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Théâtre Essaïon : Jean Zay, l’homme complet

      Jean Zay, l’homme complet est une création originale fondée sur la relecture scénique de ses Souvenirs et solitude, écrits en prison et publiés pour la première fois en 1945. C’est le comédien Xavier Béja qui les adapte pour le théâtre tout en incarnant l’homme politique d’envergure oublié. Il confie la mise en scène de son travail d’adaptation à Michel Cochet qui en propose un spectacle épuré aussi captivant que bouleversant, spectacle créé en février 2022 à Anis Gras-Le Lieu de l’Autre (Arcueil), repris au Festival d’Avignon 2022 et 2023 et remis à l’affiche en cet hiver 2024 au théâtre Essaïon où il se joue à guichets fermés (>).

      L’une des vertus attribuées au théâtre par les philosophes des Lumières est celle d’instruire, et dans le cas de Jean Zay, l’homme complet le théâtre accomplit bel et bien cette mission en nous laissant découvrir un homme politique fâcheusement tombé dans l’oubli. Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts (1936-1939) dans le gouvernement du Front populaire, Jean Zay met en place plusieurs réformes emblématiques qui structurent toujours nos institutions et les parcours scolaires : entre autres, il institue les trois degrés d’enseignement ou le sport à l’école, il crée le CNRS mais aussi le festival de Cannes, et donne enfin l’idée de la future ENA qui vit le jour après la guerre. Poursuivi par le régime de Vichy pour avoir participé au débat sur le transfert du gouvernement en Afrique du Nord ainsi que pour être parti à Casablanca, il est arrêté, accusé de désertion et incarcéré (août 1940) avant d’être tué par les Milices (juin 1944). Derrière cette précieuse dimension didactique se révèle pourtant un spectacle à part entière qui met à nu avec sensibilité non seulement l’histoire tragique d’un homme politique déchu, mais aussi le destin brisé d’un être humain en proie à une solitude poignante.

      Le spectacle repose sur la mise en voix du récit de Jean Zay tiré de ses Souvenirs et solitude, récit qui suit une trajectoire épique en allant de l’incarcération à la prison militaire de Clermont-Ferrand à l’évocation de l’assassinat à 39 ans dans un bois dans l’Allier. Le travail dramaturgique tient pourtant à l’assouplissement d’une narration purement didactique au profit d’une épaisseur lyrico-métaphysique. Dans ses écrits, Jean Zay se laisse en effet aller à un certain épanchement sentimental qui le conduit à réfléchir en catimini sur l’extraction d’un individu de la société et par-là sur l’insignifiance déchirante de l’existence de cet individu disparu sans conséquence d’un jour à l’autre, sur cette terrifiante constatation intimement mêlée au sentiment de solitude. Ces interrogations existentielles confèrent à Jean Zay, l’homme complet une immense profondeur humaniste qui le fait sortir d’un didactisme apparent. Xavier Béja et Michel Cochet ont ainsi réussi à instaurer une subtile tension dialectique entre instruction et émotion, afin d’œuvrer sur la fibre sensible du spectateur et de provoquer chez ce dernier une délectable compassion spirituelle.

Jean Zay, l’homme complet, Cie Théâtre en Fusion

      La scénographie renforce la dimension intimiste propre à une forme de confidence scénique. Sans adresse explicite faite aux spectateurs, Jean Zay apparaît comme un revenant en chair et en os sur un plateau nu dans la pénombre d’une cellule de prison pour faire implicitement part de ses souffrances morales et existentielles. Quelques projections sur le fond de la scène introduisent subtilement dans son récit des repères historiques indispensables tels que les dates, mais aussi des extraits vidéo illustrant poétiquement le contexte des événements personnels narrés et ce, pour favoriser le libre cours donné à l’expression des états d’âme de l’être humain souffrant. D’abord une simple chaise, ensuite une table à écrire redynamisent chacune à son tour le spectacle aux accents lyriques en structurant efficacement le récit de Jean Zay en plusieurs étapes épiques arrêtées en fonction de l’évolution de sa situation de prisonnier militaire. Aussi une étonnante harmonie obtenue entre une scénographie dépouillée et un récit de souvenirs instaure-t-elle un palpitant sentiment de communion entre la scène et la salle. Il y a quelque chose d’indicible qui saisit les spectateurs en les affectant dans leurs sensibilités.

      Michel Cochet met astucieusement en place une action entraînante qui parvient à nous imposer la présence de Jean Zay avec une conviction frappante : cette action mêle finement des moments d’effusions lyriques et de réflexions métaphysiques à des souvenirs antérieurs d’homme politique, des moments extrêmement intimes à des récits ardents évoquant une brillante carrière. L’équilibre entre ces deux pôles étroitement complémentaires relance sans s’épuiser l’intérêt des spectateurs pour le destin de Jean Zay brillamment interprété par Xavier Béja. Le comédien s’empare de la création de son personnage en lui donnant une prestance tout à fait juste suivant les variations de tonalité recherchées : autant il semble une pâle ombre de lui-même pour rendre authentique la torpeur qui envahit Jean Zay à certains moments critiques de sa captivité, autant il sait s’enflammer de passion pour communiquer ses convictions politiques à des moments empreints d’espoir. Ce faisant, Xavier Béja donne vie à son personnage sans basculer ni dans le pathétique ni dans la caricature, il se confond aisément avec lui comme si Jean Zay revenait chaque soir de l’au-delà pour méditer le tragique de la condition humaine.

      Jean Zay, l’homme complet se présente dès lors comme un saisissant seul-en-scène tant par le travail d’adaptation qui nous fait découvrir un personnage historique notable que par son interprétation émouvante. C’est un spectacle intime mémorable qu’il faut absolument voir.

Théâtre Essaïon : Jean, une vie de La Fontaine

Jean-Une-vie-de-La-Fontaine-aff-WEB      Jean, une vie de La Fontaine est une création originale de Thierry Jahn de la Cie Bigarrure, donnée actuellement au Théâtre Essaïon (>). Ce charmant spectacle semi-musical théâtralise avec une touche pittoresque plaisante la vie romanesque du célèbre fabuliste-conteur.

      Jean de La Fontaine (1621-1695) est une figure incontournable de la littérature française du XVIIe siècle, parce que connu pour ses fables lues par tous les écoliers français. C’est également une figure controversée de sa propre époque à cause de sa proximité compromettante avec Nicolas Fouquet arrêté sur l’ordre de Louis XIV en 1661, mais aussi pour ses contes licencieusement grivois qui ont laissé une tâche ineffaçable sur son blason de moraliste et d’académicien. Son parcours n’en est en même temps que plus savoureux pour nous piquer de curiosité, tandis que l’autre partie de son œuvre restée pendant longtemps méconnue nous amène à déconstruire le fabuleux récit célébrant purement et simplement le siècle de Louis XIV. Raconter la vie de La Fontaine à notre époque revient ainsi à l’embrasser dans sa totalité sans porter un jugement moralisateur sur ses fréquentations et l’ensemble de ses écrits. Quand on creuse, on s’aperçoit en effet vite qu’elle est parsemée de péripéties romanesques qui en font un héros picaresque digne de l’intérêt que lui porte le regard bienveillant de Thierry Jahn.

      Le spectacle Jean, une vie de La Fontaine s’inscrit pleinement dans le genre dramatique moderne de récits de vie centrés sur le récit d’un personnage historique amené à témoigner de la vie de son époque, à partager son expérience avec les spectateurs et à rectifier en quelque sorte l’idée que l’on se fait de lui et de son œuvre en raison de raccourcis entraînés par l’enseignement scolaire. La création de Thierry Jahn s’en distingue pour autant par sa dimension musicale et littéraire éclairée. Elle retrace certes les événements les plus marquants de la vie personnelle et mondaine de La Fontaine — tels que son mariage, son arrivée au château de Vaux-le-Vicomte, son entrée dans le salon de Madame de La Sablière ou son élection à l’Académie-Française —, mais elle scande ce parcours rocambolesque en intégrant dans le déroulement de l’action plusieurs fables et contes mis en voix ou en musique, comme si ceux-ci étaient directement le fruit de ses nombreuses tribulations. Le spectacle s’emploie dès lors non seulement à nous conter la vie épique de La Fontaine de façon dynamique, mais aussi à la théâtraliser sur un ton enjoué avec un certain effet de féerie.

Jean, une vie de La Fontaine, Théâtre Essaïon 2023 © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans l’univers pittoresque du XVIIe siècle, à commencer par des costumes et des perruques typiques confectionnés avec la volonté de se couler, ne serait-ce que symboliquement, dans les codes vestimentaires de l’époque de Louis XIV bien reconnaissable. Les éléments de décor, quant à eux, nous font pénétrer dans un tableau stylisé d’époque proche de scènes de genre : d’un côté, une scène de théâtre constituée d’une estrade en bois et d’un rideau rouge, de l’autre, une toile de fond en forme de tapisserie représentant un paysage avec un grand figuier au premier plan et un temple de l’amour situé sur une clairière à l’arrière-plan. Cet astucieux assemblage scénique, propice aux changements rapides de lieux suivant les déplacements de La Fontaine, nous embarque ainsi pour un curieux voyage dans l’époque de Louis XIV : si en effet les costumes et les décors nous la rappellent inlassablement, le piano et les guitares modernes de même que les choix musicaux contemporains la rapprochent de la nôtre et tendent ainsi des ponts entre le passé et le présent. Il est certes drôle de voir La Fontaine rapper, mais c’est pour mieux souligner le caractère universel inépuisable des historiettes qu’il nous raconte avec un air espiègle dans ses fables et contes.

      Thierry Jahn a d’autre part mis en œuvre une action scénique extrêmement dynamique captivante qui ne connaît aucun temps mort. Il s’agit au départ de lever le soupçon de trahison entraîné par la réception de la dernière lettre dans laquelle La Fontaine semble renier la partie licencieuse de son œuvre mise à l’index de son vivant bien avant son élection à l’Académie-Française. Dès lors que la machine est lancée à travers un habile retour en arrière dans la jeunesse du fabuliste-conteur champenois encore célibataire et en quête de fortune, l’action avance à pas de géant, sans jamais s’appesantir sur quelconque épisode, en faisant défiler une multitude de personnages, incarnés avec une étonnante souplesse par Meaghan Dendraël et Thierry Jahn, autour de la figure centrale de La Fontaine. Ce faisant, elle mêle avec virtuosité, dans un spectacle à cheval entre réalité et féerie, des saynètes hautes en couleur à des chansons inspirées de contes ou à des morceaux de fables. Elle nous laisse ainsi voir comment l’œuvre de La Fontaine en une perpétuelle gestation se trouve intimement liée à ses succès et ses échecs mondains comme à sa vie privée au sein d’un mariage malaisé. C’est Hervé Jouval qui crée le personnage du fabuliste avec une vivacité irrésistible en lui prêtant une attitude joviale.

     Jean, une vie de La Fontaine de Thierry Jahn est un spectacle réussi qui met littéralement en scène la vie du célèbre fabuliste du grand siècle, spectacle pétillant de vivacité et d’inventivité, empreint de poésie musicale, porté par trois comédiens amplement convaincants dans leurs rôles.

Théâtre de l’Essaïon : Rembrandt sous l’escalier

Rembrandt sous l'escalier      Rembrandt sous l’escalier est une nouvelle pièce de l’écrivaine et dramaturge Barbara Lecompte, présentée au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène captivante d’Elsa Saladin. Cette nouvelle création de la compagnie Étoile et Cie dresse un portrait émouvant du célébrissime peintre néerlandais du XVIIe siècle.

      Si les tableaux de ce peintre baroque incontournable sont connus et admirés, sa vie l’est sans doute beaucoup moins d’autant plus que la démarche biographique — expliquer les œuvres par la vie de leur auteur — est passée de mode depuis bien des décennies. La pièce de Barbara Lecompte, conçue comme une suite de tableaux déroulée sous forme de dialogues fictifs, revient, quant à elle, sur le parcours personnel et spirituel de Rembrandt. Elle s’inscrit par-là dans le genre dramatique contemporain de récits de vie fondé précisément sur la mise en récit dramatique de la vie d’un artiste au sens large reconnu aujourd’hui par les institutions de tout ordre. Cette démarche se solde dans le même temps par des interrogations suscitées aussi bien par des polémiques toujours abondantes dans le cas d’hommes et de femmes célèbres que par des zones d’ombre impossibles à élucider de façon définitive. Ces brèches s’avèrent particulièrement fructueuses pour la fabulation propre non seulement à les combler au prix parfois de reconstitutions séduisantes, mais aussi et surtout à questionner notre rapport au monde et aux autres. C’est ainsi que Rembrandt de la pièce de Barbara Lecompte, ranimé par Elsa Saladin, nous livre un bouleversant témoignage porté sur son cheminement hors du commun.

      Ce qui distingue la démarche d’écriture de Barbara Lecompte dans Rembrandt sous l’escalier repose sur une prise de parole ambiguë du peintre s’adressant à son père mort à des moments charnières de son parcours professionnel. Rembrandt retrouve son père sous un escalier, d’abord comme un adolescent apprenti en quête de sa voie artistique, au moment où son père devenu aveugle est encore en vie (en 1628 à Leyde), à cette période heureuse où il décide d’embrasser la carrière de peintre tout en refusant paradoxalement d’entreprendre un voyage initiatique traditionnel en Italie. Ce choix ne va cependant pas de soi pour un jeune néerlandais issu de milieux modestes qui, de plus, aspire à s’affirmer sur le marché de l’art d’Amsterdam en voulant y imposer coûte que coûte sa marque de fabrique, dès lors qu’il s’acharne à peindre les bourgeois et les princes tels qu’ils sont sans aucune complaisance. Les périodes retenues correspondent ainsi à des moments de rupture propices à amener Rembrandt à revenir aussi bien sur ses choix artistiques entraînant de vives polémiques que sur des accidents de vie qui l’affectent profondément dans sa vie personnelle, sentimentale ou purement matérielle. Le père apparaît de cette manière comme un confident et mentor veillant d’outre-tombe sur un fils prodigue. Une subtile tension dialectique, parfaitement équilibrée, s’instaure dès lors entre un récit de vie mouvementé et un dialogue allégé sur la peinture.

rembrandt sous l'escalier
Rembrandt sous l’escalier, Théâtre de l’Essaïon 2023 © Laetitia Piccarreta

      La scénographie nous transporte dans un endroit imaginaire pensé comme une scène de genre hollandaise en nous introduisant dans un atelier symbolique aménagé pour l’occasion : à jardin, un guéridon flanqué d’une chaise ; au milieu de la scène, un escalier en spirale ; à cour, un chevalet. Par-ci, par-là, quelques objets ordinairement représentés comme accessoires : sablier, livres, crâne, bouteilles, instruments de peinture. Ce qui accentue par la suite cette impression de regarder une scène de genre du XVIIe siècle néerlandais tient à l’éclairage de Johanna Boyer-Dilolo fondé sur des effets de clair-obscur conçus en écho au tableau Philosophe en méditation (1632). Les comédiens semblent ainsi se détacher fantastiquement d’une scène plongée dans la semi-obscurité, comme si tels des personnages de tableau hauts en couleur se ranimaient soudain pour nous révéler le fond de leur pensée : leur histoire se confondant avec une délicate ambiguïté avec ceux de la peinture dont le sujet véritable serait Tobie et Anne attendant le retour de leur fils (1632) et qui a en réalité inspiré Barbara Lecompte dans l’écriture de sa pièce. Le côté curieusement étrange de cette ambiance pittoresque est renforcée par une musique de violon interprétée par Consuelo Lepauw sur un tempo largo, ce qui confère au récit de vie de l’enfant prodigue Rembrandt une résonance mystique méditative.

      L’action scénique proprement dite tient ainsi à sous-tendre, par un accompagnement musical, les scènes dialoguées entre Rembrandt et son père, ce qui produit une sorte d’enchantement qui situe l’action déroulée entre songe et réalité. Si le spectateur sait que les rencontres du peintre avec le père retourné parmi les vivants sont irréalistes et/ou qu’elles sont le fruit d’une méditation transformée en scènes vivantes, Rembrandt s’impose à lui comme un personnage réaliste empreint de magie, miraculeusement ressorti de ses nombreux tableaux et autoportraits pour lui faire part de son expérience d’homme dans une singulière communion conditionnée par une distance spatio-temporelle insurmontable et une présence scénique authentique pétrie de féerie. Christophe Delessart, dans le rôle de Rembrandt, crée un personnage vigoureux, haut en couleur, en une quête inépuisable de lui-même et de renouvellement de la peinture : les mouvements et gestes pétillants du comédien confèrent au peintre une vivacité entraînante qui contraste pour autant avec l’impression de sérénité qui se dégage de ses tableaux. Éric Belkheir s’empare de la création de la figure du père en lui prêtant une attitude paisible équilibrée qui inspire à la fois la confiance, la perspicacité et la bienveillance en accord avec les représentations de la sagesse acquise en âge avancé. L’accompagnement musical de l’énigmatique Consuelo Lepauw se confond, quant à elle, avec l’évocation exaltée de Saskia et Henrickje, respectivement femme et maîtresse de Rembrandt.

      Rembrandt sous l’escalier de Barbara Lecompte, mise en scène par Elsa Saladin au Théâtre de l’Essaïon, est une création attrayante amplement réussie. Elle a tous les atouts pour séduire les spectateurs, que cieux-ci soient ou non passionnés de peinture et de Rembrandt : le spectacle s’impose à notre attention comme un retour narratif méditatif sur soi-même sans aucune dimension moralisatrice. On se laisse entraîner aussi bien par le jeu des comédiens que par une atmosphère énigmatique qui s’en dégage irrésistiblement.

Théâtre de l’Essaïon : Darius

Darius théâtre      Darius, à l’affiche au Théâtre de l’Essaïon, est une pièce de Jean-Benoît Patricot présentée dans une mise en scène émouvante d’André Nerman (>). Cette pièce retrace l’histoire d’une rencontre fabuleuse entre un parfumeur artisanal et la mère d’un enfant handicapé qui lui prête le nom. La mise en abîme entraînée par le caractère épistolaire de l’action dramatique et le jeu des comédiens atténuent cependant sa tonalité pathétique. L’équilibre délicat ainsi obtenu subjugue les spectateurs séduits.

      Si la pièce de Jean-Benoît Patricot s’intitule bel et bien Darius, Darius atteint d’une maladie dégénérative ne paraîtra jamais sur la scène : son histoire fait l’objet d’échanges tendus entamés par sa mère Claire en quête de moyens susceptibles de l’aider à se remémorer des moments de bonheur, ce qui ne va pas de soi dans le cas d’un adolescent sourd et aveugle, cloué en plus dans un fauteuil roulant. Le seul moyen qui s’impose semble reposer sur une stimulation olfactive suggestive à l’aide de parfums originaux qui lui rappellent ces moments de bonheur connus autrefois lors des voyages entrepris à travers les quatre coins de l’Europe. Darius replace ainsi au centre d’intérêt l’idée d’un certain bien-être spirituel des personnes handicapées, mais la pièce de Jean-Benoît Patricot est loin d’être une pièce engagée qui porte des revendications sociales : son action tient au récit d’une recherche proustienne de fragrances subtiles, sans se cantonner à l’histoire de l’enfant meurtri à l’origine de cette entreprise olfactive qui implique et affecte les deux personnages présents de la pièce.

Darius, Théâtre de l’Essaïon, 2022

      La facture dramaturgique de Darius est aussi étrange et frappante que peu habituelle pour un texte destiné à la scène : un échange épistolaire suppose en effet une certaine distance entre personnages, alors que le théâtre réunit ceux-ci dans un même lieu. Claire, chercheuse au CNRS, vit à Paris, séparée de son mari mais aussi de son fils Darius placé désormais dans un centre de soins, tandis que Paul, veuf, ayant tout abandonné après la mort de sa femme, est un parfumeur installé en Provence. Leurs deux rencontres représentées symboliquement font par ailleurs, elles aussi, l’objet d’une correspondance effervescente. Toutes les interactions sont dès lors exclusivement épistolaires, ou électroniques en cas de communication par mails. Ce qui n’est pas moins problématique pour le théâtre, c’est également la production et la réception, habituellement silencieuses, des missives échangées. Ce ne sont en fin de compte que de faux problèmes, non pas tant parce que le théâtre contemporain est capable de les contourner sans incommoder les spectateurs, mais parce que les choix dramaturgiques opérés conditionnent l’effet produit en sélectionnant avec précision les faits mis en récit et en remodelant en même temps les émotions évoquées par l’épistolier avec du recul et en fonction du destinataire.

      La scénographie et l’action scénique reposent dès lors sur la mise en vie plus que conventionnelle et invraisemblable d’une histoire fragmentée constituée de correspondances privées. Ce qui est singulier et ce qui pousse à l’extrême le caractère artificiel du théâtre paraît paradoxalement étonnamment naturel. Sur scène, deux bureaux, flanqués de chaises, séparés par une étroite ruelle, sont simplement posés côte à côte. Le regard des comédiens se trouve par-là curieusement le plus souvent dirigé vers les spectateurs, ce qui les rapproche les uns des autres dans une communion bouleversante tout en accentuant la distance géographique entre les personnages qui s’envoient des lettres à cette époque même où les nouvelles technologies ont fait disparaître ce moyen de communication ancien. Non pas que l’usage de ces technologies soit banni, puisque chacun des deux bureaux dispose d’un ordinateur portable en plus d’être décoré de plusieurs accessoires symboliques — un cadre photo pour Claire et des flacons de parfum pour Paul —, mais leur usage restreint et la place accordée à celui de la lettre participent de cette longue série de paradoxes inscrits dans la mise en scène de Darius.

 

      Les deux comédiens, Catherine Aymerie et François Cognard, insufflent à l’histoire de Darius cette vie éthérée qui le fait vivre à travers les récits poignants des deux personnages créés avec entrain. La mise en voix des lettres à laquelle les deux comédiens se laissent aller avec aisance se traduit par l’adoption de postures animées qui reflètent des dispositions sentimentales connues grâce à l’activité scripturaire. Claire, délicatement incarnée par Catherine Aymerie, n’apparaît jamais dans la posture d’une mère éplorée brisée par l’état de santé d’un enfant mourant : la comédienne s’empare au contraire de sa création en nous rendant amplement sensibles à l’enthousiasme de cette mère dévouée qui cherche à apaiser autant que possible la souffrance de Darius ; aux moments les plus éprouvants mêmes — le récit du voyage à Amsterdam ou celui de la mort de Darius —, Catherine Aymerie conserve une allure élégante, touchante et attachante, favorisée en l’occurrence par la distance temporelle entre l’événement vécu et son récit. François Cognard, de son côté, crée un Paul émotif et colérique, replié sur lui-même mais entraîné par le défi d’inventer des parfums pour Darius : il lui donne avec assurance un air à la fois hésitant et déterminé suivant les circonstances, contrastant efficacement avec une noble maîtrise de soi qui caractérise Claire. Qu’ils restent assis à leur bureau ou se déplacent sur le devant de la scène, les deux comédiens séduisent ainsi les spectateurs grâce à un jeu palpitant tout en déjouant les enjeux d’une action fondée sur des échanges épistolaires : l’histoire de Darius, mais aussi celle de leurs personnages, et leur prestance nous font oublier les artifices de la scène pour mieux nous happer avec la force du vertige.

     Darius de Jean-Benoît Patricot, dans la mise en scène d’André Nerman, raconte sur une note originale les souffrances d’un enfant handicapé voué à la mort tout en métamorphosant ces souffrances en une aventure olfactive émaillée de rebondissements et de moments de joie. Malgré la douleur qui affecte fatalement tous les personnages, l’histoire de Darius se présente ainsi comme une promesse lumineuse de pouvoir vivre des instants exceptionnels.

Théâtre de l’Essaïon : Électre ou le Crépuscule des Rois

     Remarquée au Festival des Hivernales 2022, et programmée au théâtre de l’Essaïon au cours de l’été et de l’automne de la même année (>), Électre ou le Crépuscule des Rois est une création de Matthieu Desquilbet présentée dans une mise en scène épurée de l’auteur. Cette création revient sur l’épisode de l’effroyable matricide de Clytemnestre, tiré de la geste des Atrides, rois d’Argos, et légué à la postérité, entre autres, par les auteurs tragiques grecs. Son originalité tient au nombre restreint d’acteurs enfermés dans un huis-clos terrible qui remet à l’épreuve la valeur d’Électre et Oreste et celle de leur mère à travers des scènes intimes empreintes d’émotions fortes.

      Les histoires de la geste des Atrides connaissent une inépuisable fortune dramatique au regard de leurs reprises régulières depuis plusieurs siècles, mais aussi compte tenu de leurs nombreuses réécritures faites depuis des siècles également. Le cas d’Électre est à cet égard de loin exemplaire. L’histoire de la vengeance de la mort de son père est racontée dans des tragédies grecques pensées au sein de trilogies le plus souvent perdues. Chacune d’elles, suivant les enjeux socio-culturels orientant le rapport aux liens sacrés propres aux représentations et sensibilités des auteurs, redispose les données du mythe en infléchissant aussi bien sa portée anthropologique que la signification esthétique du sens de tragique qu’elle véhicule. Chaque nouvelle version apparue au cours même de l’Antiquité est révélatrice de ces représentations et de ces sensibilités sans parvenir pour autant à résoudre le problème du matricide intervenu généralement entre le régicide (le meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre et Égisthe — 1re partie de la trilogie) et la quête de rémission (celle d’Oreste sombré dans la folie — 3e partie). Chaque époque interroge dans le même temps pour lui-même, en dehors de son ancrage épique, la nature de ce matricide inconcevable en revenant tant sur des causes possibles que sur des conséquences : il s’agit en quelque sorte de le rendre vraisemblable au sens classique du terme, de le repenser en réinventant les mobiles qui auraient pu conduire Oreste à porter le coup mortel à sa mère à l’instigation de sa sœur plus ou moins impliquée dans cet acte humainement impensable. Matthieu Desquilbet s’inscrit sur cette longue liste de recréations d’Électre en en proposant une relecture qui ne manque pas d’originalité.

 

      Sa version d’Électre renvoie d’abord tout un cortège de personnages convoqués dans l’action d’une tragédie régulière en cinq actes pour réunir seuls Électre, Oreste et Clytemnestre dans un huis-clos haletant. Si Égisthe est déjà éliminé, ce que nous apprend Oreste à son entrée sur scène, il s’agit maintenant, pour le frère et sa sœur, de décider du sort de leur mère. Pour peu que la question du matricide soit discutée avant une exécution effective, les auteurs laissent habituellement Oreste diriger sa main contre sa mère de manière (plutôt) involontaire aussitôt après le meurtre d’Égisthe, que celle-ci s’efforce de défendre : dans ces conditions, le matricide est appréhendé comme accidentel et Oreste paraît tant soit peu moins coupable. Or l’extension dramatique du temps entre le meurtre d’Égisthe et celui de Clytemnestre et l’invention des scènes de délibération volontaire qui séparent ces deux temps épiques représentent une manipulation audacieuse dans la mesure où Oreste tue sa mère de façon consciente, en pleine connaissance de cause. La question qui se pose dans ces conditions est de savoir comment rendre une telle relecture acceptable sans verser dans une monstruosité gratuite. Matthieu Desquilbet, en instaurant un subtil dialogue entre les trois personnages tant sur leur vécu que sur leur rapport au pouvoir et à l’histoire, parvient paradoxalement à transformer l’horreur provoquée par le crime en un palpitant frémissement qui débouche sur un matricide déchirant mais non pas horrible.

Électre ou le Crépuscule des Rois, de et par Matthieu Desquilbet © Tom Van Maerrem

      Et pourtant, les conditions sont réunies pour qu’Électre ou le Crépuscule des Rois suscite l’horreur, ne serait-ce qu’au regard du lieu où l’auteur situe l’action dramatique : une salle de banquet laissée soi-disant intacte, celle où eut lieu le régicide d’Agamemnon et où Électre se retire depuis dix ans, persécutée par Égisthe et Clytemnestre. S’il s’agit d’un lieu hautement symbolique, la scénographie qui le dessine ne l’est pas moins en s’appuyant sur quelques rares éléments de décor : certes, un trône recouvert d’un drap blanc placé au fond, des chaises pliables rangées à cour et également protégées par un drap blanc, un plateau en bois posée sur le devant de la scène et qui servira plus tard de table à un dîner en famille, mais aussi une grande banderole tendue à jardin avec une inscription en grec qui souhaite la bienvenue à Agamemnon attendu autrefois pour célébrer sa victoire et son retour. C’est dans ce lieu de mémoire sanglant qu’Oreste rejoint Électre après le meurtre d’Égisthe, et c’est aussi là que les deux jeunes gens décident de celui de Clytemnestre. Il y a d’emblée quelque chose d’affreusement pétrifiant à l’idée qu’Électre puisse vivoter, en attendant le retour d’Oreste, dans cette salle de banquet abandonnée, où l’écoulement du temps épique semble étonnamment s’être arrêté le temps précisément de résoudre et refermer l’histoire du régicide, comme si le sang versé ne devait ni ne pouvait être effacé sur le lieu même du crime que par un nouveau sacrifice, celui d’une femme reine mère certes coupable et porteuse de lourdes fautes mais non pas gratuitement criminelle.

      L’aménagement de l’espace scénique qui repose sur une scénographie épurée confère la primauté au déroulement de l’action. Mais malgré la propension au dépouillement, cet espace scénique, transcendé au lever du rideau par une danse hallucinée d’Électre en salle de banquet où fut tué Agamemnon, ne s’épuise pas de conditionner les rapports de force entre les trois personnages de la pièce. Certes, ceux-ci s’enferment volontairement dans un huis-clos étouffant, irrésistiblement attirés l’un vers l’autre en quête de compromis impossibles, mais ce huis-clos ne représente nullement pour eux un endroit sans issue : les portes restent bel et bien ouvertes et chacun des trois personnages peut à tout moment sortir selon son bon vouloir. Cet enjeu dramatique a une double conséquence sur la tension tragique engendrée par les interactions entre les personnages. La non fermeture de l’espace favorise, d’une part, autant de moments de répit que de moments d’introspection émouvants, où chacun se livre à une méditation existentielle tant pour donner libre cours à l’expression de la souffrance que pour établir un bilan en vue d’une décision à prendre. La mise à l’écart de cet espace où personne d’autre n’entre plus plonge, d’autre part, les trois personnages dans une intimité terrifiante dans laquelle ceux-ci se cherchent en se narguant sans vouloir ni pouvoir s’entendre.

Électre ou le Crépuscule des Rois, de et par Matthieu Desquilbet © Tom Van Maerrem

      L’atmosphère se trouve dès lors amplement empreinte de terreur tragique dans la mesure où le matricide nourri de propos hostiles peut intervenir à tout moment, et où le spectateur bouleversé le sent venir. Malgré tout, plusieurs scènes terribles, comme celle où Oreste caricature le discours et la posture de Clytemnestre et vice versa, une scène écrite et interprétée avec une virtuosité épatante et qui met à l’épreuve la valeur des deux personnages, ne basculent pas dans la violence. Certes, le ton monte, Oreste se laisse ponctuellement aller à des accès de colère et Électre se traîne le plus souvent convulsivement par terre, mais à aucun moment les personnages qui finissent par faire preuve de retenue n’ont pas vraiment recours à une violence physique prononcée, ce qui augmente encore l’effet de terreur parce que le seuil semble souvent franchi pour que la situation dégénère. Cet équilibre impressionnant et le sentiment de sa fragilité reposent dans le même temps sur le jeu de trois comédiens qui incarnent leurs personnages avec finesse. Caroline Tampere crée une Électre égarée par une longue souffrance, mais qui ne perd pas entièrement l’usage de la raison. Baptiste Znamenak donne à son Oreste un air durement effronté, sans pour autant entièrement contenir, sous cette apparence quasi aliénante, une fragilité juvénile qui se révèle pleinement au moment fatal du matricide accompli dans une sublime étreinte paradoxalement plus émouvante que proprement terrible. Laura Moretti, dans le rôle de Clytemnestre, s’empare de la création de la reine régicide avec élégance tout en la douant d’un austère orgueil aristocratique — même dans un état d’ébriété, sa Clytemnestre s’égare dans la solitude de son plaidoyer avec une certaine noblesse —, mais comme dans le cas d’Oreste, cette allure de façade renferme une profonde souffrance exprimée au travers de discours politiques émaillés d’un cynisme pénétrant.

      Électre ou le Crépuscule des Rois nous semble dès lors une création mémorable. Il n’est pas évident de réécrire ce mythe vieux de plus de deux mille ans et repris maintes fois depuis son émergence au cours de l’Antiquité. Matthieu Desquilbet s’acquitte de ce défi avec finesse, accompagné dans cette démarche par trois comédiens dont l’élan et la fougue nous replongent dans un univers terrifiant qui interroge avec acuité notre sens de l’humanité.