La Douleur a été créée en 2008 dans une mise en scène épurée de Patrice Chéreau, disparu en 2013. Cette mise en scène qui a fait date est reprise en cet automne 2022 au TNP de Villeurbanne (>) dans sa distribution originelle avec Dominique Blanc, devenue entre-temps sociétaire de la Comédie-Française. C’est Thierry Thieû Niang, collaborateur de Chéreau, qui a préparé cette reprise attendue avec impatience au TNP de Villeurbanne comme au Théâtre de l’Athénée, où elle est programmée au mois de novembre (>). Dominique Blanc se replonge de son côté dans le célèbre texte de Marguerite Duras avec sa sensibilité éprouvée tout en poursuivant son exploration personnelle de ce texte dont elle dit dans une interview qu’elle n’a « jamais abandonné ».
Si La Douleur (P.O.L., 1985) est un recueil de plusieurs récits de longueur différente, le spectacle conçu par Patrice Chéreau repose sur une mise en vie scénique du premier d’entre eux qui est résolument autobiographique, récit bouleversant dans lequel Marguerite Duras revient, bien des années après les événements relatés, sur son attente et le retour douloureux de son premier mari Robert déporté dans un camp de concentration. Ce récit rétrospectif, fait à la première personne, se présente à la fois comme un journal intime recréé a posteriori et comme un témoignage poignant fondé sur des faits vrais. Marguerite Duras est douée de ce talent singulier et de cette sensibilité fiévreuse qui la conduisent à transcender une réalité puisée dans son expérience personnelle en la transposant dans une œuvre romanesque : l’écrivaine passe au crible sa propre vie pour en faire un immense chantier qui la hante de telle sorte que cette vie fait l’objet d’un inépuisable récit de soi suspendu entre un fait vrai et une fabulation épique. Le récit de La Douleur se situe dans ces mêmes interstices romanesques qui lui confèrent une puissance retentissante tirée précisément d’une expérience unique propre à se transformer en une expérience collective à caractère universel : la voix de la narratrice tend en effet à renfermer celle d’autres femmes confrontées aux mêmes accidents de vie, d’où la fascination inébranlable qu’exerce sur nous l’écriture de Marguerite Duras.
La Douleur est tout d’abord le récit d’une attente désespérée, conçu aussi bien comme une plongée dans les pensées intimes de la narratrice que comme une succession fragmentée de micro-scènes épiques qui introduisent dans son témoigne la parole d’autrui. Il s’agit pour elle d’exprimer l’indicible douleur qui la rongeait dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, à ce moment précis où les soldats, les prisonniers et les déportés commencent à rentrer en France — du moins ceux qui ont réussi à survivre, à ce moment précis où l’espoir d’un retour du front ou d’un camp de concentration se solde, pour ceux de l’arrière, par une déception angoissante renouvelée au jour le jour. Mais La Douleur est aussi le récit du retour de Robert sorti in extremis du camp de Dachau, ramené à Paris rue Saint-Benoît et arraché des bras de la mort, récit d’un retour déchirant qui débouche sur une scène de retrouvailles impensable : la vue de Robert défiguré paraît à la narratrice si insoutenable qu’elle hurle d’horreur en fuyant. Comment parvenir, dans ces conditions, à se raconter et avouer l’impensable qui donne aux autres une image dévalorisante de soi-même ? Si Marguerite Duras y est parvenue au prix de la rupture définitive avec Robert qu’elle avait quitté bien des années avant de publier son récit, comment parvenir d’autre part à montrer cette série de douleurs sans verser dans l’insoutenable ? La mise en scène de Patrice Chéreau et le jeu de Dominique Blanc ont fait le pari d’une élégante sobriété qui nous émeut à la manière de ce râle discret qu’on suppose à Laocoon enserré par le serpent.
Cette sobriété s’impose aux spectateurs dès leur entrée dans la « petite salle » du TNP, où ils retrouvent Dominique Blanc déjà installée sur scène, assise de dos sur la chaise placée à cour derrière un grand bureau qui fait face à une rangée de plusieurs chaises à jardin. Ce grand bureau nous transpose d’emblée dans le temps historique où l’écrivaine compose son récit, si ce n’est plutôt à cette époque romanesque intermédiaire et indéterminée où la narratrice de La Douleur se laisse aller à une introspection troublante qui la conduit à se remémorer son histoire à partir des cahiers qu’elle redécouvre simultanément. La rangée des chaises tend cependant à brouiller cet ancrage spatio-temporel dans la mesure où le récit et le jeu les transmuent en cet endroit symbolique où la narratrice remontant le temps se rend à plusieurs reprises pour enquêter sur le destin de Robert, le Centre de recherche d’Orsay où elle-même contribuait autrefois à établir les listes de plusieurs centaines de déportés et prisonniers rentrés en France. Le temps et l’espace dramatiques connaissent dès lors cette altération romanesque qui les étend considérablement tant pour entraîner une délicate tension dramaturgique entre le vécu et le récit de ce vécu que pour dépasser la simple mise en vie scénique de l’acte narratif et transformer celui-ci en une véritable action scénique qui lui confère une valeur esthétique à caractère universel, celle d’un témoignage intemporel aux confins d’une vaste interrogation métaphysique menée sur le rapport à soi-même.
Si les murs gris faits en béton armé, laissés en l’état, sans décor, gomment l’empreinte d’un temps historique inscrite les seuls meubles et costume de la comédienne, et qu’ils renferment par-là l’action dans une temporalité romanesque ambiguë, une porte du fond laissée entrouverte ouvre discrètement ce cadre vers un espace-temps extra-dramatique qui renvoie à la réalité théâtrale. Dominique Blanc, quant à elle, s’empare de la création de Marguerite Duras ou de la narratrice avec une délicate retenue dosée suivant le fait évoqué : une subtile ambiguïté maintenue tout au long du spectacle persiste à cet égard, dès lors que la comédienne ne cherche pas à restituer le pittoresque d’un témoignage historique par le truchement d’une incarnation authentique de l’écrivaine, mais s’emploie au contraire à sublimer ce témoignage dans une interprétation exaltante qui transcende l’insoutenable et l’horrible en une œuvre d’art subjuguant l’esprit. Dominique Blanc louvoie ainsi avec élégance entre un certain pathos propre à la diction classique et une émotion tirée d’une diction sensible, ce qui l’amène à trouver un équilibre saisissant dans la création de son personnage en proie à des souvenirs pesants qui troublent son âme malgré une importante distance temporelle entre le vécu et l’activité de remémoration. La comédienne situe ce personnage précisément dans un entre-deux épuré de toutes les traces d’une confrontation directe aux événements douloureux : cette douleur circonscrite dans les mots semble dès lors ressurgir de son for intérieur par à-coups, ce qui la conduit de façon ponctuelle à accentuer les moments les plus poignants et à créer ainsi un personnage modéré doué d’une intensité émotionnelle sublime. L’assurance avec laquelle elle lui prête sa voix, ses gestes et ses regards nous séduit ainsi tout en nous rendant sensibles à ce personnage brisé par le poids d’une peine inexpiable.