire et le passé d’Alexandre-Maurice qui ressurgit de manière intermittente pour tendre un miroir tant soit peu éclairant à l’activité mémorielle manquée.

      Seuls les costumes des personnages et certaines allusions à la grande Histoire permettent de raccorder la double action à notre présent pour bousculer nos certitudes avec une plus grande efficacité. Si l’histoire des Atrides ou celle des Labdacides restent des histoires individuelles partagées dans des récits collectifs et reléguées dans une époque tant soit peu historique, celle d’Alexandre-Maurice qu’Elda Older ne parvient pas à (faire) écrire nous paraît ainsi davantage comme celle de tout un chacun : vouée à disparaître dans des réminiscences qui ne sont que de pâles reflets de ce que les retours dans le passé montrent aux spectateurs avec netteté, à l’exception notable de la scène du matricide plongée dans une atmosphère fantastique hallucinée. Mais la mise en scène de Christophe Hatey institue une ambiguïté scénique qui ne permet pas de savoir avec certitude si ces retours dans le passé doivent se substituer à des récits de souvenirs parcellaires ou s’ils sont destinés aux spectateurs censés reconstituer eux-mêmes les faits à la place des personnages. C’est que le personnage dépositaire de ces souvenirs, Alexandre-Maurice, souffre de troubles de mémoire et, pendant un certain temps, même de mutisme. Et les efforts d’Elda Older pour lui faire écrire son histoire, puis pour l’écrire elle-même à sa place, se soldent par un échec.

      Pièce sur le travail de la mémoire, Pôles pose en même temps le problème de la mémoire de gens ordinaires frappés par un crime contre l’humanité, traité autrefois dans des tragédies d’inspiration antique. Autant l’histoire des rois des Atrides et des Labdacides fait l’objet d’un engouement inépuisable, autant celle des gens ordinaires risque de tomber dans l’oubli en l’absence de scripteur capable de la mettre en lumière. Joël Pommerat cherche à « raconter » des histoires imaginaires de ces gens ordinaires oubliés par la grande Histoire pour explorer spectaculairement leur désarroi. La mise en scène de Christophe Hatey va pleinement dans ce sens tout en plongeant l’action dans un univers inquiétant qui interroge notre rapport tant au présent qu’au réel.

      Ce qui frappe dans la mise en scène de Christophe Hatey, c’est l’efficacité angoissante avec laquelle elle maintient l’action dans une ambiguïté spatio-temporelle. Celle-ci transpose en effet le récit introducteur d’Elda Older et l’activité mémorielle qu’il déclenche dans un univers étrange de contes : non pas dans celui de contes de fées qui campe l’action avec sécurité dans un passé imaginaire, mais dans celui de contes pour adultes qui fonde un lien équivoque avec notre époque pour remuer nos sensibilités. L’histoire du prétendu matricide d’Alexandre-Maurice qui constitue le noyau épique de Pôles nous affecte par son caractère horrible. Celle de l’activité mémorielle défaillante d’Elda Older qui l’enchâsse nous perturbe par son extension possible à l’ensemble des hommes. Si Pôles de Joël Pommerat nous raconte ainsi le traumatisme de cette activité mémorielle défaillante sur le cas précis d’une fracture émotionnelle impensable, la mise en scène de Christophe Hatey réussit à nous faire ressentir ses retentissements dans une expérience théâtrale singulière. Dans cette aventure scénique, il est parfaitement servi par les comédiens de sa troupe qui créent avec conviction des personnages étourdissants. 

Joël Pommerat : Le Petit Chaperon rouge

      Le Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat est une réécriture théâtrale du célèbre conte inscrit depuis des siècles dans la mémoire culturelle. Et cette réécriture est loin d’être la première en date : après Gripari ou Grumberg, le metteur en scène, devenu mythique en l’espace de quelques années, vient en 2004 avec sa propre version créée par la compagnie Louis Brouillard au Théâtre Brétigny. Depuis lors, son Petit Chaperon rouge ne cesse de sillonner la France pour être joué et rejoué avec un succès durable. Cette fois-ci, il a été remis à l’affiche par le Théâtre-de-la-Ville au Théâtre-Paris-Villette. Et c’est toujours fascinant de redécouvrir cette création et de faire une sorte d’archéologie dans les recherches de Joël Pommerat.

      L’acte de réécriture ou d’adaptation pour le théâtre est un acte de toute époque. Si ce sont généralement l’histoire et la mythologie qui font l’objet de cette démarche, c’est moins le cas des contes, destinés aux enfants et considérés par-là comme pas assez sérieux pour intéresser les adultes lors d’une sortie au théâtre. Un conte philosophique suscite au reste lui aussi la même dévalorisation et la même méfiance au regard des invraisemblances qu’il concentre copieusement pour diffuser des idées et semer des polémiques sur un mode détourné. Cette dévalorisation des contes écrits est liée aux enjeux esthétiques de leur apparition dans les années 1690, lorsque leur mode fut lancée par le succès de ceux de Mme d’Aulnoy. S’ils ont été sauvés du discrédit qui les frappait, c’est parce qu’ils ont trouvé une débouchée idéale dans un public enfantin en raison de leur prétendue dimension didactique soulignée dans plusieurs préfaces d’auteur. Qu’il s’agisse enfin de contes entièrement inventés ou de récits traditionnels transmis par la voie orale et mis en écrit à un moment donné, les mécanismes narratifs sur lesquels ils reposent interrogent avec la même acuité notre rapport ambigu à l’autre et à la différence. C’est le caractère anthropologique de ce rapport qui se trouve au cœur de l’acte de réécriture en plus des questions dramaturgiques liées à la représentation théâtrale.

      Comme ceux qui s’y sont prêtés avant lui, Joël Pommerat réécrit un conte ancien en le modernisant pour intégrer à sa trame narrative des hantises de la société contemporaine. Sans dénaturer le conte originel ou ce qui passe pour tel selon la version retenue (en général celle de Perrault ou celle des frères Grimm), il modifie la situation sociale des personnages en imaginant que le Petit Chaperon rouge vit avec sa mère dans une famille monoparentale sans mentionner l’absence du père : et comme la mère travaille beaucoup, la fille se retrouve souvent seule de la même manière que la grand-mère qui, délaissée, habite loin de chez elles. Ce faisant, Joël Pommerat introduit dans le conte des clins d’œil faits aux préoccupations existentielles de la société occidentale du début du XXIe siècle : l’émancipation et la solitude. Sans aucun parti pris sociologique, il redessine ainsi les conditions dans lesquelles évolue l’histoire du Petit Chaperon rouge en proie au désir d’agir comme les adultes et exposé en même temps à des dangers qui nous rappellent subrepticement ceux des enfants de notre époque. La rencontre avec le loup, sans les exacerber, figure ensuite ces dangers de façon allusive. La réécriture du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat nous tend un miroir magique pour nous parler de nous-mêmes, en demi-teinte et de façon énigmatique, à travers des suggestions feutrées.

Joël Pommerat évoque les motifs qui l’ont conduit à créer Le Petit Chaperon rouge.

     La scénographie et les lumières prolongent magnifiquement cet effet de mystère inscrit dans l’histoire. L’aménagement de l’espace se distingue par sa nudité plongée dans une semi-obscurité angoissante. Seules deux chaises qui se font face au milieu de la scène constituent des éléments de décor qui réfèrent à notre monde, pour suggérer sans doute l’idée que l’action débute dans la maison de la mère du Petit Chaperon rouge et que la petite fille y reste souvent seule. Mais ce n’est qu’une impression vague qui nous traverse l’esprit au regard des propos du narrateur et des scènes mimées en parallèle. Et le spectateur s’en contente sans la questionner davantage en sachant que l’action portée sous ses yeux est le fruit de l’imagination et de sa matérialisation sublimée dans des tableaux qu’il peut croire sortis d’une lampe à histoires. Cette imprécision spatio-temporelle relève du fait que les contes se situent dans un passé imaginaire, dont l’indice par excellence est la formule d’amorce « il était une fois ». La nudité du plateau et la semi-obscurité maintenue tout au long de la représentation s’imposent comme la traduction matérielle de ce surgissement inexplicable de l’univers merveilleux sur scène afin de réactiver des fantasmes des spectateurs. Sans chercher à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, l’action scénique se présente ainsi comme éminemment théâtrale.

Joël Pommerat, Le Petit Chaperon rouge © Philippe Carbonneaux

      Cette théâtralité se manifeste d’abord à travers la mise en voix du récit pris en charge par un narrateur vêtu d’un costume-cravate contemporain, fait dans des couleurs grises. Pendant ce temps, Le Petit Chaperon rouge, rejoint par sa mère peu après l’exposition de sa situation, se laisse aller à un jeu de mime pour illustrer les propos énoncés. Quand par exemple le narrateur évoque le jeu préféré de la petite fille qui aime que sa mère joue à « lui faire monstrueusement peur », celle-ci se penche grandement en avant en baissant ses bras tendus jusqu’au sol. Deux plans d’une action scénique coexistent ainsi pour se compléter en se concurrençant : le narrateur ne cesse de se déplacer et de regarder même certaines scènes mimées à l’aide de mouvements et gestes expressifs, parfois volontairement exagérés. Cette double action est relevée par des sons à caractère figuratif, comme ce bruit de pas en talon aiguille de la mère affairée ou ce gazouillement que l’on entend au moment du départ du Petit Chaperon rouge. Le jeu figuratif de la petite fille et de sa mère se trouve peu à peu comme propulsé vers les spectateurs jusqu’à la rencontre clé avec le loup lors de laquelle le narrateur se retire pour laisser parler les personnages. Tout est théâtralisé de telle sorte que l’action scénique s’impose à notre esprit avec une plus grande authenticité dans la mesure où elle semble commandée par le narrateur qui sert d’intermédiaire entre les spectateurs assis dans la salle et le monde imaginaire amené sur scène grâce à son récit.

Joël Pommerat, Le Petit Chaperon rouge © Elisabeth Carecchi

      L’effet produit sur les spectateurs est prodigieux, mêlé d’enchantement, d’étonnement, de compassion et de frayeur. Si ceux-ci peuvent, au premier abord, se sentir déboussolés par la présence du narrateur et par l’ampleur de ses prises de parole, ils se laissent progressivement séduire par la beauté des tableaux dont ils n’aperçoivent parfois que des contours flous, ce qui stimule d’autant plus leur imagination. Plusieurs mouvements et gestes semblent évoquer directement leur monde de références, tandis que l’action scénique des personnages ne lui en offre que des reflets grâce à un subtil jeu de lumière, le plus souvent concrétisé au sol. Un joli tapis de fleur obtenu par l’éclairage s’étend ainsi sur le plateau lors de la scène du flan et lors de celle du départ du Petit Chaperon rouge, ce qui se traduit par une redoutable impression de satisfaction par rapport à ce qui l’attend. La plus spectaculaire et la plus fascinante est l’apparition du loup, dont on distingue à peine les traits. L’éclairage au sol, sous forme d’une longue file de lumière dirigée vers la petite fille, a pour effet que le loup reste voilé dans une semi-obscurité énigmatique en passant, selon les propos du narrateur et la fascination de la petite fille, pour quelque chose de beau. C’est dans cette scène que la frayeur, au regard de l’action à venir, se mêle curieusement à l’enchantement produit par la féerie du tableau.

      L’adaptation du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat est donc une incontestable réussite dramaturgique : il n’est pas seulement question de l’histoire et de son remaniement, il s’agit aussi et surtout de l’esthétique théâtrale mise en œuvre par le metteur en scène pour rendre cette histoire à son public, que celui-ci soit enfantin et adulte. Cette esthétique théâtrale, éprouvée dans Le Petit Chaperon rouge, traverse tout son œuvre reçu avec un enthousiasme grandissant. La reprise de ce conte n’en est ainsi qu’une sublime étape qui s’est soldée par des spectacles époustouflants.

Joël Pommerat : Pinocchio

      Pinocchio est une réécriture du conte éponyme de Carlo Collodi par Joël Pommerat, créée à Odéon-Théâtre de l’Europe (>), il y a déjà plus de dix ans, le 8 mars 2008. La plate-forme theatre-contemporain.net a récemment mis en ligne la captation de cette création.

      L’histoire de Pinocchio fait partie du patrimoine culturel que l’on découvre dès le plus jeune âge. Tous connaissent l’histoire comique de ce jeune garçon-marionnette qui fait maladroitement l’apprentissage de la vie à travers les mensonges qui le conduisent d’aventure en aventure, de catastrophe en catastrophe ou d’épreuve en épreuve jusqu’à sa métamorphose finale en un véritable garçon en chair et en os. C’est de cette histoire rocambolesque que s’est emparé Joël Pommerat avec son adresse habituelle pour la transposer à la scène. Il faut sans doute de l’audace pour oser reprendre un conte aussi connu et pour en proposer une réécriture personnelle et ce, d’autant plus pour un dramaturge et metteur en scène renommé. Une simple transformation d’un texte narratif en un texte dramatique ne peut renfermer qu’un mince intérêt pédagogique, risquant de passer inaperçue et d’être répertoriée parmi d’autres réécritures dont l’abondance met plus en valeur la richesse intrinsèque de l’œuvre originelle que la valeur littéraire de la nouvelle. Le travail de Joël Pommerat ne se réduit bien sûr pas à une telle platitude. Il explore, au contraire, à travers l’histoire de Pinocchio, les possibilités esthétiques de l’écriture scénique contemporaine. Il s’aventure, avec le célèbre pantin au nez qui s’allonge à chaque nouveau mensonge, sur une pente dramaturgique originale dans l’esprit de sa première réécriture de conte, Le Petit Chaperon rouge, qui avait déjà marqué un grand succès auprès du public et de la critique. Pour en juger, il faut évoquer conjointement l’écriture dramatique et l’écriture scénique qui vont de pair dans l’émergence de chaque nouvelle pièce de Pommerat (cf. l’écriture de plateau). La mise en scène, fascinante, qui en résulte attire l’attention par sa dimension « spectaculaire » qui n’est pas sans conséquence sur la réception de l’œuvre et la perception de la réalité.

      Au lever du rideau, la scène s’ouvre sur le plateau qui ressemble à une arène de cirque suggérée par un simple éclairage en rond, marqué au sol, devant le rideau clair sur lequel se profilent des ombres et derrière lequel on perçoit aussitôt des êtres mystérieux. Toute l’action de Pinocchio se déroule dans un cadre à une théâtralité exacerbée. Le déroulement du « spectacle » tient à une succession plus ou moins rapide de scènes juxtaposées les unes après les autres, régies par la baguette du présentateur qui ouvre et accompagne ce « spectacle » de sorte que le spectateur ne le perdra pas de vue. Des rideaux se succèdent à d’autres rideaux toujours dans la même tonalité qui, au niveau de l’éclairage, instaure le contraste entre le noir sombre dominant et les couleurs ocres ou claies qui laissent apparaître les personnages comme des fantômes sortis d’un univers singulier mais familier pour le spectateur. Ces choix matériels amènent une ambiance d’étrangeté qui persiste jusqu’à la fin de la représentation et ce, même pendant les scènes susceptibles de susciter le rire.

      L’organisation du « spectacle » repose sur les épaules du présentateur-régisseur, incarné par Pierre-Yves Chapalain dont la voix grave lui confère un caractère à la fois sérieux et troublant. Vêtu d’un pantalon brun en laine, le torse nu, la tête rasée, un corps légèrement vieilli, Pierre-Yves Chapalain crée un personnage qui établit le contact direct avec les spectateurs auxquels il s’adresse explicitement au micro pour leur « raconter » sa propre histoire. Il laisse d’emblée entendre que Pinocchio, c’était lui-même il y a longtemps déjà, ce qui semble justifier son rôle singulier au sein de l’action scénique. C’est ainsi que le « spectacle » mêle finement le récit et les épisodes clés de l’histoire. Le présentateur-régisseur s’impose comme l’élément qui relie les différents fragments étalés sur un axe temporel étendu en une unité organique. Il ne s’agit pas seulement pour lui de faire avancer l’action dramatique ou de résumer ce qui serait fastidieux de montrer sur scène. Ses interventions régulières confèrent par ricochet à l’action une forte dose de véracité et une dimension troublante.

“Pinocchio de Joël Pommerat, Théâtre de l’Odéon, Cie Louis Brouillard, 2008

      S’il n’y a aucun doute sur le caractère entièrement fictif de l’histoire du pantin taillé dans le bois qui finira par se métamorphoser en être humain, la monstration des artifices du théâtre entraîne un étrange effet de retournement de l’illusion théâtrale. Dans sa première intervention, le présentateur-régisseur insiste sur l’importance de « ne jamais mentir », de « jamais dévier de la vérité ». Il rappelle de plus au spectateur qu’il se trouve dans une salle de théâtre et qu’il lui raconte, selon ses propres mots, une « histoire extraordinaire et véridique à la fois ». Ce refus explicite d’une mise en scène naturaliste qui cherche traditionnellement à enfermer le spectateur dans l’illusion de la vérité de l’action représentée a pour conséquence que l’action scénique ou le jeu qui la déploie n’est perçue que comme du théâtre et par-là comme véritable. Le metteur en scène peut dès lors se laisser aller à l’utilisation libre de toute convention propre au jeu théâtral. Le comédien déguisé en Pinocchio ne paraît ainsi ni plus ni moins vrai qu’un comédien déguisé qui interprète un personnage de pure fantaisie. L’homme âgé, Gepetto dans le conte de Collodi, fait semblant de tailler le bois aux cris stridents de Pinocchio naissant et au son enregistré de la tronçonneuse sans aucune suspicion de mensonge. Les figurines nues aux têtes sans yeux et sans bouche sont disposées sur les bancs d’une salle de classe imaginaire pour suggérer l’univers de l’école parce que la vérité s’est déplacée de l’action fictive dans le jeu qui représente cette action. Ce qui change donc ici, c’est le rapport du spectateur au réel qui est véritablement réel : personne ne croit une seconde que l’action fictive puisse l’être, alors que le jeu lui-même l’est avec évidence.

      Ce qui est surprenant dans cette création de Pinocchio, c’est d’autre part le fait que les scènes que l’on pourrait trouver drôles ne le sont finalement pas et que l’on n’est moins amusé qu’ému par l’histoire du pantin ou celle, en réalité, du présentateur-régisseur qui n’arrête pas de nous parler. Pourquoi ne rit-on pas quand Pinocchio réclame à manger à son père avec une insolence désinvolte ? ou quand il se fait drôlement attraper, deux fois même, par les escrocs ? ou quand le mauvais élève brave effrontément le maître d’école ? ou quand lui et Pinocchio se réveillent avec des oreilles d’âne ? Ce rire châtré doit tenir à l’effet de cette tonalité grotesque qui mélange certes le comique et l’étrange mais qui tire à l’émotion eu égard à la souffrance exprimée par la voix grave du présentateur-régisseur engagé à raconter une « histoire véridique », celle de ses errements qui l’ont conduit à éprouver la douleur malgré l’arrogance avec laquelle Pinocchio a l’air d’assumer ses actes jusqu’au moment où il promet à la Fée de changer. C’est aussi que certains de ces errements vont peut-être jusqu’à tendre un miroir déformant à l’expérience propre du spectateur : qui n’a jamais eu honte de se retrouver sans argent ? qui n’a jamais répondu au maître ? qui ne s’est jamais fait bêtement arnaquer ? … vous aussi ?

      Pour résumer l’effet produit par cette création de Pinocchio par Joël Pommerat, il s’impose le terme discrètement glissé au début de notre article : fascinante ! On ne pourra jamais assez insister sur la beauté du spectacle de même que sur la portée humaine de l’histoire « racontée ».

Entrée libre : la présentation de Pinocchio de Joël Pommerat

Joël Pommerat : Contes et légendes

      La pièce Contes et légendes était une création très attendue de Joël Pommerat et de sa troupe Compagnie Louis Brouillard. Sa première a eu lieu le 5 novembre 2019 à La Coursive Scène Nationale de La Rochelle (>). La pièce est depuis jouée un peu partout en France.

      Avec Joël Pommerat et sa façon de faire du théâtre, on a pris l’habitude d’assister aux créations d’une grande qualité tant au niveau du traitement de l’histoire que sur le plan scénique. Avec Contes et légendes, le spectateur ne risque pas d’être déçu. L’univers créé par Pommerat l’emporte dans des situations étrangement réelles qui interrogent son rapport au monde, celui du futur marqué par l’exploitation sociale des robots humanoïdes mais présenté comme pleinement assumé par les personnages. On reconnaît dans cette nouvelle pièce la démarche créatrice adoptée déjà dans Cet enfant ou La Réunification des deux Corées : une action constituée de plusieurs fragments qui, par leur brièveté, font ressortir brutalement des tensions parmi les hommes absorbés dans leur vie quotidienne tout à fait banale. Cette banalité au premier abord rassurante est cependant une source de troubles renaissants : ce n’est pas que l’action se confonde avec la réalité, c’est qu’elle est envisagée avec une vraisemblance inquiétante.

      Les deux mots génériques du titre renvoient certes au registre merveilleux qui se caractérise, entre autres, par l’acceptation de la magie qui fait partie intégrante de la vie des personnages. Mais la présence de la magie dans Contes et légendes tient à l’insertion des êtres artificiels dans la société où ces « personnes » remplissent différentes fonctions pour suppléer aux manquements des hommes. Selon les mots de la présentatrice qui explique leur fonctionnement au début de l’action lors d’une émission télévisée jouée sur le plateau, les robots doivent avant tout accompagner les enfants dans leur scolarité. L’objectif de la robotisation semble avoir, à son origine, des enjeux pédagogiques et éducatifs, ce qui représente le leitmotiv de la majorité des scènes. L’action montre ainsi comment les hommes vivent avec ces robots intégrés à leur quotidien le plus ordinaire. Si, dans la Cendrillon de Pommerat, la Fée aide la jeune fille à s’émanciper, ce rôle dans Contes et légendes est alors imparti aux robots qui vont jusqu’à entraîner l’attachement affectif des personnages enfants. Certes, ceux-ci prennent en considération que les robots sont programmés pour répondre avec complaisance à leurs besoins affectifs, mais ils ont du mal à s’en séparer quand une telle nécessité se présente, d’où une expérience troublante pour le spectateur et ce, d’autant plus que de telles situations sont terriblement crédibles.

À quoi cette identité artificielle pouvait-elle me confronter et en quoi pouvait-elle éclairer le thème de l’enfance ? Il ne s’agissait pas de travailler sur les dérives de l’intelligence artificielle ou de mettre en scène une enième révolte des machines. Ces thèmes sont estimables mais je cherchais plutôt à faire l’expérience de cette possible coprésence entre une humanité dite “naturelle” et une autre “reconstruite” ou artificielle.
Joël Pommerat, Note d’intention de Contes et légendes, 2019
 

      Ce n’est pas que les robots humanoïdes se confondent, sur le plateau, avec les hommes même si un tel problème se pose dans la première scène pour le jeune homme qui harcèle une fille mais qui cherche d’abord à savoir si cette fille est une femme de chair humaine. On distingue sans ambiguïté les robots interprétés par les comédiens et ce, à travers un jeu légèrement saccadé, des mouvements prudents et comme calculés, des inflexions légèrement électriques de la voix, mais aussi à travers le maquillage et les costumes qui accentuent l’aspect artificiel. Le problème ne tient donc pas à une étrange symbiose sociale mais aux rapports affectifs que les robots suscitent chez les enfants et aux transformations supposées qu’ils produisent dans la société. Tous les éléments de la mise en scène concourent ainsi à perturber le spectateur dans ses convictions sur les possibles rapports à venir à l’intelligence artificielle.

Joël Pommerat, Contes et légendes, 2019.

      L’espace scénique est très sobre, dépouillé de tout décor réaliste qui serait peu utile à l’action : le plateau sombre accueille quelques pièces d’un mobilier ordinaire qui changent d’une scène à l’autre pour suggérer plusieurs lieux propres aux fragments retenus, si ce ne sont pas les propos des personnages seuls qui en informent indirectement les spectateurs. Conformément aux termes génériques du titre, les lieux dramatiques sont ainsi suffisamment vagues pour être considérés comme universels afin de concentrer le regard du spectateur sur des problèmes d’ordre anthropologique. Les costumes, sans recherche particulière mais variés, contribuent à situer les différentes scènes plus ou moins longues dans l’univers reconnaissable par tout type de spectateur. Mais on décèle, dans certains costumes, quelque chose de démodé, en particulier dans ceux des robots humanoïdes : on se demande soudain si l’action aux accents futuristes n’est pas comme volontairement transposée dans un passé récent, celui des années quatre-vingt-dix par exemple, ce qui a pour conséquence de présenter le futur comme une époque déjà passée. Un tel effet sidérant est conforté à la fin par la reprise de la célèbre chanson de Dalida Mourir sur scène, chantée à l’occasion par un robot pour ses admirateurs enfants submergés par le profil attachant du chanteur. On tombe des nues !

      En deux mots, pour conclure, l’on peut qualifier les Contes et légendes d’absolument remarquables : aller avoir Pommerat est pour nous chaque fois un événement théâtral fort de la saison.