Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre de l’Essaïon : Électre ou le Crépuscule des Rois

     Remarquée au Festival des Hivernales 2022, et programmée au théâtre de l’Essaïon au cours de l’été et de l’automne de la même année (>), Électre ou le Crépuscule des Rois est une création de Matthieu Desquilbet présentée dans une mise en scène épurée de l’auteur. Cette création revient sur l’épisode de l’effroyable matricide de Clytemnestre, tiré de la geste des Atrides, rois d’Argos, et légué à la postérité, entre autres, par les auteurs tragiques grecs. Son originalité tient au nombre restreint d’acteurs enfermés dans un huis-clos terrible qui remet à l’épreuve la valeur d’Électre et Oreste et celle de leur mère à travers des scènes intimes empreintes d’émotions fortes.

      Les histoires de la geste des Atrides connaissent une inépuisable fortune dramatique au regard de leurs reprises régulières depuis plusieurs siècles, mais aussi compte tenu de leurs nombreuses réécritures faites depuis des siècles également. Le cas d’Électre est à cet égard de loin exemplaire. L’histoire de la vengeance de la mort de son père est racontée dans des tragédies grecques pensées au sein de trilogies le plus souvent perdues. Chacune d’elles, suivant les enjeux socio-culturels orientant le rapport aux liens sacrés propres aux représentations et sensibilités des auteurs, redispose les données du mythe en infléchissant aussi bien sa portée anthropologique que la signification esthétique du sens de tragique qu’elle véhicule. Chaque nouvelle version apparue au cours même de l’Antiquité est révélatrice de ces représentations et de ces sensibilités sans parvenir pour autant à résoudre le problème du matricide intervenu généralement entre le régicide (le meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre et Égisthe — 1re partie de la trilogie) et la quête de rémission (celle d’Oreste sombré dans la folie — 3e partie). Chaque époque interroge dans le même temps pour lui-même, en dehors de son ancrage épique, la nature de ce matricide inconcevable en revenant tant sur des causes possibles que sur des conséquences : il s’agit en quelque sorte de le rendre vraisemblable au sens classique du terme, de le repenser en réinventant les mobiles qui auraient pu conduire Oreste à porter le coup mortel à sa mère à l’instigation de sa sœur plus ou moins impliquée dans cet acte humainement impensable. Matthieu Desquilbet s’inscrit sur cette longue liste de recréations d’Électre en en proposant une relecture qui ne manque pas d’originalité.

 

      Sa version d’Électre renvoie d’abord tout un cortège de personnages convoqués dans l’action d’une tragédie régulière en cinq actes pour réunir seuls Électre, Oreste et Clytemnestre dans un huis-clos haletant. Si Égisthe est déjà éliminé, ce que nous apprend Oreste à son entrée sur scène, il s’agit maintenant, pour le frère et sa sœur, de décider du sort de leur mère. Pour peu que la question du matricide soit discutée avant une exécution effective, les auteurs laissent habituellement Oreste diriger sa main contre sa mère de manière (plutôt) involontaire aussitôt après le meurtre d’Égisthe, que celle-ci s’efforce de défendre : dans ces conditions, le matricide est appréhendé comme accidentel et Oreste paraît tant soit peu moins coupable. Or l’extension dramatique du temps entre le meurtre d’Égisthe et celui de Clytemnestre et l’invention des scènes de délibération volontaire qui séparent ces deux temps épiques représentent une manipulation audacieuse dans la mesure où Oreste tue sa mère de façon consciente, en pleine connaissance de cause. La question qui se pose dans ces conditions est de savoir comment rendre une telle relecture acceptable sans verser dans une monstruosité gratuite. Matthieu Desquilbet, en instaurant un subtil dialogue entre les trois personnages tant sur leur vécu que sur leur rapport au pouvoir et à l’histoire, parvient paradoxalement à transformer l’horreur provoquée par le crime en un palpitant frémissement qui débouche sur un matricide déchirant mais non pas horrible.

Électre ou le Crépuscule des Rois, de et par Matthieu Desquilbet © Tom Van Maerrem

      Et pourtant, les conditions sont réunies pour qu’Électre ou le Crépuscule des Rois suscite l’horreur, ne serait-ce qu’au regard du lieu où l’auteur situe l’action dramatique : une salle de banquet laissée soi-disant intacte, celle où eut lieu le régicide d’Agamemnon et où Électre se retire depuis dix ans, persécutée par Égisthe et Clytemnestre. S’il s’agit d’un lieu hautement symbolique, la scénographie qui le dessine ne l’est pas moins en s’appuyant sur quelques rares éléments de décor : certes, un trône recouvert d’un drap blanc placé au fond, des chaises pliables rangées à cour et également protégées par un drap blanc, un plateau en bois posée sur le devant de la scène et qui servira plus tard de table à un dîner en famille, mais aussi une grande banderole tendue à jardin avec une inscription en grec qui souhaite la bienvenue à Agamemnon attendu autrefois pour célébrer sa victoire et son retour. C’est dans ce lieu de mémoire sanglant qu’Oreste rejoint Électre après le meurtre d’Égisthe, et c’est aussi là que les deux jeunes gens décident de celui de Clytemnestre. Il y a d’emblée quelque chose d’affreusement pétrifiant à l’idée qu’Électre puisse vivoter, en attendant le retour d’Oreste, dans cette salle de banquet abandonnée, où l’écoulement du temps épique semble étonnamment s’être arrêté le temps précisément de résoudre et refermer l’histoire du régicide, comme si le sang versé ne devait ni ne pouvait être effacé sur le lieu même du crime que par un nouveau sacrifice, celui d’une femme reine mère certes coupable et porteuse de lourdes fautes mais non pas gratuitement criminelle.

      L’aménagement de l’espace scénique qui repose sur une scénographie épurée confère la primauté au déroulement de l’action. Mais malgré la propension au dépouillement, cet espace scénique, transcendé au lever du rideau par une danse hallucinée d’Électre en salle de banquet où fut tué Agamemnon, ne s’épuise pas de conditionner les rapports de force entre les trois personnages de la pièce. Certes, ceux-ci s’enferment volontairement dans un huis-clos étouffant, irrésistiblement attirés l’un vers l’autre en quête de compromis impossibles, mais ce huis-clos ne représente nullement pour eux un endroit sans issue : les portes restent bel et bien ouvertes et chacun des trois personnages peut à tout moment sortir selon son bon vouloir. Cet enjeu dramatique a une double conséquence sur la tension tragique engendrée par les interactions entre les personnages. La non fermeture de l’espace favorise, d’une part, autant de moments de répit que de moments d’introspection émouvants, où chacun se livre à une méditation existentielle tant pour donner libre cours à l’expression de la souffrance que pour établir un bilan en vue d’une décision à prendre. La mise à l’écart de cet espace où personne d’autre n’entre plus plonge, d’autre part, les trois personnages dans une intimité terrifiante dans laquelle ceux-ci se cherchent en se narguant sans vouloir ni pouvoir s’entendre.

Électre ou le Crépuscule des Rois, de et par Matthieu Desquilbet © Tom Van Maerrem

      L’atmosphère se trouve dès lors amplement empreinte de terreur tragique dans la mesure où le matricide nourri de propos hostiles peut intervenir à tout moment, et où le spectateur bouleversé le sent venir. Malgré tout, plusieurs scènes terribles, comme celle où Oreste caricature le discours et la posture de Clytemnestre et vice versa, une scène écrite et interprétée avec une virtuosité épatante et qui met à l’épreuve la valeur des deux personnages, ne basculent pas dans la violence. Certes, le ton monte, Oreste se laisse ponctuellement aller à des accès de colère et Électre se traîne le plus souvent convulsivement par terre, mais à aucun moment les personnages qui finissent par faire preuve de retenue n’ont pas vraiment recours à une violence physique prononcée, ce qui augmente encore l’effet de terreur parce que le seuil semble souvent franchi pour que la situation dégénère. Cet équilibre impressionnant et le sentiment de sa fragilité reposent dans le même temps sur le jeu de trois comédiens qui incarnent leurs personnages avec finesse. Caroline Tampere crée une Électre égarée par une longue souffrance, mais qui ne perd pas entièrement l’usage de la raison. Baptiste Znamenak donne à son Oreste un air durement effronté, sans pour autant entièrement contenir, sous cette apparence quasi aliénante, une fragilité juvénile qui se révèle pleinement au moment fatal du matricide accompli dans une sublime étreinte paradoxalement plus émouvante que proprement terrible. Laura Moretti, dans le rôle de Clytemnestre, s’empare de la création de la reine régicide avec élégance tout en la douant d’un austère orgueil aristocratique — même dans un état d’ébriété, sa Clytemnestre s’égare dans la solitude de son plaidoyer avec une certaine noblesse —, mais comme dans le cas d’Oreste, cette allure de façade renferme une profonde souffrance exprimée au travers de discours politiques émaillés d’un cynisme pénétrant.

      Électre ou le Crépuscule des Rois nous semble dès lors une création mémorable. Il n’est pas évident de réécrire ce mythe vieux de plus de deux mille ans et repris maintes fois depuis son émergence au cours de l’Antiquité. Matthieu Desquilbet s’acquitte de ce défi avec finesse, accompagné dans cette démarche par trois comédiens dont l’élan et la fougue nous replongent dans un univers terrifiant qui interroge avec acuité notre sens de l’humanité.

Opéra de Versailles : Titon et l’Aurore

      Titon et l’Aurore est une pastorale héroïque en trois actes de Jean-Joseph Cassanéa Mondonville, mise en musique d’après le livret de l’abbé Voisenon conçu à l’appui de ceux de Houdar de La Motte et de l’abbé de La Marre. Un divertissement en un acte d’opéra sur ce sujet (Bernard de Bury) est par ailleurs donné dès 1750 à la Cour de Versailles à l’instigation de la Marquise de Pompadour, apparue dans le rôle de l’Aurore pour chanter sa fidélité à son royal ami Louis XV. Créée pour la première fois à l’Académie-Royale de musique le 9 janvier 1753 en pleine querelle des Bouffons, Titon et l’Aurore dans sa version achevée de Mondonville connaît un succès fulgurant auprès des spectateurs parisiens, succès qui ne s’est nullement démenti lors de ses reprises. Les Arts Florissants avec William Christie en tête (>) se sont emparés de cette virtuose œuvre baroque pour la donner en 2021 à l’Opéra-Comique dans une mise en scène féerique du marionnettiste renommé Basil Twist (>) : l’Opéra-Royal de Versailles a remis à l’affiche début juillet 2022 cette magnifique création reçue avec enthousiasme (>).

      Cela fait déjà plusieurs décennies que la musique baroque a retrouvé sa place d’honneur au sein de la production lyrique grâce au travail de recherche et de redécouverte mené précisément par des ensembles tels que Les Arts Florissants. Si les noms des grands compositeurs du siècle de Voltaire — Jean-Philippe Rameau en particulier pour les français — sont devenus des classiques des programmations des maisons d’opéra, l’attention est désormais également portée à ceux qui sont considérés parfois bien injustement comme mineurs, ceux qui déjà à leur époque avait souvent du mal à se distinguer au sein d’une production lyrique foisonnante, stimulée au reste tant pas les commandes princières pour les œuvres dites profanes que par l’Église pour les œuvres sacrées. C’est par ailleurs plus simple pour ces compositeurs qui s’inscrivent dans la veine italienne de l’opera seria illustrée dans la mémoire collective par Vivaldi, Haendel ou même Mozart. L’opéra français, inventé en quelque sorte par Jean-Baptiste Lully, représente un genre lyrique singulier dont la tradition se poursuit bel et bien au cours du XVIIIe siècle dans un sursaut patriotique renouvelé à plusieurs reprises, ce dont témoigne une nouvelle fois la querelle des Bouffons qui repose la question de la supériorité de l’opéra français : la tragédie lyrique à la française est en effet fondée sur l’unité organique de l’œuvre avec l’accent mis sur l’égalité de ses composantes (musique, texte en vers, danse, décors) et par-là sur la place accordée aux chœurs chantés et dansés.

Titon et l’Aurore, Les Arts Florissants & Basil Twist, Opéra-Royal de Versailles © Stefan Brion

      Si Rameau doit s’imposer face à Lully et la tradition lullyste pour avoir allégé la solennité et le caractère pompeux de la tragédie lyrique en rendant ses partitions plus légères et plus enjouées, Mondoville doit se prêter au même jeu, au sein de la nouvelle tradition ramiste, face à un Rameau, fort de son succès, dont le rayonnement devient peu à peu écrasant. Il est déjà bien connu de cercles parisiens tant pour sa musique sacrée (grands motets) que pour la musique profane, lorsqu’il crée à l’Académie-Royale de musique sa pastorale Titon et l’Aurore pour soutenir entre autre autres le camp de la musique française protégé par la Marquise de Pompadour. Cette œuvre a de plus une forte signification politique qui renouvelle l’esprit du divertissement de Bernard de Bury, celle de célébrer l’attachement de la favorite à son royal ami : la belle Aurore reste en effet fidèle à Titon lors même que celui-ci se trouve métamorphosé en vieillard par le cruel Éole, et sa seconde métamorphose en jeune berger n’intervient in fine que grâce à l’intervention de l’Amour. Si ce message politique a perdu aujourd’hui de son actualité, Titon et l’Aurore clame haut et fort, sur un ton allégorique enjoué, dans toute la simplicité de son action galante, la force de la passion amoureuse capable de surmonter la pire épreuve entraînée par la colère des dieux. C’est par la représentation enchantée de cette passion amoureuse que nous séduit la mise en scène de Basil Twist.

Titon et l’Aurore, Les Arts Florissants & Basil Twist, Opéra-Royal de Versailles © Stefan Brion

      La scénographie est fondée sur la mise en place des tableaux merveilleux qui situent l’action dans un temps cyclique, celui des dieux de la mythologie antique et de la comédie pastorale, en dehors de tout écoulement historique, et dans un cadre naturel conventionnel aux confins de conte de fées. Elle nous persuade par le choix des décors que l’action galante, tant soit peu épique, est bien de tout temps et qu’elle se renouvelle de manière exemplaire avec le lever du soleil quotidien pour célébrer la victoire de l’Amour sur la Jalousie et la Rancune. Le ton est donné dès le prologue, où Prométhée anime des statues d’hommes en argile et où il délègue à l’Amour le pouvoir de régner sur le genre humain : plutôt que dans un palais, ce titan, vêtu d’une toge rouge, apparaît devant une sorte de pont à trois rangées d’arcades dans lesquelles se trouvent installées des marionnettes qui représentent des hommes, et dont certaines sont sorties pour être mues par des marionnettistes vêtus de noir sur le devant de la scène dans une énigmatique chorégraphie qui se substitue à une danse traditionnelle. Des éléments antiques se mêlent dès lors symboliquement à des éléments féeriques qui font un délicat clin d’œil aux représentations du XVIIIe siècle, par exemple, à travers l’Amour habillé d’un justaucorps brillant et coiffé d’une perruque blanche. L’action proprement dite des amours de Titon et l’Aurore est située dans un cadre bucolique suggéré par d’impressionnantes projections nocturnes ou aurorales ainsi que par une végétation verdoyante suspendue aux cintres, tant que ce cadre ne disparaît pas pour céder la place à la sobriété d’un fond noir qui laisse spectaculairement ressortir l’apparition d’Éole mise en valeur par des draps argentés aériens comme celle de Palès entourée d’une riche traîne en laine relevée par deux grands moutons.

 

      La partition musicale empreinte non seulement de virtuosité, mais aussi d’une subtile variété de tonalités invite le metteur en scène à les transposer dans une action scénique qui sert son caractère enjoué avec une élégance à couper le souffle : Basil Twist parvient à émailler la simplicité du dispositif scénique d’éléments féeriques qui renvoient à ce je ne sais quoi de gracieux qui nous rappelle sans ostentation l’univers galant du XVIIIe siècle — le contraste entre le costume de berger de Titon et la splendide robe jaune or de l’Aurore entourée de petits ronds brillants est à cet égard saisissant. Si l’apparition de chaque personnage est soigneusement préparée suivant le déroulement de la partition musicale, certaines ne laissent pas de produire un délicieux effet de surprise non seulement au regard de la beauté des costumes, mais aussi compte tenu des détails qui les annoncent : tandis que l’arrivée de l’Amour est préparée par la descente d’un grand rond gris scintillant, celle de l’Aurore, par le fond de la scène qui représente une étroite vallée escarpée baignée de ciel bleu foncé, correspond à un lever de soleil naissant. À ces entrées impressionnantes fondées sur un effet de contraste se superpose, d’autre part, la manipulation habile des marionnettes qui remplacent les danses et qui, à des moments bien précis, forment de riants tableaux pittoresques : en particulier ces charmantes chorégraphies faites à l’aide des moutons qui bougent leur tête et qu’on avance parfois jusque sur le devant de la scène. Les choristes, quant à eux, en rejoignant le plateau le plus souvent déguisés en bergers, se tiennent des deux côtés de la scène ou sont disposés en demi-cercle pour donner du poids à l’action et au chant. L’ensemble parfaitement homogène est sublime.

Titon et l’Aurore, Les Arts Florissants & Basil Twist, Opéra-Royal de Versailles © Stefan Brion

      Quant à l’interprétation de la partition musicale, William Christie s’en saisit avec sa finesse habituelle en prêtant une attention particulière à distinguer les morceaux en allegro de ceux en moderato qui ménagent aux personnages des moments plus intimes. Sa direction nous entraîne dès l’ouverture au cœur de l’action grâce à une légèreté et une aisance enchanteresses avec lesquelles il donne vie à ce Titon et l’Aurore jubilatoire pour ce qui est de la richesse musicale. Du côté des chanteurs, Renato Dolcini, avec sa voix de baryton, incarne un Prométhée grave en maîtrisant sans faille les sons les plus aigus. Ana Vieira Leite nous enchante comme l’Amour avec sa puissante voix de soprano en rendant avec une joyeuse aisance le propos articulé sans hésitation. Reinoud Van Mechelen, avec une voix de haute-contre, crée un Titon sensible tout en maîtrisant brillamment son timbre vocal. Sa partenaire, Gwendoline Blondeel nous séduit dans le rôle de l’Aurore avec sa virtuose voix de soprano qu’elle manipule avec une aisance et une netteté époustouflantes tout en assumant toutes les nuances de tonalité dans l’expression des sentiments de son personnage. Les deux interprètent forment par ailleurs un charmant duo qui nous subjugue au cours du troisième acte tant lorsque Titon et l’Aurore sont contrariés par la métamorphose du premier que lors de la scène de renouvellement des vœux d’amour. Marc Mauillon, dans le rôle d’Éole, fait montre d’assurance pour donner au dieu des vents une prestance d’enfer. Emmanuelle de Negri, dans celui de Palès, exploite son timbre vocal agréable en passant aisément d’une amante transie d’émotion à une furie portée à la rancune par dépit amoureux.

      La création de Titon et l’Aurore de Mondonville par Les Arts Florissants est de loin l’une plus belles créations qu’on ait vues ces dernières années : un peu comme au XVIIIe siècle, elle est conçue aussi bien pour les oreilles que pour les yeux, répondant par-là aux impératifs de l’esthétique de l’opéra français qu’elle renouvelle en l’occurrence par de saisissants effets de lumière (projections) ainsi que par des chorégraphies constituées de marionnettes grandeur humaine. Scéniquement, musicalement, vocalement, elle met en honneur l’opéra baroque français tout en se coulant merveilleusement dans le cadre de la salle de l’Opéra-Royal de Versailles.

A La Folie Théâtre : Derniers remords avant l’oubli

      La Cie Les Horloges Lumineuses remonte sur les planches avec une nouvelle création présentée dans une mise en scène raffinée d’Olivier Pasquier à À La Folie Théâtre (>) : cette fois-ci, elle s’approprie un classique du XXe siècle Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce (1987).

     Le théâtre de Jean-Luc Lagarce s’empare de la vie des gens ordinaires pour représenter leur quotidien situé dans un hors-temps dramatique. Ses personnages dessinés avec une touche hyperréaliste nous interpellent à travers des tensions qui les hantent sans conduire à une véritable catastrophe tragique au sens classique du terme : il reste quelque chose à régler entre eux, et c’est ce qui les réunit au passage, mais pas inévitablement, sans qu’ils parviennent tout à fait à s’entendre pour trouver un compris. Le théâtre de Jean-Luc Lagarce saisit précisément ces instants délicats qui ébauchent en sourdine une crise profonde : des conversations entamées, juxtaposées par le dramaturge dans leur linéarité, se suivent comme si elles étaient prélevées sur le quotidien des personnages sans nous éclairer entièrement sur les raisons de cette crise susceptible de verser à tout moment dans une catastrophe qui entraîne une rupture définitive. C’est ainsi que des bribes d’un passé évoqué par intermittence s’introduisent dans des échanges sans inscrire pour autant l’action dans un temps historique : tout reste dans un état d’indétermination qui crée un savoureux mystère. Cette indétermination traduit dans le même temps l’échec d’une rationalisation dramatique comme celui d’un arrangement conformiste, rationalisation et arrangement qui sont l’apanage des représentations de la société bourgeoise.

      Dans Derniers remords avant l’oubli, six personnages se réunissent pour régler la question d’un héritage après un temps plus ou moins long qui s’est écoulé depuis leurs dernières entrevues. Pierre, Paul et Hélène, frères et sœur (on le suppose du moins), entretiennent des relations distantes, tandis que les conjoints et une des filles qui les accompagnent se connaissent à peine pour s’être vus à une période indéterminée, ce qui engendre des situations croisées embarrassantes. S’il s’agit de convaincre Pierre de vendre la maison de campagne qu’il occupe moyennent un loyer modéré, Paul et Hélène ne parviennent à parler de la vente de cet héritage qu’indirectement et que pendant quelques moments limités par rapport à l’économie générale de l’action. Les personnages s’empêtrent davantage dans des tirades qui provoquent des réactions succinctes ou conduisent à une sorte de non réponse à la manière de ces personnages tchekhoviens habiles à détourner le propos sur un autre sujet. Le metteur en scène est dès lors invité à transposer cette volonté de ne pas communiquer avec autrui, ce qui est d’autant plus délicat que les personnages comprennent très bien les insinuations proférées à leur égard : Olivier Pasquier s’est précisément appliqué à rendre palpitante cette subtile tension dialectique entre un refus de communiquer et une parfaite entente à demi-mot.

Derniers remords avant l’oubli, mise en scène d’Olivier Pasquier, Les Horloges Lumineuses, 2022

      Olivier Pasquier invente une subtile action scénique grâce à une scénographie constituée de deux espaces perméables propres à fluidifier les multiples changements de scène. L’espace est en effet divisé en deux parties en apparence distinctes qui convergent vers le milieu de la scène en gommant leur prétendue séparation. À jardin, l’intérieur tronqué d’un salon, à cour, un jardin qui semble se prolonger jusque dans les coulisses : d’un côté, un fauteuil vintage entouré d’un guéridon avec des livres et d’une grande lampe à pied, un mur à brique et un autre guéridon avec d’autres livres et une chaîne hi-fi ; de l’autre côté, plusieurs rondins de bois disposés autour d’une table basse, le tout installé devant un faux mur végétal assorti d’un treillage en bois qui dépeint un milieu naturel. Cet agencement symétrique de l’espace scénique situe l’action à deux endroits différents tout en permettant de distinguer les scènes plus intimes déroulées entre les deux frères et la sœur de celles qui réunissent à l’extérieur leurs conjoints et la fille ou la famille tout entière. L’action scénique se coule dès lors entre les deux pôles intérieur/extérieur, comme s’il s’agissait de faire sortir Pierre de la maison, ce qui se solde par un échec d’autant plus flagrant que la famille rassemblée par deux fois dans le jardin se disperse rapidement et que Pierre finira par rentrer.

      Symboliquement Pierre se trouve installé sur le plateau avant le lever du rideau en attendant les autres arriver. Les premières scènes entre Pierre et Paul et Hélène se déroulent ainsi dans le salon, tandis qu’un peu plus loin, celle entre Anne et Antoine est située dans le jardin, où ils font connaissance en installant des chaises et une table camping pour un goûter à venir. D’autres entrées et sorties, d’un lieu à l’autre, se succèdent certes suivant le rythme imposé par le texte, mais de telle sorte que l’action ne s’enlise jamais dans le salon ou dans le jardin, ce qui la rend particulièrement dynamique malgré plusieurs tirades susceptibles de la ralentir, comme celle d’Hélène sur ses infidélités ou celle de Lise sur les travers de la bourgeoisie. L’action scénique tient dès lors à cette autre tension dialectique lisible dans le rapport symétrique entre la profération de la parole liée à son écoute plus ou moins attentive et le mouvement engendré par d’incessants déplacements, ce qui entraîne un délicat fourmillement de discours et de mouvements. Le metteur en scène atténue ainsi la juxtaposition des scènes en redynamisant les relations tendues entre les personnages et en déployant une action qui avance par à-coup sans jamais basculer dans l’excès de pathos. Si, par ailleurs, la toute première scène, celle de retrouvailles, est suivie d’un bref passage dans le noir, d’autres sont rassemblées dans des séquences plus importantes, ce qui relève du découpage personnel du metteur en scène sensible aux grands mouvements du texte de Lagarce et par-là à l’invention d’une action qui le met amplement en valeur.

 

      Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages en adoptant des postures nuancées. Thibault Infante donne à son Pierre une attitude alerte, en apparence joviale, mais qui s’assombrit aux premières accroches en se chargeant d’un ton véhément et incisif. Par rapport aux autres personnages masculins, Pierre paraît ainsi tant soit peu affecté, renfermé dans une autosuffisance solitaire. Paul, incarné par Adrien Lefébure, représente son envers pondéré : la quasi stoïcité que l’on observe dans ses gestes traduit son esprit conciliant qui se trouve en contraste avec l’attitude pétulante d’Hélène. Antoine, quant à lui, créé par Philippe Briouse, fait partie de ces intrus tolérés et écoutés par égard pour ceux qui les introduisent, mais son caractère vainement communicatif ne séduit pas les autres. Du côté des personnages féminins, Hélène a un rôle plus dominant, bien que sans conséquence, parce que c’est elle qui semble vouloir vendre la maison de campagne : Gaëlle Monard l’incarne en lui prêtant une attitude légèrement nerveuse qui trahit notamment son embarras grandissant de retrouver Pierre, voilé de mystère. Anne, quant à elle, interprétée avec finesse par Valérie Descombes, cherche, comme Antoine, sa place au sein de la famille qu’elle découvre, mais son sourire de façade et sa disposition à écouter les autres semblent davantage traduire sa volonté de garder les apparences. Parmi ce florilège d’individus bien différents, Lise, jouée par Paula Denis avec une résistance impassible aux désaccords des adultes, paraît comme la plus énigmatique au regard de sa présence quasi constante sur scène et de la quantité réduite de ses propos. Les comédiens créent ainsi des personnages contrastés avec raffinement pour nous montrer avec conviction ce que peuvent avoir de pesant des retrouvailles lourdes d’un passé dont on refuse de parler.

      Derniers remords avant l’oubli dans la mise en scène d’Olivier Pasquier est une création équilibrée, portée sur scène avec cette modération élégante dans le ton et dans le geste qui aborde le théâtre de Jean-Luc Lagarce avec une perspicacité convaincante. Le jeu des comédiens qui le sert tout autant est entraînant et intrigant, épuré de tout excès dans la restitution des états d’âmes des personnages douloureusement confrontés les uns aux autres.

Théâtre de l’Essaïon : La Ménagerie de verre

      La Ménagerie de verre, l’une des plus fameuses pièces de Tennessee Williams, se trouve actuellement remise à l’affiche au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène intime de Patrick Alluin, où les comédiens créent avec sobriété des personnages à la fois attachants et bouleversants tant par le caractère poignant de leurs destins tragiques que par la finesse avec laquelle ils leur donnent vie sur scène. Cette création de la Cie Mireno Théâtre (>) présentée à l’Essaïon en 2021 a été reçue avec un grand succès, amplement mérité.

      Les pièces de Tennessee Williams, bien inscrites dans notre culture théâtrale, ne cessent de nous impressionner par la justesse avec laquelle le dramaturge américain a su non seulement dessiner les caractères de ses personnages et nuancer leurs sentiments les plus profonds, mais aussi dépeindre en demi-teinte les ambiances singulières dans lesquelles ceux-ci évoluent en écho avec des souffrances socio-économiques d’époque. Sans doute mieux que quiconque d’autre, Tennessee Williams parvient toujours à nous rendre sensibles à la condition des héros modernes que sont ces hommes et ces femmes issus de milieux populaires, d’origines différentes, en quête d’une vie meilleure comme à la recherche d’un équilibre sentimental. Ceux de La Ménagerie de verre (1944) représentent les Américains vivant dans des quartiers ouvriers surpeuplés qui les renferment dans un quotidien désolant terni par des salaires bas : la situation de la petite famille d’Amanda Wingfield est certes devenue précaire après le départ du mari et père entraîné par un esprit d’aventure, mais elle est tout aussi fragilisée par l’infirmité de sa fille Laura et le mal-être de son fils Tom qui vit désemparé à cause d’un travail aride à une usine à chaussures.

      La Ménagerie de verre se présente comme un récit rétrospectif qui tend à se résorber dans des séquences dramatiques sans s’effacer entièrement parce que Tom qui le prend en charge réapparaît ponctuellement dans des apartés pour précipiter et atténuer la catastrophe, celle de son départ qui a sans doute fait basculer sa mère et sa sœur dans la misère. L’action chemine dès lors vers ce dénouement tragique dans un inépuisable rapport dialectique de départ/passé et retour/présent : comme dans une tragédie antique, tel le coryphée qui, après avoir parlé délègue la parole aux personnages, Tom revient sur les lieux de son « crime », celui d’avoir délaissé sa famille pour donner libre cours à son goût de l’aventure stimulé dans sa jeunesse par ses fréquentes sorties au cinéma. Si l’on peut considérer La Ménagerie de verre comme une tragédie moderne, c’est à cause de cette dialectique nouée entre le récit rétrospectif et les scènes de retour en arrière qui aident le prétendu coupable à faire pénitence de sa faute dans une sorte de communion cathartique vécue avec les spectateurs auxquels il s’adresse explicitement. Mais Tom, enserré par une mère dévorante dans l’étau d’une situation sans avenir, et animé par un violent désir d’émancipation, est-il entièrement coupable ? l’est-il, en particulier, à l’égard de sa sœur chérie, vouée par une timidité et un manque de confiance chroniques à la solidarité de la famille ?! La mise en scène de Patrick Alluin nous introduit avec délicatesse au cœur de ce souvenir douloureux qui hante Tom malgré l’impossible volonté d’oublier.

 

       La scénographie, conçue par Thierry Good, repose sur la sobriété des décors et la fidélité des accessoires et costumes à l’époque de l’entre-deux-guerres. La scène représente une double pièce : une salle à manger qui trouve le prolongement sur le devant de la scène dans un vague salon symboliquement suggéré par une desserte en bois utilisée en l’occurrence pour servir de rangement à la ménagerie de Laura et pour loger un gramophone. Des rideaux clairs à rayures, avec une photo du père accrochée en haut comme pour préfigurer la fuite de Tom, cachent une entrée étroite qui mène à l’appartement situé au dernier étage de l’arrière d’un immeuble. Trois chaises disposées autour d’une table placée devant les rideaux, le tout dans un style art déco fondé sur l’usage du tube métallique, complètent cette scénographie spartiate en véhiculant les représentations matérielles que l’on peut se faire d’une famille d’ouvriers attachée aux valeurs traditionnelles de classes moyennes. C’est ainsi que l’attention particulière semble portée au service de table dont les accessoires réalistes abondants jurent avec le caractère dépouillé de la scène comme pour souligner l’attachement d’Amanda à l’ordre, à la propreté et à la promesse de la réussite sociale. Niché dans l’intimité de la petite « grande salle » du théâtre de l’Essaïon, cet ensemble quelque peu austère embrasse une action scénique ponctuée d’effets sonores (swing mais aussi Chopin) ainsi que d’effets de lumières (pénombre) qui versent dans des situations émouvantes parfaitement équilibrées. L’éclairage à la bougie lors de l’entretien de Laura avec Jim entraîne, quant à lui, un effet de fascination, tout comme ces scènes entre Tom et Laura déroulées sur le devant de la scène qui nous rapproche d’eux.

      Si l’histoire de La Ménagerie de verre reste bien connue des spectateurs, les comédiens les y intéressent rapidement à nouveau grâce au naturel avec lequel ils s’emparent de la création de leurs personnages : ils s’y prennent en adoptant des postures captivantes sans emphase, leur donnant une allure réservée qui en traduit la douleur certes en sourdine, mais avec émotion, à travers des gestes simples et des regards pleins de chagrin étouffé. Au lever du rideau, l’entrée de Léo Lebesgue instaure d’emblée une atmosphère de nostalgie, lorsque le comédien sort un briquet pour éclairer les visages de la mère et de la sœur installées sur scène, et que son personnage se met à nous raconter leur histoire commune sur un ton avenant qui cache pour autant mal la souffrance morale. Léo Lebesgue gardera cette attitude séductrice tout au long de l’action, par-delà même des emportements auxquels est sujet Tom agacé par la volonté de puissance d’Amanda. Il crée ainsi un Tom ouvert d’esprit, sensible, irrésistible, tout en nous persuadant que ce fils et frère déserteur a été poussé à s’envoler du nid familial au prix d’un violent sentiment de désespoir. C’est dès lors Tom qui s’impose à notre attention comme le personnage principal de la pièce, dans la mesure où le comédien parvient à dépasser le caractère dominant de la mère, brillamment incarnée par Agnès Valentin. Celle-ci ne manque certes pas d’imprimer à son Amanda un certain air de coquetterie, lorsque celle-ci évoque ses anciens amours, ou même d’afféterie lorsqu’Amanda reçoit Jim pour le dîner, mais la comédienne modère l’expression corporelle de son personnage pour en souligner la suffisance désarmante sans ridicule : son Amanda attendrit au contraire par le soin porté à ses enfants qu’elle désire voir réussir coûte que coûte. Sarah Cotten nous épate, quant à elle, par la douceur et la délicatesse avec lesquelles elle parvient à donner à sa Laura une allure profondément timide et à nous rendre sensibles au petit monde dans lequel celle-ci vit enfermée. Jim O’Connor de Pablo Gallego paraît en revanche sûr de lui-même, confiant sans vanité en ses capacités et en sa réussite, mais reste sensible et attentif, grâce à son caractère jovial, aux inquiétudes de Laura qu’il réussit à faire sortir de sa bulle.

      La création de La Ménagerie de verre par Patrick Alluin au théâtre de l’Essaïon déborde littéralement de finesse dans l’habileté avec laquelle le metteur en scène campe des situations délicates, susceptibles de basculer autrement dans le mièvre : rien de tel parce que la justesse, la précision, la sensibilité et l’élégance avec lesquelles les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages nous persuadent amplement de la pertinence des choix de mise en scène. C’est une création tout aussi entraînante que perspicace et raffinée.

Comédie-Française : Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… est une adaptation originale qui résorbe deux petites comédies conçues par Molière à la suite de la polémique déclenchée par le succès éclatant de la création de L’École des femmes en décembre 1662 : la metteuse en scène Julie Deliquet, ensemble avec Julie André et Agathe Peyrard, s’empare de La Critique de L’École des femmes et de L’Impromptu de Versailles en imaginant les circonstances et l’ambiance dans lesquelles la troupe de Molière aurait vécu ce succès fulgurant qui lui attire de nombreux jugements malveillants et qui la conduit dans le même temps à y répondre avec humour. Présentée à l’occasion du 400e anniversaire de Molière à la Comédie-Française (>), Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… ramène ainsi sur scène ces quelques figures historiques dont la vie fait aujourd’hui l’objet de la plus illustre légende théâtrale.

      Le flou qui règne autour de la vie de Jean-Baptiste Poquelin, notamment à cause de la disparition de nombreux documents historiques et des manuscrits de ses pièces, alimente amplement la légende moliéresque. Les biographies de Molière qui existent sont en effet des reconstitutions minutieuses fondées tant sur des documents authentiques parvenus jusqu’à nous que sur des témoignages de tout ordre, parfois bien contradictoires en raison de leur teneur polémique, quand il s’agit des correspondances privées et des écrits de presse. Les zones d’ombre qui persistent et persisteront sont propices à réinventer des épisodes emblématiques de son parcours d’homme de théâtre. Si la tragédie classique, celle de l’époque de Louis XIV, puisait ses sujets essentiellement dans l’histoire et la mythologie gréco-romaines, notre époque reste ouverte à toutes les périodes et cultures : celles du Roi-Soleil sacrées par l’institution scolaire suscitent même un engouement de premier plan. Depuis la sortie de la fresque filmique Molière d’Ariane Mnouchkine (1978), la création de Julie Deliquet s’impose sans doute comme la première qui raconte à son tour la vie de Molière avec cette volonté de rester fidèle aux sources tout en laissant la part belle à l’élaboration des portraits des personnages.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…, mise en scène par Julie Deliquet, Comédie-Française, 2022 © Brigitte Enguérand

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… nous introduit dans la maison de Molière où se réunissent les comédiens de la troupe pour faire le bilan de leurs affaires peu après la réouverture des théâtres habituellement fermés à Pâques. Le triomphe de L’École des femmes les conduit, entre autres, à décider de donner des représentations en série (sans alternance avec d’autres pièces du répertoire) pendant trois mois à venir et de reporter la création ou la reprise d’autres pièces. Cette décision commerciale met le feu aux poudres dans la mesure où elle écarte de la scène Mlle Du Parc, la rivale de Madeleine Béjart au sein de la troupe, et où elle repousse à une date ultérieure la création de rôles tragiques promis à Brécourt qui vient tout juste d’être engagé. Cette situation inédite campe dès lors les comédiens dans un quotidien prosaïque, et tente de dépeindre les relations quasi familiales qu’ils entretiennent entre eux. À ce quotidien se greffent dans le même temps des considérations esthétiques entraînées par des critiques de mauvaise foi que formulent tant les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne que des doctes entichés des « règles de l’art », et que les comédiens de Molière ne manquent pas de gloser pour s’en défendre. De ce débat émerge précisément La Critique de L’École des femmes, si ce n’est cette comédie (juin 1663) qui nourrit des dialogues mis en œuvre dans la première partie. Les comédiens se trouveront par la suite confrontés à l’urgence de répéter une nouvelle pièce promise par Molière au Roi, ce qui donnera lieu à la création de L’Impromptu de Versailles (octobre 1663). C’est en se reposant sur un fond historique et esthétique que Julie Deliquet nous fait pénétrer dans un quotidien tant soit peu ordinaire de la troupe de Molière.

      L’accent mis sur l’invention de ce quotidien historique se reflète amplement dans une scénographie naturaliste conçue conjointement par Éric Ruf et Julie Deliquet : la scène représente l’intérieur d’une maison ancienne à deux étages, assortie de plusieurs entrées qui favorisent les rencontres comme dans une comédie classique. Si le premier étage aérien introduit quelques passages occasionnels ou des regards curieux, l’essentiel de l’action se déroule dans une double pièce située à ras du plateau : un espace cuisine à jardin, figuré grâce à une imposante hotte en pierre qui surmonte une cheminée acculée au mur du fond, voisine avec une grande pièce de vie où les comédiens se retrouvent autour d’une table en bois. De nombreux accessoires choisis avec précision, ensemble avec des costumes et un maquillage d’époque, complètent cet agencement pittoresque tout en nous rappelant inlassablement, avec un sensible effet de réel, l’époque de Molière. Deux grands lustres chandeliers instaurent par ailleurs une atmosphère singulièrement intime dès le milieu de la première partie, quand les comédiens s’appliquent à allumer les bougies (puis à les éteindre) pour passer une soirée commune pendant laquelle ils s’adonnent à cœur joie à de plaisants jeux de rôles fondés sur l’imitation d’un métier, d’un personnage connu ou d’un animal. Rien ne semble ainsi laissé au hasard pour nous persuader que la troupe de Molière ressuscite le temps d’une soirée ordinaire passée à la Comédie-Française, où elle ne joua jamais.

Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…, mise en scène par Julie Deliquet, Comédie-Française, 2022 © Brigitte Enguérand

      L’action scénique repose sur un équilibre trouvé entre des propos métathéâtraux tenus sur L’École des femmes et la représentation de la vie de la troupe, équilibre si subtil que ces deux plans se fondent dans un ensemble homogène de façon tout à fait naturelle : l’on ne peut affirmer ni que Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… soit une pièce essentiellement métathéâtrale, ni qu’elle se réduise à une peinture anecdotique et pittoresque de l’époque de Molière. Les deux plans s’entremêlent en effet dans une telle tenson dialectique que le spectateur ne cesse de s’interroger tout au long de la représentation sur sa finalité pour se laisser in extremis convaincre que celle-ci tient à de délicates fractures et situations critiques qui conditionnent comme par accident la future création de La Critique de L’École des femmes et de L’Impromptu de Versailles.

      Si cette finalité dialectique n’est enfin perceptible qu’au regard de notre connaissance de l’histoire, elle se confond avec une entraînante action scénique haute en couleur. Deux éléments dramaturgiques, en particulier, atténuent la dimension légendaire et savante de l’action dramatique mise en œuvre pour accentuer poétiquement son caractère à la fois prosaïque et réaliste. D’une part, Molière, incarné par Clément Bresson, se positionne comme un fin observateur et directeur de troupe sans occuper ostensiblement une place dominante : tous les comédiens semblent dès lors indispensables au fonctionnement de leur troupe malgré des désaccords qui les opposent ponctuellement. D’autre part, l’introduction de deux enfants, Jeannot et Angélique, interprétés en alternance par de vrais comédiens enfants, confère à l’action ce je ne sais quoi d’ingénu et de touchant qui lui insuffle quelque chose de gracieux qui se mêle à l’excellence des comédiens réunis par Julie Deliquet.

      Tandis que Florence Viala crée le rôle de Madeleine Béjart, la compagne de Molière interprété par Clément Bresson, on retrouve Adeline d’Hermy dans celui d’Armande, la future femme du dramaturge. Elsa Lepoivre s’empare de la création de Mlle Du Parc, Pauline Clément de celle de Mlle de Brie. Sébastien Pouderoux, quant à lui, incarne le comédien La Grange, qui tient le registre des comptes de la troupe. Serge Bagdassarian et Hervé Pierre complètent cette troupe en tenant respectivement les rôles de Du Croisy et de Brécourt. Tous les comédiens dessinent les caractères de leurs personnages avec élégance en leur donnant une prestance de comédien juste et équilibré. Ils parviennent notamment à distinguer l’humain et le comédien qui entrent dans la création de chacun des personnages dans la mesure où ceux-ci sont amenés à faire du théâtre au cours de l’action. Sans surjouer, ils se laissent aller avec souplesse à un jeu aussi naturel que fougueux, pétillant ou posé selon les situations évoquées.

      Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… est une création époustouflante par la finesse avec laquelle Julie Deliquet parvient à actualiser sa démarche créatrice pour nous proposer un spectacle extrêmement subtil, réalisé sans emphase et avec une précision d’horloger. Elle fait revivre toute une époque émaillée d’un prosaïsme poétique transcendé par un élégant et délicat jeu propre aux Comédiens-Français.