Vermeer et son faussaire est une création conçue et mise en scène par François Barluet, donnée en ce printemps au Théâtre de la Contrescarpe (>). Si le spectacle se présente comme une conférence théâtralisée, il s’agit bel et bien d’une pièce fictive qui convoque sur scène le faussaire Han van Meegeren et un expert en histoire de l’art : ce faisant, ce spectacle repense le rapport au public en supprimant le quatrième mur et en donnant ainsi aux spectateurs l’impression d’assister à une véritable interview avec le peintre-escroc hollandais disparu en 1947.
Comme ces nombreuses créations qui s’emparent d’un personnage historique connu ou méconnu, pris dans le domaine des arts, des lettres et des sciences, Vermeer et son faussaire revient sur l’histoire « fabuleuse » de Han van Meegeren capable d’imiter le style pictural de Vermeer et de faire passer ses propres peintures pour celles de ce peintre emblématique du siècle d’or néerlandais. Cette démarche de vulgarisation plébiscitée par les spectateurs laisse remonter à la lumière toute une série de chapitres et anecdotes alléchants que renferme l’histoire de l’art. Il y a d’une part Johannes Vermeer qui depuis cent cinquante ans suscite un engouement irrésistible de collectionneurs et experts prêts à payer des sommes astronomiques pour posséder un de ses tableaux. Il y a d’autre part un formidable escroc prêt à répondre à cet engouement stimulé par des effets de mode, ce qui est loin d’être évident quand il s’agit de berner les experts les plus renommés avec des faux inédits du XVIIe siècle. Ce pari est pourtant réussi dans le cas de Han van Meegeren parvenu à refiler un faux Vermeer à Hermann Goering en échange de deux cents tableaux saisis par les nazis dans les musées hollandais. Et il y a enfin des spectateurs curieux qui ont envie de savoir et de se faire raconter des histoires vraies qui à une époque ont fait couler l’encre.
Vermeer et son faussaire adopte une forme peu habituelle pour ce genre de créations reposant généralement sur un récit épique cadre dans lequel s’insèrent des scènes montrant les événements les plus importants de celui qui se dévoile en se racontant : la forme d’une conférence théâtralisée, à ceci près que le spectacle ne tient pas à un entretien libre mais qu’il se trouve bel et bien écrit. Il s’agit de mystifier les spectateurs en leur donnant l’impression que les deux comédiens n’ont pas appris leur rôle et que la conférence représente un moment privilégié pour connaître la vérité sur l’affaire de falsification : à travers une rencontre présentée comme authentique avec Han van Meegeren revenu parmi nous comme si de rien n’était. Cette impression est renforcée par un temps prévu aux questions des spectateurs sollicités à la fin du spectacle. Une tension dialectique, quant à sa nature, se trouve ainsi entraînée par une hésitation constante entre une pièce jouée et une conférence spontanée.
Un effet de perméabilité entre la scène et la salle est favorisé par une scénographie frontale qui brise sans ambiguïté le quatrième mur et invite à un dialogue plus ou moins explicite avec le public : deux chaises placées sur les deux côtés de la scène, une table à cour, celle de l’expert, un grand écran sur lequel sont projetées plusieurs photos, et un chevalet avec deux peintures symboliques, L’Astronome de Vermeer et une création de Han van Meegeren. Les deux comédiens, Benoît Gourley dans le rôle du faussaire et François Barluet dans celui de l’expert, incarnent quant à eux leur personnage avec le plus de naturel possible : tandis que le faussaire nous « parle » avec une nonchalance discrète, signe de son humilité et de son désappointement, l’expert quant à lui a l’air d’être à la fois curieux et quelque peu mordant, parfois embarrassé et maladroit. C’est assez singulier dans la mesure où il semble s’être très bien documenté et avoir préparé les diapos comme si on assistait à une véritable conférence. Le spectacle nous semble ainsi tout à fait convaincant.
Vous n’aurez pas la Bretagne est une création originale d’Alain Péron donnée au Théâtre de la Contrescarpe (>) dans une mise en scène captivante de l’auteur. Auteur déjà de J’ai sauvé la France ! L’incroyable destin de Charles VII, Alain Péron puise à nouveau, pour sa troisième pièce de théâtre, dans l’histoire médiévale en amenant cette fois-ci sur scène des figures historiques tant soit peu oubliées mais qui, à leur époque, ont marqué l’histoire de France : en l’occurrence, celle de l’intégration de la Bretagne dans le Royaume de France à la suite de nombreuses péripéties sanglantes.
L’histoire de France est certes une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux dramaturges anciens et modernes, mais rares sont ceux qui se tournent vers ses pages moins emblématiques comme cette période de la fin du XVe siècle qui précède l’arrivée au trône de François Ier (1515) marquée par la rivalité avec Charles Quint et par l’importation en France de la Renaissance italienne, ce qui contribuera au rayonnement international de la France au cours du XVIe siècle. Alain Péron a dès lors le mérite de nous faire redécouvrir des événements peu connus liés aussi bien aux règnes consécutifs de Charles VIII (1483-1498) et de Louis XII (1498-1515) qu’à l’affrontement politique entre Anne de Bretagne et Anne de France, sœur de Charles VIII et régente lors de la minorité de ce dernier, réputée pour avoir préparé le rattachement définitif du duché de Bretagne au Royaume de France. Des tensions personnelles et politiques entre ces quatre figures, unies par des liens de sang comme par des contrats de mariage, font l’objet de la pièce d’Alain Péron Vous n’aurez pas la Bretagne qui parvient à leur donner une certaine épaisseur psychologique favorisée par son passage à la scène.
La rencontre entre Anne de France et Anne de Bretagne se trouve certes au cœur du conflit qui réunit les deux femmes politiques au travers du statut de la Bretagne, mais la seule question bretonne est rapidement dépassée dans la mesure où l’écriture d’Alain Péron donne la primauté au déploiement de quatre récits de vie fragmentés enchevêtres les uns dans les autres. Les quatre personnages sont en effet successivement liés et opposés par des intérêts complexes inextricables, auxquels vient se superposer, de façon ambiguë, la passion amoureuse sans jamais s’imposer comme la véritable force motrice de leurs agissements. L’action de la pièce tient au premier abord à une succession rapide de scènes pittoresques nouées autour d’événements biographiques et historiques capitaux qui permettent de dérouler de façon imagée le récit épique de la période prise pour cadre spatio-temporel. Mais l’intérêt de la pièce est loin d’être platement didactique. Si cette succession épique des scènes courtes qui englobent une histoire de quatre décennies ne semble pas propice au développement des caractères, la création scénique supplée précisément à ce « manque » avec efficacité, et entraîne par-là même une délicate tension dialectique instaurée entre une progression dynamique de l’action sur le plan narratif et une émergence saisissante des portraits vivants des quatre personnages au niveau scénique.
Une scénographique dépouillée sert les passages rapides de scène en scène : un plateau oblong central, recouvert d’un drap blanc, se transforme, selon les besoins de l’action, en lit de noces, lit d’accouchement ou lit de mort, mais aussi en un piédestal muni d’un trône ou un simple banc situé dans un jardin florentin. Les comédiens sont en revanche vêtus de costumes librement inspirés des portraits officiels et des codes vestimentaires de la fin du XVe siècle, ce qui transpose symboliquement l’action à l’époque historique évoquée, mais ce qui donne aussi du poids à la création des personnages campés dans un espace épuré. L’économie faite de personnages épisodiques comme de moyens scéniques convoqués généralement pour constituer des fresques historiques est avec efficacité compensée par un grand écran installé au fond de la scène pour accompagner le déroulement de l’action par la projection d’images symboliques en lien avec les événements relatés, qu’il s’agisse de paysages, statues, vitraux ou peintures. Les bandes musicales qui séparent les différentes scènes et qui reviennent ainsi très régulièrement scander les changements transcendent dans le même temps les choix matériels faits en conférant au spectacle une dimension mystique exaltée : les personnages se présentent dès lors à nous dans des tableaux appréhendés comme des réminiscences fantasmées convoquées pour nous révéler leur histoire bouleversante.
Au travers de nombreuses scènes dramatiques, chacun des personnages a l’occasion de revenir sur son histoire personnelle pour justifier ses positions politiques et de forger par-là une image sensible de son caractère. Si la royauté donne un certain lustre à leur vie, les quatre personnages portent en eux-mêmes un traumatisme poignant qui conditionne fatalement leur fragile bonheur. Les deux femmes semblent éprouvées précisément par leur condition de femme politique. Promise en mariage à plusieurs hommes dès son plus jeune, Anne de Bretagne, incarnée avec une grande noblesse par Mathilde Wislez, se laisse marier avec Charles VIII, puis avec Louis XII : toujours préoccupée par le destin de son duché, elle voit mourir aussi bien son premier mari dont elle finit par s’éprendre comme tous les enfants qu’elle met au monde. Anne de France, créée avec une sensibilité grave et sombre par Ondine Savignac, souffre, quant à elle, de ses ambitions politiques inassouvies, mais aussi de son amour secret pour Louis d’Orléans. Celui-ci est certes sacré Louis XII après la mort de Charles VIII, mais orphelin de père et maltraité par Louis XI, il se retrouve dès son jeune âge ballotté au coeur d’un échiquier politique impitoyable. Charles VIII, devenu roi à l’âge de treize ans et placé sous la tutelle d’Anne de France, est lui aussi profondément marqué par la froideur brutale de Louis XI qui est son propre père. Tandis que le Charles VIII d’Aurélien Boyer ne semble jamais vraiment sortir de son enfance — son parler sans diction et ses grands airs nous en persuadent inlassablement —, le Louis XII de Thomas Maurin nous paraît doué d’un sang-froid résigné, noyé par intermittence dans la débauche. Les quatre comédiens nous permettent ainsi d’apprécier la subtilité sans pathos de la peinture psychologique.
Zola l’infréquentable est une création originale de Didier Caron présentée au Festival d’Avignon OFF 2022 dans une mise en scène classique mais saisissante de l’auteur, programmée en ce pluvieux automne au Théâtre de la Contrescarpe (>). Tant on a été séduit par la dimension sensible et pittoresque de Madame Zola jouée il y a quelques années au Petit-Montparnasse, que l’on est happé par la teneur mordante de Zola l’infréquentable écrite dans une langue élégante du XIXe siècle.
Émile Zola fait partie des grandes figures incontournables de la fin du XIXe siècle, ne serait-ce qu’au regard de son œuvre littéraire, de sa mémorable fresque des Rougon-Macquart composée de vingt romans qui ont consacré le mouvement naturaliste mis en œuvre et porté par Zola lui-même chef de file. Mais au-delà de cette immense œuvre littéraire accueillie favorablement par le grand public, quoiqu’étrillée et qualifiée de « putride » par la critique d’époque, Émile Zola nous intéresse aussi bien par sa vie amoureuse romanesque digne d’une véritable comédie de boulevard que par son engagement politique, notamment dans l’affaire Dreyfus qui a littéralement ébranlé la société fin de siècle de la IIIe République en la divisant brutalement en deux camps irréconciliables. Par ses positions esthétiques et politiques, Émile Zola est rapidement devenu une figure controversée, désavouée et moquée par ses confrères issus d’une bourgeoisie bien-pensante et forts de leur succès immédiat. La pièce de Didier Caron revient précisément sur des polémiques littéraires, sociales et politiques alimentées par des prises de position de Zola qui défend radicalement ses convictions et doit même partir en exil après la parution de son pamphlet retentissant « J’accuse », publié au lendemain de l’acquittement du véritable coupable dans l’affaire Dreyfus, celui du comte Esterhazy.
L’action dramatique proprement dite de Zola l’infréquentable est fondée sur trois grands actes qui opposent Émile Zola et Léon Daudet, un des fils de l’écrivain célèbre Alphonse Daudet, trois ans après la condamnation du capitaine Dreyfus, au moment où Émile Zola commence à s’intéresser à cette affaire. Si les deux hommes se rencontrent dans la maison parisienne d’Alphonse Daudet mourant et qu’Émile Zola refuse fermement de lire un article antisémite haineux de Léon Daudet, leur débat acerbe passe d’abord au crible leurs positions esthétiques diamétralement opposées. L’affaire Dreyfus et l’engagement de Zola pour sa cause ne s’introduisent dans l’action que progressivement pour s’imposer in fine comme le sujet principal des échanges. Les trois brillants dialogues, amplement dramatiques, correspondant aux trois grands moments de la pièce, se voient d’autre part innervés d’une dimension épique qui introduit dans l’action l’écoulement du temps historique. Zola l’infréquentable dépasse dès lors le clinquant des dialogues conflictuels, injurieux malgré toute l’élégance plaisante de tournures caustiques décochées sur un rythme endiablé, en confrontant précisément les deux personnages à des situations éprouvant leurs positions auxquelles aucun des deux n’est prêt à revenir, situations telles que la mort d’Alphonse Daudet, l’acquittement du coupable ou la parution de « J’accuse ». L’action dramatique instaure par-là une puissante tension dialectique entre le dramatique et l’épique, entre un échange stimulé par l’actualité contemporaine et son inscription dans l’Histoire.
Une scénographie pittoresque, conçue par Capucine Grou-Radenez, semble parfaitement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise des changements de lieux rapides tout en nous laissant pénétrer dans le salon de l’un ou de l’autre des deux personnages. Deux fauteuils d’époque et un bureau Second Empire sont placés, et déplacés au cours de l’action, devant une grande paroi mobile représentant de façon symbolique une bibliothèque introduite en référence aux activités littéraires des deux écrivains-journalistes. Tandis qu’au premier acte c’est Émile Zola qui se rend chez les Daudet et qu’il y est retenu par Léon enclin à la gausserie, pressé d’étriller le vieil ami de son père, au second acte c’est Léon qui surprend Émile Zola en train de rédiger une lettre, pour lui annoncer la mort d’Alphonse Daudet. Ces changements de lieux et les déplacements des décors qui les accompagnent permettent de relancer et rendre dynamique le déroulement de l’action avant que celle-ci ne s’enlise dans un échange gratuit de propos blessants. De plus, les courtes scènes encadrant les trois grands actes — au début, deux brefs récits de souvenir situés au cimetière du Père-Lachaise, puis, à la fin, une succession de récits qui évoquent les dernières années d’Émile Zola : sa fuite, son exil, son retour ainsi que sa mort mystérieuse et ses obsèques et ce, devant un décor de rue dépouillé —, ces courtes scènes pittoresques épiques transcendent les échanges dramatiques en crescendo en entraînant adroitement une émotion forte.
L’action scénique repose sur la justesse du ton et des gestes adoptés d’autant plus que sa majeure partie tient aux dialogues lors desquels les deux adversaires cherchent non seulement à atteindre au vif et à se rabaisser l’un l’autre, mais aussi et surtout à convaincre : dans ces conditions, le moindre geste et la moindre hésitation du corps engagent plus qu’ailleurs l’image que le comédien souhaite donner de son personnage. La langue élégante dans laquelle la pièce se trouve rédigée invite dans le même temps à prendre des précautions pour ne pas verser dans la déclamation et à nuancer l’expression pour transposer les états d’âme des deux personnages. Les spectateurs apprécient ainsi la virtuosité avec laquelle les deux comédiens s’emparent de la création d’Émile Zola et de Léon Daudet. Pierre Azéma incarne le premier en lui prêtant un certain air de bonhommie, mais qui ne compromet en rien la détermination farouche de Zola à aller jusqu’au bout de ses convictions. Le comédien déconstruit cependant la réputation d’un Zola vieillissant âprement intraitable tel que le dépeint Léon Daudet à travers ses invectives : il crée malgré tout un Zola sensible et droit dans ses bottes, libéré de toute attitude opportuniste. Bruno Paviot, quant à lui, dans le rôle de Léon Daudet, incarne avec aplomb un adversaire mordant et fougueux, très à l’aise dans la peau d’un journaliste conservateur vindicatif qui baigne dans un opportunisme haineux. Les deux comédiens nous réservent des moments d’autant plus délicats et parfois même désopilants malgré tout que leur jeu enflammé fondé sur des effets de contraste rend les dialogues particulièrement vivants : une nonchalance arrogante de Léon jure d’abord avec une posture crispée d’Émile Zola, mais les deux attitudes du premier acte connaissent une évolution dramatique qui renverse les rapports de force entre un Léon en deuil et un Émile affectueux. Tout est pensé au moindre détail pour le plus grand plaisir du spectateur.
Brillamment écrite, brillamment interprétée, Zola l’infréquentable de Didier Caron est certes une création magnétisante pour tous les amoureux de la littérature, mais elle séduit également ceux qui découvre l’auteur de Nana et du Germinal en leur donnant sans aucun doute l’envie de lire et de creuser davantage ce patrimoine littéraire. Dans l’un ou l’autre des cas, Zola l’infréquentable est un grand moment de théâtre.
Ce monde pourra-t-il changer un jour ? est une pièce de Lucas Andrieu présentée dans une mise en scène émouvante de l’auteur au Théâtre de la Contrescarpe (>). Elle aborde avec perspicacité un sujet délicat qui porte sur le rapport d’un individu tant à ses origines découvertes et vécues avec effarement qu’à l’époque contemporaine dans laquelle celui-ci a du mal à se construire. Lucas Andrieu a confié le rôle de la narratrice Clara à Sandra Duca qui s’empare de la création de sa pièce avec une ferveur poignante.
Ce monde pourra-t-il changer un jour ? s’inscrit dans une réflexion quasi anthropologique menée sur la formation d’un individu fatalement ballotté dans un monde fracturé qu’il subit avant d’oser devenir acteur de son destin. Clara demande d’entrée de jeu aux spectateurs « ce qui nous fait changer », puis s’interroge sur le destin d’Adolf Hitler, sur le destin du bébé Hitler devenu un monstre par la force des événements, ainsi que sur ce qu’aurait été le monde d’avant et d’aujourd’hui, si Hitler avait par exemple été admis à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, et s’il avait été devenu un peintre célèbre. À l’en croire, c’est une question de rencontres fortuites qui entraînent des frustrations durables et engagent ainsi l’individu dans une voie inéluctable vers son émancipation qui peut avoir des conséquences désastreuses, comme le montre précisément le cas de Hitler. S’il est impossible de dénicher un point de bascule précis pour déterminer les causes susceptibles de conduire à l’émergence d’une fracture personnelle irréversible, des interrogations demeurent toujours tant dans le cas de ceux qui ont influé sur l’Histoire du monde que dans le cas de ceux qui en font partie anonymement. Lucas Andrieu, quant à lui, explore de plus près les interrogations existentielles de ces « gens simples » tirés de la vie de tous les jours : ainsi Clara, en quête d’identité, poussée à prendre une décision radicale pour reprendre en main son destin, comme le fit autrefois la grand-mère Rosina qu’elle s’invente pour nous en raconter l’histoire.
La dramaturgie de Ce monde pourra-t-il changer un jour ? est fondée sur la mise en voix d’un double récit de vie à valeur de témoignage qui établit un curieux parallèle entre le présent de Clara et l’histoire de Rosina née en 1904 en Italie. L’action instaure dès lors un rapport dynamique entre la situation bloquée de la narratrice et le récit épique de la prétendue grand-mère éprouvée par des événements de la Grande-Histoire tels que le fascisme italien et le collaborationnisme qui ravage le Sud de la France lors de la Seconde-Guerre mondiale. La fracture intime de Clara repose d’emblée sur le conformisme bourgeois de sa famille : comme ses parents l’ont empêchée de devenir danseuse pour l’obliger à faire des études qu’elle n’aime pas, elle se trouve à 25 ans en échec, et fait le deuil de « son premier regret d’enfant », celui de ne pas avoir pu essayer de réaliser son rêve, peu importe qu’elle y soit parvenue ou non.
Mais il y a eu pire, il y a eu cette découverte effarante liée à ses origines qui engage son identité : c’est pour ça qu’en parallèle elle s’approprie anxieusement l’histoire de Rosina forcée de fuir son Italie natale et de s’installer en France pour échapper aux persécutions des milices mussoliniennes. Rosina est en réalité la grand-mère de Lucas Andrieu hanté par son histoire que le dramaturge prête ainsi à un personnage fictif. Clara s’en empare non seulement pour voir dans ce destin brisé un modèle sublimé par les récits de sa famille, mais aussi pour y puiser l’énergie nécessaire à son émancipation. La petite et la grande Histoire se mêlent ainsi douloureusement à la fiction en interrogeant notre rapport à ces récits de vie des « gens simples » dont le destin nous séduit et qu’on aurait aimé côtoyer dans la vraie vie.
La scène représente un lieu abstrait, rempli de caisses en bois de tailles différentes qui évoquent une situation transitoire : certes, celle de Clara en proie à un désarroi existentiel entraîné par la découverte d’un épisode douloureux de son passé qui constitue pour elle un point de bascule, mais aussi celle de Rosina en fuite qui revient à nous à travers son récit mouvementé. C’est dans ce cadre spatio-temporel instable que Sandra Duca incarne la jeune fille déboussolée et, à travers elle, le personnage de la courageuse grand-mère.
La jeune comédienne distingue les deux personnages non seulement grâce à plusieurs robes différentes, mais aussi grâce à des postures nuancées et des inflexions prononcées de sa voix. Si la création de la jeune fille l’amène à adopter une contenance à la fois décontractée et véhémente pour dénoncer des méfaits cuisants de notre époque, elle crée le personnage de la grand-mère par la mise en voix expressive de récits-témoignages mêlés de dialogues, ce qui la conduit précisément à faire des voix pour laisser entendre plusieurs personnages en même temps. Dans une adresse directe faite aux spectateurs, Sandra Duca met ainsi en vie un personnage fictif qui introduit dans son témoignage celui tiré de la vie réelle, celui qui nous parle par la voix de Clara et qui reste paradoxalement cantonné aux artifices de la scène, comme si ce repassage par la fiction devait faire ressurgir l’histoire de Rosina avec une plus grande intensité. Et il est vrai que cet enchâssement la transcende en tendant un étrange miroir déformant aux souffrances de Clara.
Ce monde pourra-t-il changer un jour ? de Lucas Andrieu fait partie de ces créations qui nous affectent par la force du récit et du témoignage portés sur scène avec émotion : la performance de Sandra Duca leur confère une puissance déchirante qui nous magnétise tant par la teneur polémique des propos que par la prestance vigoureuse de la jeune comédienne.
Le Rêve de Mercier est une pièce originale d’Alain Pastor, présentée dans une mise en scène vibrante de Pascal Vitiello au Théâtre Princesse Grâce de Monaco fin novembre 2021 (>), reprise au Théâtre de la Contrescarpe début janvier 2022 (>). Touché par le sort tragique de Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville (1766-1794), Alain Pastor rend un magnifique hommage à cette princesse monégasque frappée de plein de fouet par la Terreur débordante et dévorante, semée par Robespierre et ses complices.
Dans Le Rêve de Mercier, Alain Pastor évoque l’envers de la noire période de la Révolution française, qui a été autrefois farouchement idéalisée mais que l’on considère aujourd’hui avec une plus grande lucidité. Il en propose une analyse perspicace à travers une confrontation émouvante de deux figures historiques réunies à la faveur d’une rencontre inopinée, entièrement fictive : la princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville, emprisonnée à la suite de plusieurs dénonciations complaisantes, et l’écrivain Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), qui lui aussi se retrouve en prison à cause de son opposition critique à la clique menée par Robespierre.
Alain Pastor s’intéresse de plus près au sort de la princesse dont il retrace l’histoire avec sensibilité : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se trouve en effet dans la dernière charrette envoyée place de la Nation, peu après la chute de Robespierre, pour y être exécutée à l’âge de 27 ans le 27 juillet 1794. La princesse compte ainsi parmi ces innombrables victimes éliminées par un régime révolutionnaire grâce à des procès montés sans pitié, sans pièces à conviction et à l’aide de témoins louches, en raison d’une condition sociale favorable. Mais Le Rêve de Mercier se présente tout d’abord comme une mise en débat virulente des événements historiques les plus emblématiques qui affectent directement les deux prisonniers amenés sur scène. La figure de l’écrivain Louis-Sébastien Mercier, qui, par le truchement de la rencontre fictive avec la princesse, est susceptible de rapporter les derniers moments de sa vie, donne à cet échange dramatique ses lettres de noblesse ainsi qu’une émotion troublante stimulée par la déception de la Révolution basculée dans un excès de violence et par le désir de vivre en paix.
Le Rêve de Mercier mêle de manière originale le temps dramatique et le temps épique dans une perspective dialectique extrêmement subtile : de facture dramatique au sens classique du terme, l’action déroulée dans la cellule de Françoise-Thérèse au cours d’une seule journée, celle qui précède sa sortie de prison et son procès expédié en quelques dizaines de minutes, est en effet rattrapée par le récit de ce procès et de son exécution pour s’inscrire pleinement dans un temps historique. Les moments les plus importants de la vie de la princesse sont certes évoqués dans le débat avec Louis-Sébastien Mercier, dès lors que celui-ci découvre avec étonnement sa condition princière, et lui servent souvent même d’arguments pour se défendre contre les accusations soulevées par l’écrivain, mais l’écoulement du temps historique n’est introduit dans l’action qu’in extremis à travers une série de séquences narratives poignantes qui se succèdent rapidement au dénouement. Cette résolution frappante confère à l’attente angoissée de Françoise-Thérèse une dimension tragique au sens moderne du terme : la princesse, qui aurait pu échapper à son exécution, semble soudain balayée par un inéluctable concours de circonstances et ce, malgré les propos rassurants de l’écrivain vivement touché dans son humanité malgré les divergences politiques qui les opposent.
La scénographie et le travail de mise en scène jouent finement avec la tension tragique obtenue grâce à la dialectique du temps inscrite dans l’action. Une petite fenêtre en bois suspendue sur un fond noir côté jardin nous transporte dans la prétendue cellule de Françoise-Thérèse plongée dans la pénombre. L’austérité de ce type de lieu réputé pour son insalubrité jure avec l’élégance d’un fauteuil Louis XVI flanqué d’une jolie petite table basse claire et d’un paravent blanc, mais aussi avec une magnifique robe à paniers orange portée par la prisonnière. Une table à écrire et une chaise en bois, placées côté cour, contrastent avec ces éléments pittoresques dont la fonction manifeste est ici de signifier le XVIIIe siècle. Tous ces éléments de décor n’ont en fin de compte qu’un rôle symbolique : évoquer un lieu d’emprisonnement et une époque historique avec cette imprécision spatio-temporelle qui situe l’action déroulée dans une réalité scénique concrète métamorphosée, comme par enchantement, en une vision fabuleuse qui s’impose à notre regard avec une plus grande force que ne l’aurait fait une scénographie naturaliste. Le spectateur a ainsi l’impression que la confrontation entre Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville et Louis-Sébastien Mercier gagne en authenticité au mépris du caractère fictif de cette rencontre forgée dans l’esprit du dramaturge. Débarrassée du superflu d’un ancrage matériel artificiel, le sort tragique de la princesse se profile dans un saisissant clair-obscur qui nous transpose dans l’intimité bouleversante de cette prisonnière tenue dans l’attente de sa comparution fatale devant le Tribunal révolutionnaire.
L’action scénique, quant à elle, tient à la mise en espace d’un échange animé entre les deux protagonistes qui ne laissent d’abord rien présager sur le sort tragique de la princesse. Le spectateur trouve Séverine Cojannot, qui l’incarne avec une élégance épatante, assise dans le fauteuil du fond en train de coudre : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se fait surprendre par l’entrée de Louis-Sébastien Mercier qui l’entraîne malgré elle dans une polémique intéressée sur la Révolution, écrivain dont elle n’aurait jamais entendu parler. C’est Patrick Courtois qui s’empare de ce rôle avec la véhémence d’un homme politique acquis aux idées révolutionnaires d’égalité et de justice sociale. Les deux comédiens créent des personnages contrastés que tout semble opposer à l’exception notable de leur désir de retrouver leurs familles.
Patrick Courtois donne à l’écrivain une attitude énergique et passionnée qui correspond certes à ses convictions politiques, mais la fébrilité lisible dans des gestes et mouvements agiles traduit aussi bien sa profonde inquiétude pour sa propre vie que son violent désir de paix et la sympathie éprouvée pour la princesse. Les entrées et les sorties de Mercier relancent l’action tout en stimulant l’inquiétude grandissante de Françoise-Thérèse. Séverine Cojannot l’interprète cependant avec une attitude altière en accord avec les représentations de la morgue aristocratique : un maintien parfait, les bras appuyés contre les paniers, un parler lent et une articulation distinguée, des mouvements et des gestes réfléchis, tout montre que ce personnage est issu de la haute noblesse, avant même que son identité ne soit explicitement révélée. Séverine Cojannot garde cette même attitude tout au long de l’action en la nuançant par un certain trouble à peine maîtrisé qui montre en sourdine la souffrance de la princesse séparée de ses enfants et de son pays d’adoption. A travers ces deux postures diamétralement opposées, les deux personnages paraissent ainsi en proie à une inquiétude existentielle commune tout en émouvant avec délicatesse les spectateurs présents dans la salle.
A l’affiche au Théâtre de la Contrescarpe, Le Rêve de Mercier d’Alain Pastor est une création remarquable qui nous transpose au cœur de la sombre période révolutionnaire. Elle dresse des portraits poignants de deux figures historiques qui interrogent avec acuité notre rapport à ces événements tristement célèbres et à l’origine de notre démocratie tout en posant la question du devenir de l’homme confronté à la violence et à la manipulation. Les deux comédiens nous rassurent cependant que le sentiment d’humanité ne cesse de renaître même à ces moments sans espoir où tout semble perdu.
Allain Pastor évoque la création de sa pièce sur la Princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville.