Joël Pommerat : Contes et légendes

      La pièce Contes et légendes était une création très attendue de Joël Pommerat et de sa troupe Compagnie Louis Brouillard. Sa première a eu lieu le 5 novembre 2019 à La Coursive Scène Nationale de La Rochelle (>). La pièce est depuis jouée un peu partout en France.

      Avec Joël Pommerat et sa façon de faire du théâtre, on a pris l’habitude d’assister aux créations d’une grande qualité tant au niveau du traitement de l’histoire que sur le plan scénique. Avec Contes et légendes, le spectateur ne risque pas d’être déçu. L’univers créé par Pommerat l’emporte dans des situations étrangement réelles qui interrogent son rapport au monde, celui du futur marqué par l’exploitation sociale des robots humanoïdes mais présenté comme pleinement assumé par les personnages. On reconnaît dans cette nouvelle pièce la démarche créatrice adoptée déjà dans Cet enfant ou La Réunification des deux Corées : une action constituée de plusieurs fragments qui, par leur brièveté, font ressortir brutalement des tensions parmi les hommes absorbés dans leur vie quotidienne tout à fait banale. Cette banalité au premier abord rassurante est cependant une source de troubles renaissants : ce n’est pas que l’action se confonde avec la réalité, c’est qu’elle est envisagée avec une vraisemblance inquiétante.

      Les deux mots génériques du titre renvoient certes au registre merveilleux qui se caractérise, entre autres, par l’acceptation de la magie qui fait partie intégrante de la vie des personnages. Mais la présence de la magie dans Contes et légendes tient à l’insertion des êtres artificiels dans la société où ces « personnes » remplissent différentes fonctions pour suppléer aux manquements des hommes. Selon les mots de la présentatrice qui explique leur fonctionnement au début de l’action lors d’une émission télévisée jouée sur le plateau, les robots doivent avant tout accompagner les enfants dans leur scolarité. L’objectif de la robotisation semble avoir, à son origine, des enjeux pédagogiques et éducatifs, ce qui représente le leitmotiv de la majorité des scènes. L’action montre ainsi comment les hommes vivent avec ces robots intégrés à leur quotidien le plus ordinaire. Si, dans la Cendrillon de Pommerat, la Fée aide la jeune fille à s’émanciper, ce rôle dans Contes et légendes est alors imparti aux robots qui vont jusqu’à entraîner l’attachement affectif des personnages enfants. Certes, ceux-ci prennent en considération que les robots sont programmés pour répondre avec complaisance à leurs besoins affectifs, mais ils ont du mal à s’en séparer quand une telle nécessité se présente, d’où une expérience troublante pour le spectateur et ce, d’autant plus que de telles situations sont terriblement crédibles.

À quoi cette identité artificielle pouvait-elle me confronter et en quoi pouvait-elle éclairer le thème de l’enfance ? Il ne s’agissait pas de travailler sur les dérives de l’intelligence artificielle ou de mettre en scène une enième révolte des machines. Ces thèmes sont estimables mais je cherchais plutôt à faire l’expérience de cette possible coprésence entre une humanité dite “naturelle” et une autre “reconstruite” ou artificielle.
Joël Pommerat, Note d’intention de Contes et légendes, 2019
 

      Ce n’est pas que les robots humanoïdes se confondent, sur le plateau, avec les hommes même si un tel problème se pose dans la première scène pour le jeune homme qui harcèle une fille mais qui cherche d’abord à savoir si cette fille est une femme de chair humaine. On distingue sans ambiguïté les robots interprétés par les comédiens et ce, à travers un jeu légèrement saccadé, des mouvements prudents et comme calculés, des inflexions légèrement électriques de la voix, mais aussi à travers le maquillage et les costumes qui accentuent l’aspect artificiel. Le problème ne tient donc pas à une étrange symbiose sociale mais aux rapports affectifs que les robots suscitent chez les enfants et aux transformations supposées qu’ils produisent dans la société. Tous les éléments de la mise en scène concourent ainsi à perturber le spectateur dans ses convictions sur les possibles rapports à venir à l’intelligence artificielle.

Joël Pommerat, Contes et légendes, 2019.

      L’espace scénique est très sobre, dépouillé de tout décor réaliste qui serait peu utile à l’action : le plateau sombre accueille quelques pièces d’un mobilier ordinaire qui changent d’une scène à l’autre pour suggérer plusieurs lieux propres aux fragments retenus, si ce ne sont pas les propos des personnages seuls qui en informent indirectement les spectateurs. Conformément aux termes génériques du titre, les lieux dramatiques sont ainsi suffisamment vagues pour être considérés comme universels afin de concentrer le regard du spectateur sur des problèmes d’ordre anthropologique. Les costumes, sans recherche particulière mais variés, contribuent à situer les différentes scènes plus ou moins longues dans l’univers reconnaissable par tout type de spectateur. Mais on décèle, dans certains costumes, quelque chose de démodé, en particulier dans ceux des robots humanoïdes : on se demande soudain si l’action aux accents futuristes n’est pas comme volontairement transposée dans un passé récent, celui des années quatre-vingt-dix par exemple, ce qui a pour conséquence de présenter le futur comme une époque déjà passée. Un tel effet sidérant est conforté à la fin par la reprise de la célèbre chanson de Dalida Mourir sur scène, chantée à l’occasion par un robot pour ses admirateurs enfants submergés par le profil attachant du chanteur. On tombe des nues !

      En deux mots, pour conclure, l’on peut qualifier les Contes et légendes d’absolument remarquables : aller avoir Pommerat est pour nous chaque fois un événement théâtral fort de la saison.