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Studio Hébertot : L’Empereur des boulevards

empereur des boulevards      L’Empereur des boulevards ou l’incroyable destin de Georges Feydeau est une pièce d’Olivier Schmidt donnée au Studio Hébertot dans la mise en scène de l’auteur (>). Comme l’indique son titre, elle retrace le parcours hors du commun du célèbre dramaturge de comédies de boulevard du XIXe siècle. Mais tout n’est pas si facile et si brillant qu’il ne paraît dans l’univers hilarant de ses pièces, ce qu’Olivier Schmidt nous montre avec intérêt en nous dévoilant les hauts et les bas de la carrière de Feydeau articulée à sa vie flamboyante.

      Il est certain que le théâtre de Georges Feydeau dégage une certaine idée de légèreté et de superficialité propre aux représentations de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle : confort matériel et financier, conformisme moral et attachement aux apparences qui caractérisent bel et bien un mode de vie bourgeois, subverti en même temps par une propension plus ou moins ouverte à l’insouciance, à l’inconstance et à l’infidélité. Les personnages de Feydeau se trouvent empêtrés dans des situations embarrassantes entraînées généralement par d’impressionnants imbroglios extraconjugaux. Ce que nous donne à voir le théâtre, le clinquant et l’exquis apparents de ces amours passagers, ne correspond pourtant que partiellement à ce qu’aurait vécu et connu le dramaturge lui-même. Dans ses pièces, en effet, tout finit en quelque sorte par rentrer dans l’ordre : les intrigues amoureuses se nouent aussi bien en se complexifiant qu’elles se dénouent, ce qui n’est possible avec une telle aisance débordant de gaieté que sur scène. Si une recherche effrénée de plaisirs dans le Paris de la Belle-Epoque a inspiré Feydeau dans l’invention, sa vie conjugale en a payé un lourd tribut.

      Ce sont précisément ces vicissitudes et tribulations de Feydeau que met en scène la pièce d’Olivier Schmidt. L’Empereur des boulevards s’ouvre symboliquement sur un récit du jeune Georges séduit par les théâtres parisiens en délaissant rapidement la narration pour rebondir sur des scènes bien rythmées qui représentent des moments clés. L’action est fondée sur une tension dialectique entre les aspirations dramatiques et amoureuses de l’homme de théâtre naissant et sa progressive déchéance morale dans la fréquentation de filles comme dans la maladie et l’abandon. C’est bien un envers désolant de cette illustre carrière auquel les spectateurs ne pensent pas quand on leur parle de Feydeau. La pièce d’Olivier Schmidt n’est pour autant nullement moralisatrice. Elle déroule le parcours de Feydeau suivant des accidents de vie marquants pour en donner une image bouleversante. Elle est imprégnée d’une sensibilité tragique qui nous affecte malgré toutes les déconvenues peu louables de ce génie de théâtre, et nous fait d’autant plus intéresser à son ardeur fatale dans les plaisirs de la vie parisienne.

      De beaux costumes d’époque et le maquillage se chargent de suggérer le temps historique. La scénographie, quant à elle, situe l’action dans un endroit conventionnel dessiné par un rideau blanc semi-transparent suspendu vers le fond, mais aussi par quelques accessoires symboliques, ce qui permet de promener les personnages sans encombre de lieu en lieu et ce qui favorise les changements rapides. Le metteur en scène nous fait ainsi sortir du salon bourgeois typique des comédies de boulevard non seulement pour renforcer le caractère épique de l’action, mais aussi pour déconstruire l’image que l’on prête au dramaturge au regard des représentations véhiculées par son théâtre. Il le sort de ce cocon prétendument protecteur qui n’est qu’une convention théâtrale et qui donne une vision erronée de la vie : Georges Feydeau se trouve confronté à une multitude de situations délicates, comme il est amené à faire une rencontre fatale, celle de l’ange de la nuit aux apparences de muse qui lui fait payer cher son succès. L’action frôle tant soit peu les dimensions surréalistes propres à transcender le parcours de Feydeau en un « destin incroyable ».

      L’action scénique suit un rythme endiablé, sans doute non seulement à l’image des pièces de Feydeau où chaque hésitation et chaque maladresse entraînent des rebondissements fâcheux, mais aussi à l’image de son époque réputée pour sa nonchalance frénétique. Elle nous plonge efficacement dans cet univers à la fois pittoresque et redoutable en regard de tous les pièges tendus au jeune auteur de théâtre par un Paris aussi brillant par son goût d’éclatantes carrières que sordide par ses mauvaises fréquentations. Une fois fait le choix de consacrer sa vie au théâtre, une fois embarqué sur ce bateau insubmersible de belles promesses et d’amères déceptions, Feydeau ne connaîtra plus de répit : constamment sollicité par les uns et les autres, par le public, par ses adversaires, par des femmes et des amis, mais aussi et surtout par sa propre femme, ainsi souvent en proie à des questionnements existentiels quant à la poursuite de son parcours d’homme de théâtre. Le déroulement rapide est par ailleurs soutenu par un accompagnement musical qui accentue le caractère pittoresque ou poignant de certaines scènes, ainsi que par plusieurs chansons qui dépeignent avec un certain goût pour le cliché l’ambiance de l’époque représentée. Les comédiens, quant à eux, créent avec conviction des personnages types reconnaissables grâce à des traits saillants bien mis en valeurs, à l’exception notable de Georges Feydeau qui paraît le plus individualisé et qui se détache de l’ensemble par l’accent mis sur l’expression sensible de ses doutes.

      L’Empereur des boulevards nous captive rapidement pour nous donner à voir en raccourci le parcours extraordinaire de Georges Feydeau, devenu pour cette fois-ci lui-même personnage de théâtre, mis à nu en quelque sorte pour se raconter aux spectateurs à travers la brillante écriture d’Olivier Schmidt.

Studio Hébertot : La Maladie de la Famille M

La Maladie de la Famille M affiche     La Maladie de la Famille M (La malattia della famiglia M) est une pièce du dramaturge italien Fausto Paravidino créée pour la première fois en France en 2011 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>) : la Cie Nuit Orange la propose dans une nouvelle mise en scène sensible de Marie Benati donnée au Studio Hébertot (>).

      La pièce de Fausto Paravidino dresse un portrait poignant d’une famille tant brisée par la disparition de la mère qu’éprouvée par des tensions incessantes entre un vieux père, un jeune frère et deux sœurs. Elle porte un regard désenchanté sur les représentations de la famille contemporaine non conforme au modèle bourgeois traditionnel. Son argument en apparence banal n’empêche pas l’auteur d’en tirer une action puissante qui remue les sensibilités subrepticement : elle mêle avec finesse quelques effets de rebondissement au déroulement d’un quotidien on ne peut plus ordinaire, scandé précisément par des frictions installées dans une durée indéterminée. C’est une pièce de théâtre inclassable, ce qui fait sa grande richesse et ce qui suscite sans doute la curiosité des metteurs en scène à son égard : une tragédie au sens large transposée dans un milieu modeste, avec des personnages tirés de la vie de tous les jours, une pièce qui exploite dès lors les codes de l’écriture réaliste, mais aussi les ressorts de l’absurde dans leur acception esthétique. Il en émane une tristesse infinie fascinante qui séduit les spectateurs par une curieuse propension à l’humour.

 

      L’action repose sur la succession de tableaux reliés par l’omniprésence d’un médecin-narrateur : celui-ci présente l’histoire de la famille M comme un souvenir pesant inscrit dans sa carrière de spécialiste de maladies tropicales amené à exercer en tant que généraliste et ce, moins pour « guérir » ses patients que pour les « soigner », c’est-à-dire se mettre davantage à leur écoute et leur donner des conseils. Si son statut tend à cautionner la véracité de son témoignage, il construit tout aussi un lien dynamique avec les spectateurs auxquels il s’adresse au début et à la fin, alors qu’il se positionne autrement comme le témoin des faits déroulés en intervenant généralement dans l’action observée de façon indirecte. Malgré toute la détresse atténuée par des effets de comique qui émane de cette action, il fait preuve de bienveillance en portant sans amertume un regard chaleureux et compatissant, ce qui entraîne une étrange tension aussi bien entre le déroulement épique des faits relatés sous forme de tableaux et le récit de souvenir qu’entre sa réception de ces faits douloureux et celle des spectateurs. Ce n’est pas tant la singularité du précédé qui séduit que sa mise en place délicate dans l’engendrement des émotions : ce procédé œuvre en particulier dans l’exploitation de l’absurde épuré de sa dimension parodique au profit des émotions qui piquent les sensibilités.

      La scénographie, mise en œuvre par Pierre Mengelle et Édouard Dossetto, nous introduit dans le salon de la famille M, mais l’action déborde ce cadre en se déroulant, pour les tableaux situés à l’extérieur, sur les escaliers de la salle en gradin, ce qui rapproche les spectateurs et les personnages. La scène est organisée autour d’une table carrée placée au centre, autour de laquelle gravitent les personnages en mal de communiquer et de vivre ensemble : quand ils se retrouvent, c’est certes pour causer, parfois bien à contrecœur, mais sans parvenir à se poser réellement. Un canapé deux places installé à jardin, de dos à la salle, fait face à un grand poste de télévision connecté à une caméra portative utilisée çà et là pour projeter en direct ce qui se passe et pour entraîner un curieux effet de mise en abîme, en plus de celui qui relève de la présence du médecin. Enfin, deux lits superposés se trouvent placés à cour, séparés du salon par une paroi imaginaire, ce qui permet çà et là de parler d’un tiers paradoxalement à la fois absent et présent. Cette scénographie en apparence réaliste — les costumes contemporains, quant à eux, évoquent les jeunes d’aujourd’hui, à l’exception du père, issus de milieux modestes — sert efficacement le déroulement de l’action tout en contribuant à provoquer un sentiment de mal-être et d’étrangeté en résonance avec des scènes empreintes d’absurde.

 

      L’action scénique tient à l’entrelacement des tableaux relativement courts de tonalités variées comme à l’alternance de scènes d’extérieur et de scène d’intérieur. Si certains semblent faire avancer l’action, d’autres montrent l’enlisement de la famille dans un quotidien répétitif. Les uns entraînent des rebondissements en apparence insignifiants, liés en particulier à Fulvio et Fabrizio qui courent après l’une des deux sœurs ; les seconds intègrent le plus souvent l’absurde tel que cette plaisante recherche des chaussures égarées par le vieux père en perte de repères. Les uns et les autres s’enchevêtrent avec une consistance grandissante pour donner forme à une action entraînante qui semble pourtant avancer par à-coup. Ce sont le père Luigi, sa fille Marta et son fils Gianni qui tirent le ménage vers un statisme morne relevé par de grinçants effets de comique et contré par l’intrusion de Fulvio et Fabrizio.

      Daniel Berlioux, dans le rôle de Luigi, crée un drôle de père excentrique tout en laissant habilement planer un doute sur sa santé mentale. Marie Benati et Guillaume Villiers-Moriamé apparaissent dans ceux de Marta et de Gianni aux caractères opposés : elle, avec un air de souffrance, par un machinal sens de responsabilité et lui, à cause d’une immaturité gamine, par une irresponsabilité débordante. La seconde sœur, Marie, incarnée par Léna Allibert avec une allure taciturne, semble le plus se chercher et se remettre en question, ce qui conduit à un quiproquo amoureux et par-là à une dispute entre son copain Fulvio créé avec un air d’excès de confiance par Alex Dey et son prétendant Fabrizio qu’incarne Taddéo Ravassard avec un romantisme refoulé. Gaspard Baumhauer apparaît, quant à lui, dans le rôle du charmant docteur.

      La Maladie de la Famille M de Fausto Paravidino, montée par la Cie Nuit Orange, à l’affiche au Studio Hébertot, est une pièce singulière fondée sur un heureux mélange de genres et de registres : les comédiens de la troupe s’emparent de la création de leurs personnages avec justesse, avec une certaine sobriété dans le jeu, en les rapprochant ainsi davantage des spectateurs émus.

Studio Hébertot : L’Aigle à deux têtes

      L’Aigle à deux têtes est une pièce de Jean Cocteau, donnée pour la première fois par le Théâtre Hébertot en 1946 d’abord à Bruxelles, avant d’être jouée à Paris, dans une mise en scène de l’auteur. Jean Cocteau l’a également adaptée pour le cinéma (1948), avec Jean Marais dans le rôle de Stanislas. Paul Goulhot se l’approprie pour une nouvelle création conçue dans un esprit oriental : sa mise en scène attrayante est actuellement à l’affiche au Studio Hébertot (>).

      Injustement méconnue, L’Aigle à deux têtes est une brillante pièce écrite dans cette veine allégorique que l’on retrouve dans le Fantasio de Musset (1833) ou dans Le Mal court d’Audiberti (1946). C’est une histoire de prince, de pouvoir et d’amour, mais son sujet n’est explicitement tiré ni de l’Histoire ni de la mythologie gréco-romaine. Les personnages n’ont pas une identité précise, si ce n’est leur statut social ou leur fonction dramatique qui permet de les caractériser et de motiver leurs actes. Les événements qui structurent l’action ne se réfèrent à aucun fait réel clairement identifiable, si une certaine ressemblance ne nous amène à établir un lien équivoque avec une réalité historique. Cette imprécision recherchée situe l’action dans un présent imaginaire dans la mesure où toute action de théâtre est censée conventionnellement se dérouler ici et maintenant. Ces pièces, à juste titre considérées comme allégoriques, renvoient en même temps à notre quotidien à travers des idées et des sentiments exprimés. Malgré leur effet d’abstraction poétique, elles ne manquent donc pas de nous affecter et d’interroger notre rapport au monde. C’est précisément parce qu’elle remue notre sensibilité que L’Aigle à deux têtes est une brillante pièce : toute sa dimension politique qui sous-tend l’intrigue s’y trouve magnifiquement transcendée par une histoire d’amour poignante.

L’Aigle à deux têtes, mise en scène par Paul Goulhot, Studio Hébertot 2023

      L’Aigle à deux têtes raconte en effet une histoire d’amour entre une reine et un anarchiste venu la tuer. La Reine, sans régner réellement, vit en retrait et se voile le visage en signe de deuil depuis l’assassinat de son mari le matin même de leurs noces. Sans mener une vie trop extravagante, elle fait tout de même preuve de caprices tels que la diffusion d’un poème antiroyaliste rédigé contre elle par Stanislas qui n’est autre que ce poète anarchiste pénétré dans le château de Krantz une nuit d’orage. Prête à se faire tuer par dépit d’être privée de son mari, elle ne convainc pas Stanislas blessé de lui asséner un coup fatal. Cette situation de départ de la rencontre nocturne, comme la suite de l’histoire, est entièrement romanesque, dépourvue de toute vraisemblance, et pourtant elles renferment quelque chose de vrai dans les échanges et dans les sentiments des deux personnages en mal de vivre, attirés l’un vers l’autre par ce sentiment de mal-être qui les unit passionnément. Ce quelque chose de vrai tient sans doute à leur amour naissant impossible fondé sur la compassion, ce dont les persuadent cruellement les manigances secrètes du comte Foëhn, le bras droit de l’archiduchesse belle-mère friande de pouvoir. Dans une création scénique de L’Aigle à deux têtes, on sera de ce fait particulièrement attentif à la manière dont est amenée la tension dialectique entraînée par la dimension romanesque de l’action et la véracité attendue dans le rapport de force sentimental entre les deux personnages principaux.

      Le caractère romanesque tant soit peu fantaisiste de L’Aigle à deux têtes favorise d’emblée la transposition de son action dans un univers souhaité. C’est ce qui permet à Paul Goulhot de la situer dans un Orient légendaire avec une simplicité symbolique quant au choix de décors, de costumes, d’accessoires et de comédiens. Sa scénographie japonisante est constituée avec sobriété de quelques meubles en bois marron laqué proportionnellement disposés : une commode à tiroir à jardin, une table entourée de deux chaises au milieu et un divan à cour et ce, pour instaurer une ambiance d’intimité propre au salon d’une reine repliée sur elle-même qui reçoit peu de monde. En plus de quelques bandes sonores et de la projection de dessins inspirés de la peinture japonaise à l’encre de Chine, ce sont les accessoires et les costumes qui empreignent le plus la scénographie de parfum d’orient : une statuette en or ou des épées apportées au deuxième acte et surtout les tenues asiatiques portés par les comédiens, à l’exception notable de Stanislas incarné d’ailleurs par un comédien blanc. Pour transposer l’action de L’Aigle à deux têtes dans un univers oriental sans encombrer la scène d’objets gratuits, Paul Goulhot fait en effet le pari réussi de la distribution de comédiens asiatiques. L’ensemble repose ainsi sur ces choix délicats faits pour donner de la scène une image harmonieuse, sans être chargée de fioritures, et pour focaliser par-là le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens.

L’Aigle à deux têtes, mise en scène par Paul Goulhot, Studio Hébertot 2023

      L’action scénique, quant à elle, repose sur un équilibre dynamique en ce qu’elle alterne des moments qui introduisent un mouvement plus rapide et ceux qui s’en distinguent par un ralentissement subtile mis en valeur par une lumière forte dirigée en plongée sur des personnages campés sur une scène laissée dans l’obscurité. Ces quelques moments privilégiés sont les plus intimes et les plus bouleversants, qu’il s’agisse de l’émouvante déclaration d’amour entre la Reine et Stanislas, en particulier de ce beau moment où la Reine invite Stanislas à venir près de lui et où celui-ci, la serrant dans ses bras par derrière, lui suggère avec des mots justes de sortir de l’ombre pour reprendre le pouvoir, ou bien de ce saisissant entretien mené avec une vigueur fascinante entre l’anarchiste-lecteur de la Reine et le sournois comte de Foëhn venu l’enrôler au service de l’archiduchesse. Le mouvement scénique ne pâtit jamais, les comédiens étant toujours astucieusement occupés, ne serait-ce que par de menus déplacements alliés à un jeu de regards suspicieux et à une écoute attentive. Ce jeu de regards et cette écoute sont de plus une source de tension et de surprise, en particulier chez la Reine dont une certaine propension au caprice tient en haleine le spectateur dans l’incertitude de devenir si elle s’apprête, à l’aide de sa cravache, à caresser ou à frapper en l’air, toujours avec le risque de ne pas manquer son but.

      Les trois comédiens dans les rôles secondaires créent avec justesse des personnages types tels que lectrice, gouverneur et chef de police : Maïko-Eva Verna apparaît dans celui d’Edith en lui donnant une allure prétendument respectueuse devant la Reine, mais brusque et sévère dès lors qu’elle se trouve en présence d’un autre personnage ; Olivier Ho Hen, dans celui de Félix sincèrement attaché à la Reine, en lui prêtant cet air de sérénité et de sagesse qui rassure un personnage mélancolique instable ; et Boun Sy Luang Phinith, dans celui du comte de Foëhn, qu’il incarne avec un air sournois féroce lisible derrière une gesticulation prononcée et une fausse bienveillance. Huifang Liu, quant à elle, s’empare de la création de la Reine avec noblesse, adaptant son attitude selon le personnage auquel celle-ci a affaire et en fonction des dispositions sentimentales de son personnage : le spectateur découvre ainsi dans son interprétation une Reine en apparence orgueilleuse, inflexible, capable de se tenir droit et de rester impassible pour en imposer aux autres, mais sensible, fragile et dévouée dès qu’elle se laisse aller à l’amour. Jérémy Brige crée un anarchiste sombre et mystérieux avec ce charmant air de tristesse, qui ne le quitte que lors de la scène de déclaration d’amour et qui s’allie délicatement aux situations éprouvantes dans lesquelles se retrouve son personnage : que Stanislas soit souffrant à cause de sa blessure, qu’il essaie de jouer le comte de Foëhn ou qu’il souffre affreusement à cause du mauvais tour de la Reine lors de la scène finale, le jeu sensible de Jérémy Brige nous livre un Stanislas attachant.

      L’Aigle à deux têtes donnée dans la mise en scène japonisante de Paul Goulhot nous persuade de l’intemporalité de cette belle pièce de Jean Cocteau, que nous avons par curiosité lue avant d’aller voir le spectacle, et que nous avons ensuite eu l’énorme plaisir de voir jouée sur la scène du Studio Hébertot. Cette lecture nous a sans doute permis de goûter avec une délicieuse frayeur l’émouvante ironie tragique qui se dégage de l’histoire d’un amour impossible, mais elle n’est absolument pas nécessaire pour rêver avec Paul Goulhot et ses comédiens à cet amour romanesque réécrit à l’encre de Chine.

Studio Hébertot : Caligula de Camus

Caligula

      Caligula d’Albert Camus compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle grâce à la portée universelle de sa teneur à la fois politique et métaphysique : la Cie des Perspectives s’en est emparée pour le mettre à l’honneur dans une mise en scène épurée de Bruno Dairou et Édouard Dossetto. Reçue avec succès en 2021 au Festival d’Avignon OFF, cette création captivante partie en tournée a été programmée au Studio Hébertot en mai 2022 (>).

      Le choix d’un sujet inspiré de l’histoire antique a toujours conduit les dramaturges à introduire dans l’action de leurs pièces une méditation politico-métaphysique en résonance avec des interrogations en cours à leur époque. L’éloignement temporel des événements historiques avérés favorise une telle démarche dramaturgique grâce au caractère quasi légendaire de ces événements qui ont amplement éprouvé le sens de l’humanité. Si, en 1945, lors de sa création au Théâtre Hébertot dans la mise en scène de Paul Œttly, avec Gérard Philippe, Caligula s’impose comme une poignante allégorie dramatique sur les horreurs entraînées par le nazisme, la volonté de puissance et la soif de pouvoir absolu, inlassablement recherchées par l’empereur romain qui prête son nom à la pièce de Camus, ne se cantonnent pas à la férocité impensable de la Seconde Guerre mondiale : elles la dépassent largement pour se renouveler incessamment sous d’autres formes, de telle sorte que les questions soulevées dans Caligula ne laissent jamais d’affecter les spectateurs dans leur présent historique et de mettre en évidence des fractures qui les amènent à repenser le rapport au pouvoir et ses dérivés. La réputation sulfureuse de Caligula mêlée à la finesse de la plume de Camus nous invite d’autant plus à projeter dans ce personnage troublant aussi bien des angoisses secrètes que des fantasmes audacieux.

 

      Comme la seconde partie de son règne verse dans un despotisme inflexible qui l’oppose violemment au Séant, mais aussi dans la débauche assortie d’une liaison incestueuse entretenue avec sa sœur Drusilla, la réputation de Caligula donne lieu à des suppositions selon lesquelles il serait atteint de maladie ou de folie : ses actes de cruauté envers les sénateurs convainquent certains de sa monstruosité. Camus transpose dans sa pièce cette part légendaire en prêtant à Caligula bien des actes ou décisions atroces rapportés par des historiens romains, mais se garde de le faire basculer dans une monstruosité irrationnelle gratuite. Le soupçon de folie avancé par les personnages les plus lâches se voit démenti dans des situations intimes qui confrontent ses aspirations absolutistes à une opposition ferme ourdie par ces sénateurs qui n’ont pas peur de mourir. Leur fermeté incite Caligula à laisser tomber son masque pour dévoiler sa froide rationalité avec laquelle il s’emploie non seulement à rechercher la vérité, mais aussi et surtout à égaler les dieux qu’il considère comme des fantoches : il peut dès lors, à l’occasion d’un entretien avec Scipion, qualifier ses actes comme « les caprices de [sa] fantaisie » ou comme « de l’art dramatique » (III, 2) ; il peut, de surcroît, susciter l’admiration ou le respect de plusieurs sénateurs malgré leurs désaccords politiques. La création de ce personnage réputé fou ou monstrueux semble ainsi reposer sur la recherche d’un équilibre esthétique susceptible de mettre en relief la teneur métaphysique des échanges.

      La mise en scène de Bruno Dairou évite adroitement l’excès et la caricature en réservant quelques gestes symboliques de la prétendue folie de Caligula à des scènes qui éprouvent davantage le rapport de force entre cet empereur sanguinaire et les autres personnages de la pièce. La scénographie situe l’action dans un lieu abstrait, délimité par une chaîne lumineuse qui forme sur scène un grand carré, comme pour insister, à travers cette forme géométrique atemporelle, sur l’universalité des débats provoqués par la quête métaphysique de Caligula. Plusieurs cubes blancs, qui constituent les seuls décors et qui sont manipulés par les comédiens pour suggérer schématiquement un piédestal, une tribune ou un fauteuil, renforcent cette volonté apparente d’inscrire l’action de Caligula dans un cadre spatio-temporel qui dépasse son ancrage à quelconque époque. Des effets d’éclairage qui relèvent la semi-obscurité de la scène proposent des variations lumineuses — rouge, vert, bleu — en conférant à ce cadre géométrique une certaine dimension fantastique. Si l’action semble pourtant tant soit peu située dans une époque vaguement contemporaine, c’est à travers des costumes vintage composés de jeans, chemises blanches et vestes bleu foncé. Ce délicat alliage de l’antique et de l’intemporel plonge les spectateurs au cœur de l’action avec d’autant plus d’efficacité que ceux-ci sont interpellés, dès leur entrée dans la salle, par les comédiens déguisés en sénateurs à la recherche de Caligula disparu depuis trois jours.

 

      L’attention des spectateurs accueillis par les sénateurs pour « parler politique » est régulièrement relancée tant par des contacts oculaires ambigus que par le jeu des comédiens généralement tournés vers la salle, celui de Caligula en particulier qui concentre les regards de tous en allant même les chercher suivant son désir d’avoir le pouvoir sur les destins des hommes à l’instar des dieux. Son entrée en scène par le fond, soigneusement préparée par les sénateurs inquiets de sa disparition, sème au premier abord un doute sur sa santé mentale : couvert d’un long drap blanc, frissonnant, le torse nu, Antoine Laudet qui l’incarne nous laisse découvrir un homme en proie à une angoisse existentielle, ébranlé par l’impossibilité d’atteindre l’impossible — avoir la lune ou quelque chose qui ne soit pas de ce monde. Si son Caligula adopte par la suite une posture plus joviale qui traduit moins des sauts d’humeur qu’une propension assumée à manipuler et à tyranniser froidement les autres, son expression conservera un vague air de souffrance inscrit au plus profond de son âme : Antoine Laudet crée dès lors un personnage fébrile fascinant, et confère ainsi, malgré toutes les atrocités commises, à sa quête d’absolu et de vérité une profondeur humaine. Cette humanité paradoxale ressort même grandie lorsqu’elle se trouve confrontée à la lâcheté et à la peur de plusieurs personnages incarnés par Josselin Girard avec une nette tendance à la dérision qui montre subtilement ce que cette lâcheté et cette peur renferment de laid. Si Antoine Robinet dans le rôle du serviteur Hélicon et Céline Jorrion dans celui de l’amante Caesonia créent des personnages dévoués à Caligula, Pablo Eugène Chevalier (le poète Scipion) et Édouard Dossetto (le sénateur Chéréa) représentent leur envers tout en lui vouant une certaine reconnaissance malgré le caractère impraticable de ses aspirations : les quatre comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec un air de noblesse en adoptant des attitudes altières et assurées, soutenues de plus par une diction distinguée.

      La création de Caligula par la Cie des Perspectives, présentée entre autres au Studio Hébertot, offre aux spectateurs une relecture convaincante de cette célèbre pièce de Camus, adaptée à l’occasion pour une troupe de cinq comédiens excellant dans leurs rôles. Elle nous a séduits tant par son inépuisable actualité que par la justesse de son équilibre esthétique : l’élégance du geste mêlée à la finesse du propos transcende poétiquement cette version de Caligula en une expérience sensible empreinte d’un délicat trouble existentiel.

Studio Hébertot : Le Titre est provisoire

Le Titre est provisoire      Le Titre est provisoire est une comédie de Christophe Corsand, présentée dans une mise en scène entraînante de Jean-Philippe Azéma en 2019 au Festival d’Avignon OFF et programmée, après bien de péripéties liées à la crise sanitaire, en avril 2022 au Studio Hébertot (>). Christophe Corsand signe par-là sa première pièce qu’il écrit dans un ton léger tout en situant adroitement l’action dans l’univers du théâtre. Il incarne dans le même temps l’un des trois rôles aux côtés de Magali Bros et Olivier Doran.

      Il ne va pas aujourd’hui de soi de faire une comédie sans que la pièce ne passe pour une comédie de boulevard, un genre dévalorisé en raison de facilités servies à satiété pour séduire rapidement les spectateurs. Selon sa définition traditionnelle, la comédie fait monter sur scène des personnages issus de classes intermédiaires, en l’occurrence celle de la bourgeoisie moyenne, et se trouve en phase avec des mœurs et des stéréotypes pris pour cible avec autant de légèreté que d’humour. Si son action se développe autour d’une histoire d’amour en entraînant des désordres momentanés au sein d’une microsociété concernée, elle se termine par un arrangement complaisant avec l’ordre social établi. Dans Le Titre est provisoire, Christophe Corsand contourne la vacuité de telles facilités en mêlant une discrète intrigue galante à la lecture privée d’une pièce de théâtre écrite par une jeune auteure novice. Une scénographie dépouillée et un jeu nuancé des trois comédiens esquivent dans le même temps les codes du théâtre de boulevard.

      Au cœur du problème du Titre est provisoire se trouve le désaccord entre deux comédiens sur la qualité de la pièce qui leur est proposée, ce qui entraîne une série de quiproquos et de malentendus, révélateurs par ailleurs de souffrances plus profondes. Si Manu invite Thibault pour la lecture de la pièce dans son nouvel studio où il est en train d’aménager, c’est sans lui dire que Jeanne, l’auteure, doit les rejoindre pour les premiers essais actés par un metteur en scène réputé. L’obstacle tient au fait que l’action de la pièce de Jeanne engendre des longueurs et qu’en plus d’entrain, elle manque aussi de cohérence : elle raconte en effet l’histoire de deux immigrés albanais malmenés par une travailleuse humanitaire copieusement raciste. Alors que Manu, en manque de nouveaux rôles, se montre conciliant et qu’il pousse son partenaire à des concessions, le refus de Thibault mal à l’aise est catégorique. Il va désormais falloir le faire comprendre à Jeanne, pleine d’enthousiasme et même d’admiration pour celui des deux comédiens qui est farouchement opposé à toute possibilité de création. L’action renferme ainsi une délicate situation de théâtre dans le théâtre, avant qu’elle ne se révèle in extremis elle-même comme une répétition de l’action déroulée. Elle conduit à un dénouement surprenant dont on ne dira pas plus pour ne pas briser le suspens.

Le Titre est provisoire 1
Le Titre est provisoire, mise en scène par Jean-Philippe Azéma, Studio Hébertot 2022

      Contrairement à la comédie de boulevard qui situe l’action scénique dans un salon bourgeois reproduit avec une touche hyperréaliste, la scénographie du Titre est provisoire la situe dans le salon d’un appartement de 38 m2 au cinquième étage d’un immeuble sans ascenseur. La seule cheminée, incrustée dans le mur du fond, avec une petite lampe et un cadre photo posés dessus, évoque ce type d’espace topique détourné ici grâce à son aspect dépouillé. Des boîtes de carton servent de plus aussi bien de décors que de pièces de mobilier : notamment, une table et des tabourets placés au milieu. Si cet aménagement symbolique de l’espace scénique renvoie à la situation matérielle de Manu, et qu’il fasse même un malicieux clin d’œil au titre de la pièce, il semble traduire également la volonté dramaturgique et l’ambition esthétique de conférer à la mise en scène une dimension créative propre à travailler l’imagination des spectateurs. Pour peu que la scénographie en cartons s’explique par le dénouement, ce n’est qu’au cours de l’ultime étape de l’action cadre qui infléchit considérablement le caractère comique de la pièce fondée sur une subtile chaîne de mises en abîme. Le titre est provisoire s’impose dès lors à notre attention comme une drôle d’illusion comique.

      L’action, quant à elle, amène adroitement des situations tant soit peu embarrassantes grâce à la diversité caractérielle des trois personnages, mais aussi à cause des manœuvres loufoques de Manu qui mène par le nez les deux autres pour décrocher un rôle dans une nouvelle création du célèbre Vernier. Si elle ne suscite pas des fous rires entraînés le plus souvent par une forme abâtardie de comique de situation, elle amuse pour autant avec intelligence en s’appuyant sur le comique de caractère qui engendre des tensions grinçantes survenues entre les trois personnages. Christophe Corsand crée un Manu jovial qui détonne souvent avec des blagues ou des propos qui ne prennent pas et laissent Thibault et Jeanne perplexes. Olivier Doran s’empare de son personnage en lui donnant un air taciturne et grincheux, peu ouvert au compromis ou à des solutions arrangeantes. Magali Bros, quant à elle, incarne une Jeanne entreprenante et entraînante en adoptant une posture légèrement affectée qui sied bien à la jeune parisienne à l’affût de nouvelles affaires. Si Manu et Jeanne poursuivent un objectif particulier, Thibault qu’ils essaient de séduire tente ainsi d’échapper à toutes les manipulations dont il ne décèle pas tout à fait les motifs. L’ensemble est aussi curieux que pétillant d’un humour raffiné.

      Le Titre est provisoire de Christophe Corsand est une jolie comédie astucieuse, relevée d’un dénouement surprenant. Elle évite les écueils du théâtre de boulevard pour nous persuader qu’on peut toujours rire au théâtre avec raffinement. Son action comme le jeu des trois comédiens nous entraînent en même temps au cœur de la création théâtrale qui pose avec intérêt la question de l’émergence de nouveaux talents.