La Femme qui ne vieillissait pas est à l’origine un roman de Grégoire Delacourt sorti en 2018 : adapté pour le théâtre par Françoise Cadol qui s’empare également de la création de son personnage, ce roman transformé en un seul-en-scène poignant a été mis en scène par Tristan Petitgirard à l’occasion du Festival d’Avignon 2020. Repris en 2023, entre autres, au Théâtre Lucernaire et à la Comédie Bastille (>), ce spectacle amplement réussi ne cesse de séduire de nouveaux spectateurs.
Le thème du vieillissement est abordé régulièrement depuis des siècles en raison de l’acuité avec laquelle il nous hante tout en nous affectant dans notre quotidien le plus prosaïque. Rares sont pourtant les créations qui confèrent à ce processus physiologique irréversible une valeur positive avec une telle vibration émotionnelle que La Femme qui ne vieillissait pas portée sur scène par Françoise Cadol. Le vieillissement nous confronte fatalement non seulement à notre propre finitude, mais aussi à notre rapport intime à l’apparence physique et par-là au rapport fondamental à nous-mêmes et aux autres. Il est en effet difficile de vieillir après avoir atteint un certain âge et de l’assumer sans tomber en dépression, sans en être frustré, notamment à partir de cet âge substantiel où l’on sait que notre corps devient de moins en moins attrayant. Grégoire Delacourt inverse un peu les choses en imaginant le quotidien d’une femme confrontée quant à elle au non-vieillissement, ce qui le conduit à présenter ce rapport existentiel négatif à la décrépitude de notre corps et à le montrer sous une autre lumière.
L’histoire de La Femme qui ne vieillissait pas est l’histoire de Betty dont le corps cesse brusquement de vieillir, dans son apparence physique extérieure, à trente ans, et qui conserve ainsi durablement son éternelle fraîcheur de jeune femme, ce qui d’abord la réjouit certes énormément, mais ce qui finit par la mettre dans des situations embarrassantes par rapport à son entourage inexorablement vieillissant, voire par se retourner fâcheusement contre elle. C’est aussi un récit de vie rétrospectif imaginaire, ancré dans la réalité quotidienne contemporaine, mais qui semble à un moment donné basculer tant soit peu dans le fantastique précisément à cause de cet étrange et inexplicable non-vieillissement. Le déroulement rapide de l’action et la manière naturelle dont celle-ci frôle le surnaturel nous rappellent l’univers fantastique des nouvelles de Dino Buzzati : le réel en quelque sorte le plus ordinaire s’y mêle quasi imperceptiblement à ce qui dépasse notre entendement, sans pour autant déréaliser le personnage dont le malaise existentiel bouleverse profondément les spectateurs. Tristan Petitgirard, dans sa mise en scène, intègre cette anormalité dans l’univers réaliste comme quelque chose de possible, comme quelque chose qui n’engendre pas plus qu’un simple étonnement, ce qui le conduit in fine à déplacer la tension dialectique de l’action sur le plan métaphysique.
La scénographie nous transporte dans un atelier photo : l’histoire de Betty, celle du non-vieillissement, repose en effet sur ce moment clé où la jeune trentenaire, mariée et mère d’un fils, accède à la demande d’un photographe, demande de se laisser prendre en photo tous les ans, le jour de son anniversaire, vêtue d’un même chemisier blanc et ce, pour laisser son photographe évaluer le passage du temps sur son visage dans le cadre d’un projet artistique. C’est ainsi que les spectateurs retrouvent Betty dans un espace stylisé évoquant l’univers de la photo : un grand écran blanc tendu au fond de la scène, deux parapluies ouverts de part et d’autre en guise de réflecteurs et un grand banc placé au milieu. Un pupitre à jardin et une table de café avec deux chaises à cour complètent cet espace scénique de manière à faire ressortir d’autres lieux évoqués au cours du récit épique de Betty. Cette élégante scénographie fonctionnelle renvoie ainsi non seulement aux anniversaires du personnage ponctués par une nouvelle séance de photo, mais aussi aux représentations véhiculées par la fabrique de l’image en lien avec l’apparence et la beauté.
L’action scénique tient à la mise en voix du récit de la protagoniste adressé explicitement aux spectateurs : il s’agit, pour Betty, de partager avec eux son expérience douloureuse liée à son état de non-vieillissement et aux conséquences sociales de ce phénomène, de porter un témoignage fort sur un sujet lyrico-métaphysique par excellence, celui de la fuite du temps, et de les amener à repenser leur rapport aux impératifs du « paraître jeune » et de le rester coûte que coûte, impératifs de l’image parfaite relayés inlassablement par les médias, les films contemporains et « l’industrie de la beauté ». Françoise Cadol, quant à elle, se coule dans le corps de son personnage avec un grand naturel, comme si elle racontait sa propre histoire : certes, avec des choix de mise en scène qui l’accompagnent lors de sa présence sur scène, mais avec une telle crédibilité et avec un tel effet d’identification qu’elle nous persuade qu’elle n’est autre que Betty et que son histoire est vraie, ce qui permet de résorber la dimension surnaturelle du non-vieillissement, de conférer au spectacle la valeur de témoignage et d’affecter les spectateurs dans leur sensibilité.
La Femme qui ne vieillissait pas, reprise en cet automne à la Comédie Bastille, est, disons-le avec des mots simples et sincères, un très beau spectacle : s’il nous conduit tout d’abord à une certaine forme d’introspection salutaire, il nous séduit tout aussi par ses qualités artistiques indéniables.