Le récit de formation d’André Antoine

André Antoine, croquis

      Dans ce passage de l’introduction de “Mes Souvenirs” sur le Théâtre-Libre, André Antoine fait le récit de sa formation théâtrale en évoquant l’époque de son adolescence et celle de la première jeunesse qui précèdent son service militaire et l’entrée au Cercle Gaulois. Il donne un regard averti sur la constitution de la culture personnelle d’un jeune garçon issu du milieu populaire et passionné du théâtre au milieu du XIXe siècle.


      J’ai voulu depuis remonter jusqu’à la source de cette fièvre singulière qui, à ce moment, me transforma en une sorte de bolide tombé en pleine vie théâtrale. Ni mon origine, ni une culture bien simplette ne m’avaient préparé à pareille aventure, dans l’humble milieu de petits employés où j’avais poussé. Faut-il croire, avec Bergerat1, que le goût des planches monte de ce pavé parisien sur lequel j’ai tant baguenaudé ?

      Mes premières impressions de théâtre datent de Ba-ta-clan, où ma mère me conduisait parfois, avec certaines cartes vertes, que je vois encore ; pour cinquante centimes, on avait droit à une place et à des cerises à l’eau-de-vie ! Heureux temps ! On y jouait de petites comédies, des opérettes, dont l’étoile était un jeune chanteur, Lucien Fugère2. Dans ce Marais que nous habitions, il y avait aussi le théâtre Saint-Antoine, boulevard Richard-Lenoir, minuscule scène sur laquelle une gloire de 1850, Tacova, jouait encore Duvert et Lauzanne3. Mais ce furent certaines représentations, à Beaumarchais4, qui firent sur ma cervelle de gosse la plus profonde impression ; j’y revois très bien Taillade, jouant l’ancien répertoire de Frédérick Lemaître, des mélos étonnants : les Dix Degrés du crime, la Dame de Saint-Tropez, Atar-Gull ou la Vengeance d’un nègre et un Richard III ; évidemment, ce grand acteur m’a, le premier, fait rêver de théâtre, et, plus tard, j’ai curieusement vérifié qu’il eut la même influence sur Gémier.

      J’ai voulu depuis remonter jusqu’à la source de cette fièvre singulière qui, à ce moment, me transforma en une sorte de bolide tombé en pleine vie théâtrale. Ni mon origine, ni une culture bien simplette ne m’avaient préparé à pareille aventure, dans l’humble milieu de petits employés où j’avais poussé. Faut-il croire, avec Bergerat, que le goût des planches monte de ce pavé parisien sur lequel j’ai tant baguenaudé ?

      Un autre souvenir s’ajoute à ceux-ci. La fort jolie fille d’une voisine jouait des petits rôles à la Gaîté ; emmené par elle, un soir, j’assistai à une représentation de la Chatte blanche dans la boîte du souffleur où elle m’avait fait placer. À cette époque, la féerie était encore vivante, parée de ses séductions enfantines ; toute la soirée, je vis se dérouler les magnificences des trucs et des changements à vue ; sous mes yeux, au ras du plancher de la scène, les trappes silencieusement entrouvertes me laissaient apercevoir les machinistes tirant de petits anneaux accrochés aux talons des artistes pour des métamorphoses stupéfiantes. Cette initiation, par l’envers du théâtre, ne détruisit pas mes illusions, au contraire, elle a probablement éveillé chez moi un goût passionné de la mise en scène.

      En dehors de ces deux ou trois hasards, je ne retrouve aucun autre contact avec le théâtre ; cependant, je suivais les affiches, mon imagination travaillait devant ces spectacles auxquels je ne pouvais assister.

      J’allais, du reste, voir d’autres drames, des tragédies réelles, la guerre de 70, le siège, la Commune ; des escapades qui terrifiaient ma pauvre mère me conduisaient partout, aux remparts, derrière les gardes nationaux, à travers l’insurrection de mars, à deux pas de la fusillade de la rue Haxo, aux journées de mai sur la place de la Bastille. J’étais l’aîné de quatre enfants et, dès le calme revenu, on m’avait mis au travail ; dans mes courses de saute-ruisseau pour un petit agent d’affaires, je flânais interminablement aux devantures ; avec les quelques sous dont je pouvais disposer, je dévorais les publications populaires, les Bons Romans qui, par bonheur, ne donnaient que des choses intelligentes et propres, rééditions de Dumas père, Eugène Sue ou George Sand. Quelle décisive influence que celle de cette littérature à bon marché sur la petite culture populaire ! Ce n’était encore chez moi qu’une grosse fringale de lecture, une avidité prodigieuse d’apprendre et de regarder. Vers ce temps, on me fit quitter l’étude où je grossoyais, pour la librairie Firmin-Didot, rue Jacob, au cœur de cette rive gauche, peuplée d’éditeurs, et, dès lors, je vécus entre les piles de livres. Dans mon bureau, un échappé de Murger, la poche toujours bourrée de livres et de journaux, avec la barbe et les cheveux romantiques de tout intellectuel de l’époque. Ce garçon doux et laborieux m’a tout bonnement ouvert les horizons de la pensée et de l’art. En sortant du bureau, à travers les camions chargés d’Hetzel et de Quantin, nous passions chez un petit libraire de la rue Saint-André-des-Arts où mon compagnon m’approvisionnait. C’était encore une fête d’aller le vendredi, rue Saint-Benoît, acheter la République des lettres, que Mendès venait de fonder, et qui reprenait la publication de l’Assommoir restée inachevée dans un grand journal.

      Ainsi, pendant deux ou trois ans, guidé par mon camarade, je me familiarisai aussi bien avec le mouvement réaliste qui pointait, qu’avec le Parnasse ; un vieux cabinet de lecture, rue des Saints-Pères, me livrait des trésors poussiéreux, tous les romans, toutes les pièces célèbres des cinquante dernières années. Je dévorais tout. Je m’étends là-dessus parce que ce cas est bien saisissant de l’influence d’un milieu et de l’immense rôle du hasard sur une destinée.

      La librairie Didot est à deux pas de l’École des Beaux-Arts. Réservant tout mon argent aux journaux et aux livres, je ne déjeunais pas, bien entendu, de sorte que chaque jour, entre midi et une heure, j’occupais ce loisir à longer les quais, le nez dans les boîtes des bouquinistes. De temps en temps, la grille des Beaux-Arts s’ouvrait pour quelque exposition, celle de Manet, mort récemment, une rétrospective d’Henri Regnault, tué à Buzenval, ou les concours du Prix de Rome. Cette vision de l’œuvre vivante et saine du peintre du Père Lathuile me pénétra fortement. Les batailles livrées au tour de l’Olympia me ramenaient à Zola qui en fut l’infatigable soldat. Henri Regnault me donna la curiosité passionnée de l’Orient ; Fromentin, découvert à son tour, devait me pousser quelques années plus tard à faire volontairement colonne dans l’extrême-sud tunisien. Enfin, une petite salle des anciens Prix de Rome, par les sujets classiques immuablement imposés aux concurrents, me guida vers la mythologie, l’histoire grecque et romaine ; dans cette période, ce fut une exploration passionnée du Louvre, du Luxembourg, de tous les musées parisiens. Un dernier hasard allait me mettre aux mains le fil conducteur indispensable à travers ce chaos : entré, un jour, au cours de Taine sur l’Histoire de l’Art, je ne manquai plus une leçon. Puis ce fut le tour des bibliothèques, la Nationale, la Mazarine, et surtout Sainte-Geneviève, ouverte le soir. Ma cervelle, un peu plus en ordre, commençait à classer cette espèce de culture que beaucoup de garçons de mon âge n’avaient point rapportée de leurs écoles.

      Une liberté à peu près complète depuis que je gagnais ma vie m’avait permis de fréquenter les théâtres. Hugo rentrait d’exil dans une apothéose : l’Odéon avait repris Ruy Blas avec Sarah Bernhardt, Mélingue, Geffroy et Lafontaine ; à la Comédie-Française, on préparait Hernani ; c’était le temps des débuts de Mounet-Sully dans Andromaque et Marion Delorme ; une troupe incomparable, Bressant, Mme Plessis, Madeleine Brohan, Mme Favart, Got, Delaunay, Coquelin aîné, Thiron, m’initiait aux grands classiques. Comme j’allais au théâtre tous les soirs, cette dépense eût vite été au-dessus de mes ressources si je n’étais devenu l’auxiliaire des chefs de claque qui m’accueillaient pour quelques sous, à la condition de participer « au service ». Lors de ma première nomination à l’Odéon, j’eus même le plaisir d’y retrouver le père Boutin, avec sa calotte de velours, un peu ahuri de revoir l’un de ses anciens fidèles assis dans le fauteuil directorial.

      Mais, bien vite, je voulus voir de plus près ces grands acteurs qui m’enthousiasmaient et, enrôlé par le père Masquillier, le chef des comparses de la Comédie, pendant plusieurs années j’ai figuré dans tout le répertoire, les yeux ouverts, les oreilles tendues à tout ce qui se passait dans la grande maison. Je n’avais pas négligé non plus le Gymnase, le Vaudeville, la Porte-Saint-Martin, l’Ambigu, et ainsi ma vocation d’acteur s’élaborait mystérieusement. J’avais pris l’habitude d’apprendre par cœur les scènes jouées par les comédiens célèbres que je ne quittais pas plus que leur ombre.

      Vers le même temps, à un cours de diction de l’école communale de la rue Vaugirard, je rencontrai un professeur Marius Laisné, tenant, rue de Seine, une petite école de déclamation dont je devins le commensal assidu. C’est là que j’achevai de prendre le goût du théâtre, enragé à l’étude des classiques (ce que l’on a bien ignoré) au point que, quinze ans plus tard, je pouvais souffler à mes artistes de l’Odéon tous les grands rôles du répertoire.

      Je me présentai donc, inutilement, bien entendu, à l’examen d’admission du Conservatoire ; alors, comme aujourd’hui, il était chimérique d’espérer franchir la porte sans recommandation particulière. Comme j’avais beaucoup de bon sens, et peut-être aussi par une certaine répugnance à courir les aventures inutiles, après cet échec je renonçai à une carrière dont l’accès s’annonçait impraticable. D’ailleurs, le service militaire arrivait, ses cinq ans étaient une éternité dont je n’imaginais même pas l’issue. Mais cette jeunesse dure et studieuse m’avait doté d’une personnalité très nette, je devais à la pauvreté et à la passion d’apprendre, une santé morale et un équilibre rares ; la vie physique du régiment allait achever de faire de moi un homme.

      Au retour du régiment, en 1883, après une admirable et féconde randonnée dans le sud-tunisien, j’avais repris ma vie d’employé sans me douter que, bientôt, des événements en apparence insignifiants allaient, à vingt-huit ans, bouleverser ma vie.

André Antoine, « Mes souvenirs » sur le Théâtre-Libre, Paris, Fayard, 1921, p. 9-15.


1 Émile Bergerat (1845-1923) est un poète et un auteur de théâtre connu à son époque. Ses pièces sont jouées autant à la Comédie-Française qu’à l’Odéon ou à la Porte-Saint-Martin. Il offre deux de ses pièces d’abord au Théâtre-Libre (La Nuit Bergamasque, 1887), puis au Théâtre-Antoine (Le Capitaine Blomet, 1901).

2 Lucien Fugère (1848-1935) est un chanteur d’opéra spécialisé notamment dans le répertoire français et Mozart. Il fait ses débuts comme chansonnier au Bataclan, passe ensuite à l’opérette d’abord aux Bouffes-Parisiens, puis à l’Opéra-Comique.

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4 Aujourd’hui disparu, le Théâtre Beaumarchais, situé au 25 boulevard Beaumarchais, est inauguré en 1835 et démoli en 1892. Au fil des changements de direction et de ses transformations, il offre des spectacles variés.