Les Trois Sœurs

Les Trois Sœurs de Tchekhov

Les Trois Sœurs, mise en scène par Stanislavski, 1901, Théâtre d’Art de Moscou.

     L’histoire des Trois Sœurs de Tchekhov met en scène les déceptions de trois sœurs qui vivent, avec leur frère Andreï, dans une maison de province mais qui rêvent de retourner à Moscou. Olga, Macha et Irina évoluent, chacune, sur le plan sentimental tout en étant confrontées à des questions existentielles : le travail et l’amour en particulier, deux intérêts vitaux qui, en temps normal, aident un être humain à s’accomplir dans la vie mais dont l’absence met à mal son existence. Si Olga, l’aînée, est la seule qui travaille au lever du rideau, elle est loin d’être satisfaite de sa profession, et ne se verra nommée directrice de son lycée qu’à contrecœur. Macha, mariée à un professeur médiocre, et Irina, célibataire, à la recherche d’un emploi, mènent, quant à elles, une existence désœuvrée. Leur frère, enfin, ne réussit pas à obtenir un poste à l’université comme on l’espère : il grossit tout en s’abandonnant progressivement à une vie en couple petite-bourgeoise. L’action des Trois Sœurs montre ainsi quatre destins brisés, éprouvés par deux arrivées troublantes. Celle de Natacha, la fiancée d’Andreï, éloigne peu à peu celui-ci des trois sœurs dont l’union même semble dérangée par cette intrusion négative. L’arrivée du militaire moscovite Verchinine, d’autre part, relance leurs espoirs de partir, d’autant plus qu’elle intervient le jour de l’anniversaire d’Irina et coïncide avec la fin du deuil consécutif à la mort du père. L’accaparement progressif de la maison par Natacha et le départ final de Verchinine signent l’enlisement des Prozorov dans un quotidien monotone et étourdissant. L’appel à travailler paraît, dans de telles conditions, comme le seul remède possible contre l’oisiveté et contre un abandon autodestructeur.

Tchekhov à Olga Knipper : « Mon actrice chérie, exploiteuse de mon âme, pourquoi m’as-tu envoyé ce télégramme ? Tu aurais mieux fait de télégraphier des nouvelles de toi plutôt que d’utiliser un prétexte aussi futile. Alors, Les Trois Sœurs ? À en juger d’après vos lettres, vous dites tous des absurdités invraisemblables. Du bruit au troisième acte… Pourquoi du bruit ? Il y a du bruit seulement au loin, derrière la scène, un bruit sourd, confus, mais ici, sur la scène, tous sont las, ils dorment presque… Si vous abîmez le troisième acte, la pièce est fichue et je me ferai siffler dans mon vieil âge. Dans ses lettres Alekseïev dit beaucoup de bien de toi, Vichnevski aussi. Moi, bien que je ne voie pas, je me joins à ces louanges. Verchinine prononce “ta-ta-ta” comme une question, et toi [dans le rôle de Macha] comme une réponse, et ceci te semble une plaisanterie si originale, que tu prononces ce “ta-tam” avec un sourire moqueur, et tu te mets à rire, mais pas fort, juste un peu. Il ne faut pas avoir la même expression que dans Oncle Vania, tu dois être plus juvénile, plus vivace. Rappelle-toi, tu es une personne à la moquerie facile, mais sévère. Mais, quoi qu’il en soit, j’ai confiance en toi, mon âme, tu es une bonne actrice. » (Lettre du 20 janvier 1901)

Stanislavski : « À la première, la fête d’Irina, au premier acte, eut un immense succès. Il fallut revenir saluer je ne sais combien de fois (l’usage des rappels n’avait pas encore été aboli). Mais à la fin des autres actes et lorsque la pièce se termina, les applaudissements furent si clairsemés que c’est tout juste si nous pûmes revenir saluer une seule fois. Nous eûmes l’impression que le spectacle avait fait fiasco et qu’on n’acceptait ni la pièce ni son interprétation. Il fallut beaucoup de temps pour que l’œuvre de Tchekhov atteigne le spectateur. Actuellement, au point de vue jeu et mise en scène, ce spectacle est considéré comme l’un des meilleurs de notre théâtre. » (Ma Vie dans l’art)

      L’accueil de la pièce, à sa création par Stanislavski au Théâtre d’Art de Moscou (1901), fut mitigé : comme La Mouette, comme Oncle Vania, Les Trois Sœurs n’ont pas suscité l’enthousiasme immédiat d’un public désarçonné par la mise en scène naturaliste qui accentuait la tonalité mélancolique d’une action monotone et, par-là, l’impression d’avoir sous les yeux l’image dérisoire d’une société en décomposition. La pièce a néanmoins réussi à s’imposer, avec La Cerisaie, comme les chefs-d’œuvre de Tchekhov et comme des pièces posant des jalons du théâtre moderne, celui du XXe siècle. Pour être appréciée à sa juste valeur, il lui fallait donc quelque temps. Elle a été introduite en France, en 1929, par Georges Pitoëff, dans une traduction faite ensemble avec sa femme Ludmilla Pitoëff : la première création française des Trois Sœurs a ainsi vu le jour au Théâtre des Arts — l’actuel Théâtre Hébertot. La pièce connaît depuis le début des années 90 une telle fortune scénique que plusieurs créations ont parfois lieu au cours d’une même année.

Quelques mises en scène qui ont fait date…

  • 1901 : Constantin Stanislavski, Théâtre d’Art de Moscou
  • 1966/1968 : Otomar Krejča, Théâtre Za Branou de Prague — la mise en scène est présentée à Paris en 1968 au Théâtre des Nations (pour lire l’article publié dans Le Monde à cette occasion, suivre ce lien)
Les Trois Sœurs de Tchekhov, mise en scène par Otomar Krejca, Théâtre Za Branou, 1966.
  • 1979 : Jean-Paul Roussillon, Comédie-Française (>)
  • 1988 : Peter Stein, Die Schaubühne, mise en scène présentée au Théâtre Nanterre-Amandiers pendant le Festival d’Automne (>)
  • 1994 : Matthias Langhoff, Théâtre de la Ville — pour voir un extrait de la mise en scène et une interview avec Matthias Langhoff, suivre ce lien.
  • 2007 : Stéphane Braunschweig, Théâtre National de Strasbourg, puis Théâtre de la Colline (>)
  • 2010 : Alain Françon, Comédie-Française (>)
  • 2017 : Simone Stone, Odéon-Théâtre de l’Europe (>)

      Contrairement à ce qu’on en dit habituellement au regard de leur impuissance à accéder à une existence pleinement satisfaisante, les personnages des Trois Sœurs de Tchekhov ne manquent pas d’énergie et de passion : ils cherchent activement à changer leur vie. Ce qui les empêche d’y parvenir, c’est généralement un concours de plusieurs circonstances qui relèvent des conditions socio-économiques de la société russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. La plus jeune des trois sœurs qui fête ses vingt ans à l’ouverture de l’action, Irina, formule clairement le vœu d’avoir une vie active tout en dénonçant implicitement la condition de la femme reléguée à un rôle de potiche : « Il vaut mieux être un bœuf ou un simple cheval, pourvu qu’il travaille, plutôt qu’une de ces jeunes femmes qui se lèvent à midi, prennent leur café au lait, puis passent deux heures à faire leur toilette… Oh ! quelle horreur ! J’ai envie de travailler comme on a soif par un jour de chaleur. Et si je ne me lève pas de bonne heure et si je ne me mets pas aussitôt au travail, retirez-moi votre amitié, docteur » (acte I). Malgré sa bonne volonté et ses propos tenus sur le besoin vital de travailler, Irina restera frustrée de ses emplois tout au long de l’action : elle ne cessera pas de les multiplier tout en se plaignant de la fatigue et de l’ennui. Comme elle, les autres personnages rêvent eux aussi d’une autre vie et sont parfois même persuadés d’arriver à renverser le destin : ils ont des velléités de partir et de se reconstruire pour constater à la fin l’échec de leur entreprise. Ils ont le pressentiment d’un grand changement social à venir, favorable à l’amélioration des conditions matérielles et au bonheur des générations futures. Ils se croient, pour la plupart d’entre eux, acteurs mêmes de cette amorce. Pour leur propre vie, ils se résignent néanmoins à travailler de quelque manière afin de combler à la vacuité flagrante de leur quotidien et afin d’amorcer le progrès rêvé dont ils ne verront pas vraiment le fruit. Il s’agit ainsi, dans leur cas, d’une résignation positive douée d’une énergie vitale malgré l’impossibilité d’atteindre dans l’immédiat à ce qu’ils souhaitent pour ceux qui viendront après eux.

      L’action des Trois Sœurs met en scène les personnages en mal de vivre dans le moment présent : ils semblent planer entre l’espoir d’un avenir heureux et le poids du passé dont ils ne savent pas quoi faire. Ils ne parviennent pas à donner du sens à leur actualité historique située, à leurs yeux, à une époque de transition, celle qui articule le passage de l’ancien ordre à un monde nouveau qui reste à construire. Certains ressentent ainsi le besoin existentiel de mettre la main à l’œuvre, mais ils ne savent pas comment s’y prendre et ont du mal à accepter l’idée que leurs efforts pourraient être vains ou même oubliés. La question de mémoire collective se pose tout d’abord au niveau du destin individuel :

OLGA. — Maintenant, moi aussi, je me souviens de vous. Oui, je me souviens.
VERCHININE. — J’ai connu votre maman.
TCHEBOUTYKINE. — Elle était bonne, Dieu ait son âme.
IRINA. — Maman est enterrée à Moscou.
OLGA. — Au cimetière des Nouvelles Sœurs…
MACHA. — Figurez-vous que je commence déjà à oublier son visage. C’est comme ça qu’on ne se souviendra plus de nous. On nous oubliera.
VERCHININE. — Oui. On nous oubliera. C’est notre destin, on ne peut rien y faire. Ce qui nous paraît important, plein de sens et très grave – un jour viendra – où tout cela sera oublié ou paraîtra négligeable. (Un temps.) Mais il est curieux que nous soyons absolument incapables de savoir aujourd’hui ce qui, en fin de compte, passera pour élevé et grave et ce qui semblera pitoyable et ridicule. Est-ce que les découvertes de Copernic ou, disons, de Christophe Colomb n’étaient pas d’abord considérées comme inutiles, risibles, alors que les élucubrations d’un olibrius passaient pour la vérité ? Il se peut que notre vie actuelle que nous acceptons sans mot dire paraisse, avec le temps, étrange, malaisée, déraisonnable, pas assez pure et peut-être même coupable…
TOUZENBACH. — Qui sait ? Il se peut aussi qu’on caractérise notre vie comme élevée et qu’on s’en souvienne avec respect. A présent, il n’y a plus de tortures, plus d’exécutions, plus d’invasions, et pourtant que de souffrances encore!                                     (Acte I)
 

Sans le formuler explicitement, certains personnages des Trois Sœurs semblent vouloir participer aux changements historiques susceptibles de contribuer à la transformation de la société, société russe en l’occurrence. Ils ne sont cependant pas en mesure d’assumer le fait que leur contribution aux progrès sociaux-économiques pourrait se situer à une échelle individuelle quasiment insignifiante. C’est la raison pour laquelle le baron Touzenbach ne parvient qu’avec difficulté, et sans conviction, à se décider à sortir de l’armée et à trouver un travail civil en désaccord avec son statut nobiliaire qui ne lui rapporte plus rien. Comme le constatera Tcheboutykine avant le duel, un baron en plus ou un baron en moins, qu’est-ce que ça change ? Comme Touzenbach, les autres personnages sont conscients que leur investissement personnel et leur existence tout entière risquent de tomber dans l’oubli et qu’ils n’accompliront probablement pas une œuvre qui s’inscrive dans la grande Histoire. Tcheboutykine, désenchanté, joue le rôle d’un paria résigné à l’idée de l’insignifiance totale d’une vie humaine. Pour lui, la vie est un leurre : c’est peut-être à la fin qu’une impression. De ce fait, Les Trois Sœurs de Tchekhov ne représentent pas une pièce à dimension sociale : elles posent avec acuité la question métaphysique du sens d’une existence individuelle et celle d’un rapport général à l’Histoire. Le traitement que Tchekhov réserve à la composition de sa pièce lui donne de plus une telle portée universelle que les interrogations soulevées n’ont pas vieilli de cran.

      La question fondamentale qui intéresse tous les personnages des Trois Sœurs et qui fonctionne en même temps comme un point de convergence est celle du bonheur : comment vivre au présent, ou comment le supporter pour être tant soit peu heureux ? Le génie de Tchekhov tient cependant à ne donner aucune réponse définitive, à camper les personnages dans une situation problématique au creuset de l’Histoire et à confronter leur point de vue dans une sorte de bavardage dérisoire. Dans Les Trois Sœurs, la primauté de “philosopher” sur le bonheur revient nettement à Verchinine, conscient de sa manie de tenir de longs discours et de l’abus qu’il fait de sa facilité de parler : il ne manque pas de s’autocensurer en se moquant gaiement de son éloquence, ce qui neutralise la portée trop appuyée de ses propos susceptibles de passer sans cela pour le point de vue de l’auteur. Par exemple, avant de prononcer son dernier discours sur la dureté de la vie contemporaine et sur la nécessité d’occuper le quotidien par le travail, Verchinine se demande explicitement sur quoi “philosopher” tout en se mettant à rire : pendant qu’il parle, il regarde deux fois sa montre pressé qu’il est de terminer parce qu’il doit rejoindre sa garnison pour partir. La valeur qu’il accorde ainsi à ses propos se voit diminuée par les conditions dégradées dans lesquelles ils sont proférés et reçus : le sérieux du contenu se mêle à la dérision du contexte de production et de réception. L’intervention désinvolte d’autres personnages qui s’opposent en général à Verchinine va dans le sens de cette confrontation fragmentée d’une thèse impossible à vérifier sur le coup.


      A propos des Trois Sœurs de Tchekhov…

Stanislavski : « Pour une raison ou une autre, je sentis soudain la scène que nous étions en train de répéter. Je me retrouvai à l’aise sur les planches ; les personnages de Tchekhov se mirent à vivre. Je compris qu’ils ne se saoulaient pas du tout de leur tristesse mais qu’ils cherchaient au contraire la joie, le rire, le courage, qu’ils voulaient vivre, et non végéter. Je subodorai la vérité, cela me rendit courage et je compris intuitivement ce que j’avais à faire. » (Ma Vie dans l’art)

Stéphane Braunschweig : « Aujourd’hui que j’ai plutôt l’âge de Verchinine, je peux me dire avec lui qu’elles [les trois sœurs] ont vraiment toute la vie devant elles, comme d’ailleurs la plupart des personnages qui les entourent, et que Tchekhov a, en fait, écrit une pièce sur la jeunesse : une jeunesse qui se perçoit sans avenir et échouée dans un monde trop vieux. […] On est sans doute bouleversé en assistant à la vie de plus en plus mortifère des trois sœurs, et aussi de plus en plus angoissé, mais finalement c’est une sorte de colère qui devrait prendre le pas sur l’angoisse et la compassion. » (Théâtre de la Colline, Dossier de presse, 2007)


Comment jouer Les Trois Sœurs ?

Présentation des Trois Sœurs par Simone Stone à Odéon-Théâtre de l’Europe, Entrée libre 2017.

      En plus des adaptions diverses selon les esthétiques, les sensibilités et les expérimentations propres aux metteurs en scène confrontés au théâtre de Tchekhov, Les Trois Sœurs connaissent deux réécritures récentes : Au monde de Joël Pommerat (2004) et Villa Dolorosa de Rebbeka Kricheldorf (>) (2009).


Pour écouter l’émission de FranceCulture sur Les Trois Sœurs de Tchekhov, avec Georges Banu, suivre ce lien.

Pour lire l’interview avec Françoise Morvan à propos de sa traduction des Trois Sœurs, faite ensemble avec André Markowicz, suivre ce lien.