Joël Pommerat : le metteur en scène et son œuvre

      Joël Pommerat est probablement l’homme de théâtre qui a le plus marqué la scène contemporaine. Dramaturge et metteur en scène de ses propres pièces, il renouvelle la création dramatique de manière significative, opérant une fascination sans précédent sur ses spectateurs dont les rangs ne cessent de grandir d’année en année. Ses nouvelles créations ne sont-elles pas attendues comme autrefois celles de Corneille, Molière ou Racine ? et ne revoit-on pas ses pièces qui tiennent l’affiche pendant des mois avec la même frénésie ? ne court-on pas après ses textes dès lors qu’ils sont publiés chez Actes Sud ?… Il y a sans doute quelque chose d’étonnant dans l’émergence et la vie théâtrale de l’œuvre de Joël Pommerat qui rappelle insidieusement l’enthousiasme d’une époque connue de manuels d’histoire littéraire. Insidieusement car cet œuvre singulier dans le paysage dramatique actuel se départit de la tradition par son incontestable originalité.

Entrée libre : un aperçu sélectif sur le travail de Joël Pommerat au moment où il préparait la création de La Réunification des deux Corées.

      Joël Pommerat (1963) se consacre rapidement au théâtre, d’abord comme comédien, ce qui ne semble pas lui convenir, puis comme auteur et metteur en scène. En 1990, il réunit plusieurs comédiens pour fonder La Compagnie Louis-Brouillard dont il devient directeur. En 2003, après plusieurs créations, il leur propose de produire une pièce par an et ce, pendant quarante ans. C’est avec ces mêmes comédiens qui l’accompagnent depuis plusieurs années qu’il développe l’écriture de plateau. Cette collaboration et cette démarche créatrice portent leurs fruits parce que le travail de Joël Pommerat et de sa Compagnie est reconnu aussi bien par le succès auprès du public que par plusieurs prix prestigieux. Les créations remarquées qui conduisent progressivement à cette reconnaissance sont notamment Au monde (Théâtre national de Strasbourg, 2004) et Le Petit Chaperon rouge (Théâtre de Brétigny, 2004). Puis, dès 2006, Cet enfant (Théâtre Paris-Villette) reçoit le Prix de la meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique. Cercles/ Fictions (Théâtre des Bouffes du Nord) obtient, en 2010, le Molière des Compagnies, alors que Joël Pommerat lui-même devient lauréat du Molière de l’auteur francophone vivant en 2011 pour Ma chambre froide (Odéon-Théâtre de l’Europe, Atelier Berthier).

Les créations les plus significatives de Joël Pommerat

  • 1995 — Pôles, Théâtre de Montluçon
  • 2004 — Au monde, Théâtre National de Strasbourg
  • 2004 — Le Petit Chaperon rouge, Théâtre de Brétigny (2017, reprise au Théâtre des Bouffes du Nord >)
  • 2006 — Cet enfant, Théâtre Paris-Villette (2014, reprise au Théâtre des Bouffes du Nord >)
  • 2006 — Les Marchands, Théâtre National de Strasbourg (2013, reprise à l’Odéon-Théâtre de l’Europe >)
  • 2008 — Pinocchio, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier (>)
  • 2008 — Je tremble (1 et 2), Festival d’Avignon, Opéra Grand Avignon (>)
  • 2010 — Cercles/Fictions, Théâtre des Bouffes du Nord (2012, reprise à Odéon-Théâtre de l’Europe >)
  • 2011 — Cendrillon, Théâtre national de la Communauté française – Bruxelles (2013, reprise à Odéon-Théâtre de l’Europe >)
  • 2011 — Ma chambre froide, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier (>)
  • 2011 — La grande et fabuleuse histoire du commerce
  • 2013 — La Réunification des deux Corées, Odéon-Théâtre de l’Europe (>)
  • 2015 — Ça ira (1) : Fin de Louis, Le Théâtre Manège-Mons et Théâtre Nanterre-Amandiers
  • 2019 — Contes et légendes, La Coursive Scène Nationale de la Rochelle (>)

 Les contes : Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio et Cendrillon

      Les contes représentent une source indéniable de remaniement pour des histoires racontées depuis des siècles. Qu’on les reprenne tels quels ou qu’on les adapte à nos archétypes de pensée, ils restent inépuisables parce que leur approche nous tend le miroir de notre conscience de même que de notre inconscient collectif. S’ils ont l’air d’innocentes histoires propres à amuser les enfants, ils renferment une plus profonde vérité sur nous-mêmes que l’on décèle mieux dès lors que l’on oppose des contes d’époques différentes sur le même sujet.

      Parmi les créations de Joël Pommerat, trois pièces semblent prendre une place singulière : les trois contes adaptés au théâtre — Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio et Cendrillon. Il ne s’agit cependant pas d’une simple reprise qui consiste à transformer un texte narratif en un texte dramatique avec éventuellement des clins d’œil comiques à notre époque. On peut avec raison les qualifier de « belles infidèles » compte tenu des changements importants apportés tant sur le plan d’écriture à la mise en forme que sur celui de l’histoire à l’agencement des actions. Ces réécritures dramatiques originales nous parlent plus profondément de nous-mêmes et de notre rapport au réel. Certes, les trois pièces comprennent une part du merveilleux qui les inscrit dans l’univers des contes et qui peut ainsi hâtivement conduire à les classer parmi les œuvres susceptibles d’être destinées aux enfants. Mais leurs histoires et leurs personnages sont moins stylisés qu’il en est habituellement dans ce genre de récits. Les personnages se trouvent loin d’être enfermés dans un monde manichéen ramenant tout problème à la lutte entre le bien et le mal qui se solde en plus par un dénouement platement heureux. Leurs personnalités dramatiques et leurs actes posent au contraire des problèmes humains fondamentaux qui ne sont pas entièrement résolus à la fin de la représentation/ lecture : ils sont posés et exposés à l’attention du spectateur/lecteur pour être révélés et médités sans apporter quelconque avis (moral) tranché. Schématiquement, le spectateur/lecteur est confronté, d’une pièce à l’autre, au problème de la solitude dans Le Petit Chaperon rouge, à ceux de l’apprentissage de la vie dans Pinocchio et du renfermement dans Cendrillon sans que l’un soit exclusif à un conte précis. De plus, tous les personnages principaux et parfois même secondaires font l’expérience de la peur dans un sens existentiel : la peur de la vérité refoulée sur soi, de s’assumer tel quel ou d’assumer sa condition (humaine). C’est ainsi que ces réécritures nous révèlent une part de nos fantasmes propres au mystère de la psyché se retrouvant soudain à fleur de la conscience.

Une dramaturgie de fragments

      L’écriture de Joël Pommerat est fondée sur une dramaturgie de fragments : le texte final d’une grande partie de ses pièces repose sur la juxtaposition d’une ou plusieurs histoires fragmentées sur le plan spatio-temporel. Les scènes ne sont pas liées comme dans le théâtre classique par les entrées ou les sorties des personnages, elles constituent davantage des tableaux qui se succèdent rapidement les uns aux autres. Chaque pièce reste cependant spécifique dans la mesure où Joël Pommerat ne reproduit pas systématiquement la même formule. Celle-ci varie selon le projet esthétique retenu et selon le questionnement que propose le sujet exploré. Toutes les pièces ont cependant en commun de fragmenter la linéarité spatio-temporelle d’une ou plusieurs histoires. On le voit d’emblée dans la réécriture (très libre) des Trois sœurs qui est propre au théâtre contemporain : alors que la pièce de Tchekhov est composée de quatre actes subdivisés en plusieurs scènes liées, Au monde de Joël Pommerat comprend vingt-sept scènes dont la succession non liée fait l’économie du temps dramatique. La suppression de la division en actes resserre en partie l’action au niveau temporel, mais cette temporalité reste floue parce qu’on ne peut que supposer le temps écoulé entre les différentes scènes. Dans Cet enfant ou dans La Réunification des deux Corées, les scènes qui renferment chacune une histoire différente sont simplement juxtaposées. Chaque scène représente ainsi le fragment d’une action singulière dont on ne connaît ni le début ni la fin : elle correspond en quelque sorte à la situation coupée d’une action déjà commencée et se poursuivant ailleurs. Dans Cercles/Fictions ou dans Contes et légendes, la composition est encore plus complexe : on décèle plusieurs histoires fragmentées qui se déroulent les unes à travers les autres. Dans Cercles/Fictions, on dénombre précisément huit “histoires” dont les fragments éparpillés de façon non équilibrée et non linéaire constituent l’ensemble de la pièce. La dramaturgie de Joël Pommerat ne cesse ainsi de se réinventer tout en ménageant, pour chaque pièce, un effet de surprise et une impression de nouveauté. Cette nouveauté ne tient pas au seul choix du sujet, mais aussi à son traitement singulier, comme si chaque sujet et ses enjeux narratifs appelaient l’invention d’une forme dramatique adéquate.

      L’écriture qui procède par la fragmentation et la juxtaposition d’une ou plusieurs histoires n’a pourtant rien d’original dans la littérature et le théâtre contemporains. Il s’agit aujourd’hui d’une technique narrative assimilée et exploitée par des auteurs depuis plusieurs décennies. Son développement relève de ce sentiment qu’il n’est plus possible de saisir et de représenter la réalité dans son ensemble et de manière cohérente et objective comme l’entendaient certains romanciers du XIXe siècle. L’émergence de nouvelles sciences au cours du XXe siècle a en effet rendu invalides leurs prétentions à la totalité, à la rationalisation et à l’objectivité. L’homme et le monde sont devenus trop complexes pour pouvoir être représentés selon les techniques narratives classiques qui conçoivent une œuvre littéraire comme une unité harmonieuse et harmonisée. Plutôt que prétendre donner la représentation complète et ordonnée de la réalité, on se contente aujourd’hui d’en proposer des fragments choisis avec une subjectivité assumée. Ces fragments construisent plus qu’ils n’exposent une image incomplète de la réalité et ce, à travers les tensions qui existent entre eux et qui interrogent nos sensibilités, d’où la possibilité de les juxtaposer et de laisser entre eux des espaces blancs sans chercher à expliciter et à rationaliser à tout prix les liens qui les unissent. C’est cette écriture post-moderne largement répandue dans le récit qu’exploite Joël Pommerat dans la conception de ses pièces de théâtre. La manipulation singulière des espaces blancs et des non-dits confère ensuite à son théâtre une touche originale quant à l’effet produit sur le spectateur. Les fragments constitutifs de chaque pièce sont tous suffisamment courts pour ne pas émettre un jugement quelconque qui soit explicite au texte ou à la mise en scène. C’est au spectateur étonné de construire le sens de l’œuvre théâtrale selon ses sensibilités. Si la dramaturgie de fragments propre à l’écriture de Joël Pommerat s’inscrit ainsi dans les pratiques de notre époque, elle renouvelle celles-ci en plaçant le spectateur devant des faits qui font appel à son jugement.


Une écriture scénique

“J’ai commencé à ressentir combien il était juste, et même naturel, que l’écriture du texte et la mise en scène naissent d’un même mouvement, et ne soient plus envisagés de façon décalée, séparée. J’ai commencé à ressentir combien la mise en scène était elle aussi une écriture. Le texte se chargeait des signes et du sens véhiculés par le langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles ou pas, et leurs résonances entre eux. Et tout cela c’était l’écriture. Et c’est tout cela qui composait le poème dramatique.” (Joël Pommerat, Théâtre en présence, 2007, p.18.)