Archives de catégorie : 06- Saison 2023/24

Théâtre de la Contrescarpe : Vermeer et son faussaire

      Vermeer et son faussaire est une création conçue et mise en scène par François Barluet, donnée en ce printemps au Théâtre de la Contrescarpe (>). Si le spectacle se présente comme une conférence théâtralisée, il s’agit bel et bien d’une pièce fictive qui convoque sur scène le faussaire Han van Meegeren et un expert en histoire de l’art : ce faisant, ce spectacle repense le rapport au public en supprimant le quatrième mur et en donnant ainsi aux spectateurs l’impression d’assister à une véritable interview avec le peintre-escroc hollandais disparu en 1947.

      Comme ces nombreuses créations qui s’emparent d’un personnage historique connu ou méconnu, pris dans le domaine des arts, des lettres et des sciences, Vermeer et son faussaire revient sur l’histoire « fabuleuse » de Han van Meegeren capable d’imiter le style pictural de Vermeer et de faire passer ses propres peintures pour celles de ce peintre emblématique du siècle d’or néerlandais. Cette démarche de vulgarisation plébiscitée par les spectateurs laisse remonter à la lumière toute une série de chapitres et anecdotes alléchants que renferme l’histoire de l’art. Il y a d’une part Johannes Vermeer qui depuis cent cinquante ans suscite un engouement irrésistible de collectionneurs et experts prêts à payer des sommes astronomiques pour posséder un de ses tableaux. Il y a d’autre part un formidable escroc prêt à répondre à cet engouement stimulé par des effets de mode, ce qui est loin d’être évident quand il s’agit de berner les experts les plus renommés avec des faux inédits du XVIIe siècle. Ce pari est pourtant réussi dans le cas de Han van Meegeren parvenu à refiler un faux Vermeer à Hermann Goering en échange de deux cents tableaux saisis par les nazis dans les musées hollandais. Et il y a enfin des spectateurs curieux qui ont envie de savoir et de se faire raconter des histoires vraies qui à une époque ont fait couler l’encre.

Vermeer et son faussaire, 2024 © Fabienne Rappeneau

      Vermeer et son faussaire adopte une forme peu habituelle pour ce genre de créations reposant généralement sur un récit épique cadre dans lequel s’insèrent des scènes montrant les événements les plus importants de celui qui se dévoile en se racontant : la forme d’une conférence théâtralisée, à ceci près que le spectacle ne tient pas à un entretien libre mais qu’il se trouve bel et bien écrit. Il s’agit de mystifier les spectateurs en leur donnant l’impression que les deux comédiens n’ont pas appris leur rôle et que la conférence représente un moment privilégié pour connaître la vérité sur l’affaire de falsification : à travers une rencontre présentée comme authentique avec Han van Meegeren revenu parmi nous comme si de rien n’était. Cette impression est renforcée par un temps prévu aux questions des spectateurs sollicités à la fin du spectacle. Une tension dialectique, quant à sa nature, se trouve ainsi entraînée par une hésitation constante entre une pièce jouée et une conférence spontanée.

      Un effet de perméabilité entre la scène et la salle est favorisé par une scénographie frontale qui brise sans ambiguïté le quatrième mur et invite à un dialogue plus ou moins explicite avec le public : deux chaises placées sur les deux côtés de la scène, une table à cour, celle de l’expert, un grand écran sur lequel sont projetées plusieurs photos, et un chevalet avec deux peintures symboliques, L’Astronome de Vermeer et une création de Han van Meegeren. Les deux comédiens, Benoît Gourley dans le rôle du faussaire et François Barluet dans celui de l’expert, incarnent quant à eux leur personnage avec le plus de naturel possible : tandis que le faussaire nous « parle » avec une nonchalance discrète, signe de son humilité et de son désappointement, l’expert quant à lui a l’air d’être à la fois curieux et quelque peu mordant, parfois embarrassé et maladroit. C’est assez singulier dans la mesure où il semble s’être très bien documenté et avoir préparé les diapos comme si on assistait à une véritable conférence. Le spectacle nous semble ainsi tout à fait convaincant.

Théâtre de l’Opprimé : La Maison d’à côté de Sharr White

Actuellement jouée au Théâtre de l’Opprimé (>) dans une mise en scène de Christophe Hatey & Florence Marschal, La Maison d’à côté est une pièce de la comédienne-dramaturge Sharr White, créée pour la première fois à Off- Broadway en 2011 et partie en tournée aux États-Unis à la suite de son succès retentissant. La CIE l’Air du Verseau (>) s’en empare dans une nouvelle création française (après celle de Philippe Adrien au Petit-Saint-Martin en 2015) pour en proposer une version épurée qui focalise l’attention des spectateurs sur le drame de Juliana en proie aux troubles d’une maladie neurologique.

      La Maison d’à côté aborde un sujet médical dont il n’est pas aisé de parler sans basculer dans l’excès de pathétique : la perte de mémoire entraînée par la démence. Il est en effet difficile d’assumer que notre cerveau puisse en être atteint et que notre identité constituée d’un tissu organique de souvenirs puisse ainsi se déliter en s’éteignant petit à petit. L’homme moderne accepte quoiqu’avec douleur que son corps se détériore à cause du vieillissement ou d’une maladie, ce qui est un cheminement irréversible, tandis que l’intellect, l’esprit ou l’âme sont bien plus réputés intouchables dans leur intégrité. Cet état de choses est d’ailleurs le fruit d’une révolution épistémologique survenue au cours des XVIIIe et XIXe siècles, quand on s’est aperçu que la dichotomie âme et corps n’est qu’un leurre et que la conscience de soi obéit aux processus biologiques. Dès lors que l’âme ne peut plus être sauvée par une promesse d’entrée au paradis, il s’agit de la mettre à l’abri ici et maintenant, de préserver le moi autant que possible, ce qui explique de façon symbolique que Juliana préfère infiniment avoir un cancer et qu’elle dénie quasi religieusement la démence.

La Maison d’à côté, Théâtre de l’Opprimé, 2024 © Clara Ott

      C’est d’autant plus difficile pour Juliana de La Maison d’à côté qu’en tant que scientifique dans un domaine médical accaparé par les hommes, elle a connu une brillante carrière grâce aux recherches menées en neurosciences, recherches qui l’ont conduite à concevoir un médicament révolutionnaire contre… la démence. Sa vie personnelle est en outre bouleversée par la séparation refoulée d’avec sa fille Laura, ce qui rend délicate et ambiguë l’apparition de sa maladie aussi bien pour elle que pour son mari Ian, d’où sans doute la suspicion initiale de cancer. Cette ambiguïté se voit subtilement maintenue dans le déroulement de l’action dramatique quasiment jusqu’au dénouement et ce, grâce à une écriture ingénieuse fondée sur la mise en parallèle de « l’accident médical » survenu au cours d’une conférence et de la période des examens. Une tension dialectique entre le récit rétrospectif de cette conférence et les scènes qui retracent le déni de Juliana se met en place au fur et à mesure que les spectateurs établissent le lien, quoique par à-coups, entre les deux actions pour ramener sur le compte de la maladie ce qu’ils attribuaient au départ au caractère de l’héroïne. (C’est vraiment bluffant !)

      Les metteurs en scène situent l’action de La Maison d’à côté dans un espace scénique épuré, ce qui rend avant tout fluides les transitions entre le passé et le présent, entre une prétendue salle de conférence et d’autres endroits convoqués. Une chaise et un divan vert flanqué d’un guéridon représentent en effet les seuls éléments de décor. Ces choix, outre leur côté pratique, semblent d’autant plus judicieux qu’ils concentrent le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens et par-là sur le vécu du drame personnel de Juliana brillamment incarnée par Florence Marschal. Celle-ci nous convainc avec aisance, grâce à ses postures naturellement affectées, que la scientifique a un « sale » caractère au regard de ses propos souvent prétentieux, condescendants ou hautains et ce, pour nous en révéler une profonde sensibilité enfouie dans les méandres de la maladie refoulée. Jean-Jacques Boutin dans le rôle de Ian, Christophe Hatey dans ceux de Richard et Bobby, et Samantha Sanson dans ceux de Dr Teller, Laura et une jeune femme, s’emparent de la création de leurs personnages avec autant de conviction. Tous les quatre comédiens déroulent ainsi une action scénique captivante dont l’intensité émotionnelle habilement dosée va crescendo au fur et à mesure que les spectateurs pénètrent les enjeux psychologiques de l’histoire de Juliana.

      Après Les Gratitudes avec Catherine Hiegel que nous avons applaudies avec enthousiasme en automne, La Maison d’à côté de Sharr White donnée au Théâtre de l’Opprimé est la seconde pièce de cette saison théâtrale sur les maladies mentales qui nous a séduit tant par la finesse du propos que par son interprétation scénique.

MAC de Créteil : La Grande Magie

      La Grande Magie est une pièce du dramaturge italien Eduardo de Filippo, mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en décembre 2022 au Théâtre de la Ville (>) et reprise en cet hiver 2024 à la MAC de Créteil (>). Il faut bien remonter dans le temps pour trouver une création emblématique de cette grande pièce italienne, il faut en effet remonter dans les années 80, à Giorgio Strehler qui l’a montée au Piccolo Teatro di Milano (>). Fin connaisseur du théâtre italien, Emmanuel Demarcy-Mota semble s’en être souvenu pour nous livrer une création à la fois fascinante et puissante.

      Paradoxalement peu joué et peu connu en France, Eduardo de Filippo réputé pour son grand sens du théâtre compte parmi les plus grands auteurs italiens du XXe siècle. Nous sommes d’autant plus reconnaissants à Emmanuel Demarcy-Mota de s’être tourné vers le théâtre italien et d’avoir laissé à d’autres la fabrique d’adaptations infructueuses tirées de films anglo-saxons. Ce metteur en scène ne cesse de nous étonner par la finesse avec laquelle il porte inlassablement sur le plateau les textes écrits d’emblée pour le théâtre, à commencer par sa récente création du Songe d’une nuit d’été au Théâtre de la Ville (2024), mais aussi par sa mémorable mise en scène de Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello (2001, reprise en 2021). Celle de La Grande Magie s’inscrit curieusement dans ses recherches explorant les frontières entre fiction et réalité. Tandis que la pièce de Shakespeare et celle de Pirandello basculent ouvertement dans le merveilleux ou dans le fantastique, La Grande Magie d’Edouardo de Filippo, d’une facture nettement pirandellienne, reste ancrée dans le réel tout en balançant entre mystification/imposture et vérité, entre magie et fantasme, ce qui amène le metteur en scène à interroger les limites de ce réel hanté par un jeu d’apparences et d’ombres.

La Grande Magie, Théâtre de la Ville, 2022 © Jean-Louis Fernandez

      La mystification repose sur un tour de magie grâce auquel le magicien Otto Marvuglia fait disparaître le mari de Calogero. Dans la version d’Emmanuel Demarcy-Mota, certains rôles quant aux rapports de force ont cependant été inversés : ce n’est pas ainsi un mari dominant et jaloux qui voit disparaître son épouse, secrètement partie avec son amant pour Venise, c’est en effet une épouse dominante et jalouse qui se voit privée de son conjoint. Cette inversion montre moins la souplesse de la pièce d’Eduardo de Filippo que l’universalité des questions abordées pour les deux sexes dans la société occidentale d’aujourd’hui (sans verser dans d’inénarrables problèmes de genre). Mais la disparition du mari de Calogero n’est qu’une illusion/imposture parmi tant d’autres dans la mesure où les personnages entretiennent un rapport ambigu avec la vérité en vivant consciemment dans une représentation sociale forcée qu’ils donnent aux autres, à commencer par le magicien Otto Marvuglia amené à se produire dans des hôtels de luxe malgré la misère qu’il doit essuyer au quotidien. La tension dialectique est ici entraînée par ces impostures à moitié assumées par les personnages et la position privilégiée des spectateurs auxquels celles-ci n’échappent pas. Il s’agit dès lors, pour Emmanuel Demarcy-Mota, de proposer une mise en scène attrayante capable de plonger les spectateurs dans une autre forme de « magie », dans une autre forme de doute quant aux interrogations portées sur le rapport inextricable entre l’illusion et la vérité.

      Pour ce faire, la scénographie situe l’action de La Grande Magie dans un univers tant soit peu étrange, substantiellement certes réaliste dans ses traits et ses éléments constitutifs, mais dans son essence radicalement transcendé par une touche fantastique de l’action déroulée. Au lever du rideau, les personnages habillés de costumes élégants se retrouvent peu à peu, sur la terrasse de l’hôtel Métropole, autour de plusieurs tables recouvertes de longues nappes blanches, disposées devant une grande toile orange sur laquelle ils verront apparaître une mer ondulante apaisante. C’est dans ce « bel univers » traversé pourtant par des désaccords et des médisances, transformé d’un coup en salle de spectacle que s’introduit de façon ambiguë, par le biais de la figure du magicien Otto, une « grande magie ». Le sarcophage égyptien entraînant la disparition du mari de Calogero met les personnages en émoi en recentrant l’attention sur le destin du magicien poursuivi pour ses dettes et celui de l’épouse abandonnée en proie à des doutes existentiels : les déplacements de l’action s’accompagnent, tout en dépassant par degrés le simple effet de réel, par des éclairages spectaculaires déréalisants qui instaurent une atmosphère fascinante oscillant entre une certaine frayeur et la féerie.

      Si le spectacle monté par Emmanuel Dermarcy-Mota est agréable à regarder par son aspect visuel, par un véritable effet de « magie » qu’il parvient à susciter sur l’esprit des spectateurs, l’action scénique rendue captivante grâce au jeu des comédiens n’est pas en reste. Le metteur en scène a réussi à intéresser les spectateurs à des faits en soi banals et dans une certaine mesure prévisibles, à l’exception notable du dénouement surprenant qui paraît en fin de compte tout à fait crédible. Les tours de magie bien que tous classiques étonnent certes toujours quand les spectateurs les voient effectués en vrai, mais l’intérêt de l’action se trouve ailleurs : il repose sur le degré d’acceptation de la mystification froidement orchestrée par Otto, mystification qui conduit Calogero à remettre en question ses repères rationnels pour renaître des cendres de sa relation impossible avec son mari. Cette expérience bouleversante, aux limites du croyable et de l’acceptable, bien que déroulée sous les yeux des spectateurs non sans être explicitée, est brillamment conduite par Valérie Dashwood dans le rôle de Calogero qu’elle incarne avec une sensibilité prodigieuse aux côtés d’autres comédiens de la troupe du Théâtre la Ville qui s’emparent de la création de leur personnage avec conviction.

      La belle création de La Grande Magie par Emmanuel Demarcy-Mota, avec un clin d’œil à Giorgio Strehler, est un véritable tour de magie : elle enchante ses spectateurs aussi bien par son élégance que par la sensibilité et la finesse avec lesquelles les comédiens entrent dans leurs personnages.

Théâtre Montparnasse : Le Bar de l’Oriental

      Le Bar de l’Oriental est la seconde pièce de théâtre de la plume de Jean-Marie Rouart, romancier et essayiste, membre de l’Académie française. Géraud Bénech s’est chargé de la porter sur les planches du théâtre Montparnasse dans une mise en scène délicate qui évoque avec une grâce singulière l’ambiance de l’Indochine du début des années 50, cadre spatio-temporel où se déroule son action, peu de jours avant l’éclatement de la résistance anti-française à Nord Tonkin (>).

      Ce qui évoque l’Indochine d’époque en plus des faits historiques appris en liaison avec la guerre d’indépendance, ce sont en particulier Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras et d’autres écrits où l’écrivaine raconte son enfance et sa première adolescence passées dans cette ancienne colonie française, mais aussi le célèbre film de Régis Wargnier avec Catherine Deneuve. Ces quelques œuvres emblématiques inscrites durablement dans notre patrimoine culturel construisent un certain imaginaire historiquement daté qui nous conduit pourtant à nous représenter, voire à rêver la vie quotidienne en Indochine française, la lutte pour l’indépendance et la décolonisation. C’est dans cet imaginaire que semble puiser Jean-Marie Rouart pour son Bar de l’Oriental qui enferme cinq personnages dans un huis-clos submergé de tensions entraînées par des événements arrivés à Saïgon au Bar de l’Oriental.

Le Bar de l’Oriental, Théâtre Montparnasse © Studio photo de Jamac

      Sur le fond de la résistance qui grouille en arrière-plan et qui précipite les personnages dans la catastrophe, Le Bar de l’Oriental n’est pas une pièce politique sur la guerre d’Indochine : c’est l’histoire de cinq personnages réunis à Nord Tonkin, amenés à exprimer de diverses façons tant leur mal-être et pour certains d’entre eux le dépaysement qu’un rapport frustré à la vie en Indochine. Dorothée, une sorte de femme fatale non avouée, concentre tous les regards en menant par le nez trois hommes — un mari plus jeune d’elle, un commissaire et un commandant — qui virevoltent autour d’elle au grand dam de sa sœur cadette à la recherche d’un mariage opportun et par-là d’une porte de sortie. Dorothée est en même temps le seul personnage sincèrement attaché à l’Indochine et à son peuple maltraité par les Occidentaux, pays et peuple qu’elle chérit en les protégeant au péril de sa vie.

      Un peu comme dans une tragédie classique, Jean-Marie Rouart situe l’action du Bar de l’Oriental près de la catastrophe, à ce moment critique où les désaccords et les griefs restés plus ou moins en état latent commencent à ressurgir de manière irrémédiable. La vie engourdie des cinq personnages telle que vécue jusqu’alors, renfermée dans une torpeur devenue insoutenable, n’est plus possible non seulement à cause de multiples crispations arrivées d’un coup à saturation, mais aussi à cause d’un conflit belliciste qui inscrit brusquement cette vie dans un temps historique. La tension dialectique est ici entraînée par cette léthargie intenable de faux-semblants et le conflit guerrier qui pousse implicitement chacun des personnages à combattre son indolence.

      La belle scénographie imaginée par Emmanuel Charles nous transporte avec une pincée de féerie dans l’univers rêvé de l’Indochine française telle qu’immortalisée dans le film de Régis Wargnier. Elle instaure une ambiance amplement évocatrice d’Asie méridionale, maintenue avec constance du début à la fin. Une grande toile de fond représentant un paysage touffu aux accents montagneux donne une impression de profondeur vertigineuse sublimée tant par une légère fumée projetée sur scène tout au long de l’action que par une musique magnétisante de flûte en bambou et le chant des cigales. Ces éléments, en jouant sur les perceptions sensorielles des spectateurs, suggèrent authentiquement une ambiance à la fois étouffante et languissante, propre au climat indochinois aussi bien sur le plan atmosphérique qu’au niveau des représentations culturelles. Que la première partie se déroule dans le salon de Dorothée et son mari, la deuxième dans un parc en plein air et la troisième dans une maison close ne change rien sur cette ambiance générale qui conditionne le rythme lent de l’action, si ce n’est l’empreinte d’effets visuels envoûtants très réussis : de ce point de vue, le dispositif scénographique fonctionne impeccablement pour happer les spectateurs et leur faire ressentir les émois, les ennuis et le malaise existentiel des personnages avec une plus grande intensité.

      L’action, quant à elle, semble avancer avec une certaine nonchalance malgré la menace d’une insurrection imminente et malgré des échanges vifs entre les personnages. Un effet de contraste entraîné par une urgence d’agir grandissante et une certaine impuissance se met en place tout en déterminant le rythme en apparence lent d’une action fondée sur l’évitement : le commissaire a beau se démener pour trouver des traces du chef d’insurrection communiste Lofantô, les personnages semblent tout aussi obnubilés par des conflits en grande partie sentimentaux que hantés par des choix impossibles à faire à cause de ce qu’ils dissimulent aux autres. Au fur et à mesure que la fatale enquête progresse avant de déboucher sur un dénouement inattendu, une saisissante fresque sentimentale se dessine ainsi à vif sous les yeux des spectateurs, sans sensiblerie, sans emphase, sans excès de pathos. Les comédiens créent effectivement des personnages bien individualisés en leur donnant des attitudes distinctes qui rendent les tensions entre eux amplement vraisemblables.

      Gaëlle Billaut-Danno, dans le rôle de Dorothée, incarne une femme nonchalamment dominante, sûre de ses convictions et de son double jeu avec les autres. La sœur cadette, créée avec élan par Katia Miran, en quête d’elle-même, semble ingénument perdue dans ses sentiments. Cette perte de boussole est encore plus manifeste dans le cas du mari désenchanté incarné avec une fébrilité inquiète par Valentin de Carbonnières. Pierre Deny joue le commandant avec une assurance de chef de guerre empreinte d’une complaisance hautaine, tandis que Pascal Parmentier donne vigoureusement à son commissaire un air à la fois vif et coriace.

      Le Bar de l’Oriental à l’affiche au théâtre Montparnasse est une création fascinante : elle nous subjugue par sa scénographie aux effets audio-visuels attrayants qui confèrent à l’action et aux personnages un charme indicible. Cet ensemble harmonieux accueille une histoire captivante.

Théâtre Hébertot : Pauvre Bitos

Pauvre Bitos affiche      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes est une « pièce grinçante » de Jean Anouilh (1956) que l’on peut considérer comme une brillante farce noire : Thierry Harcourt lui redonne ses lettres de noblesse en la portant sur le plateau du Théâtre Hébertot dans une délectable mise en scène avec Maxime d’Aboville dans le rôle-titre (>).

      Si le « dîner de têtes » repose sur un déguisement partiel des convives invités à endosser un rôle selon un thème donné, dans Pauvre Bitos de Jean Anouilh les amis réunis, issus d’une bonne société provinciale, se présentent à la table de leur hôte avec la tête d’un grand personnage de la Révolution française, à l’exception notable d’André Bitos d’origine modeste entièrement vêtu d’habits confectionnés dans l’esprit du XVIIIe siècle. Le choix de la Révolution française et des personnages historiques n’est pas anodin dans la mesure où les rôles se confondent curieusement avec les caractères et les convictions des convives, outre que la période arrêtée permet de confronter un spectre extrêmement varié de figures emblématiques diversement opposées les unes aux autres sur un échiquier politique impitoyable et de les pousser par-là à s’affronter en apparence impunément selon les rôles respectifs. Il s’agit certes d’un jeu présenté comme plaisant, mais dès lors que le chef d’orchestre, avec une malice quasi sadique, attise les désaccords pour s’en donner à cœur joie, un spectacle empreint d’une cruauté fascinante se met en place tout en métamorphosant un dîner burlesque en une farce noire.

      Dans Pauvre Bitos Jean Anouilh exploite le procédé comique du « théâtre dans le théâtre » en renouvelant ses ressorts dramatiques, ce qui semble le conduire à fantasmer avec une lucidité subversive aussi bien sur la volonté de puissance de l’hôte Maxime que sur le plaisir pris à un cruel jeu ayant pour but de se payer la tête d’André Bitos abhorré de tous. Réunis par Maxime/Saint-Just, ils sont alors six contre un : en plus du malicieux chef d’orchestre, Vulturne/Mirabeau, Julien/Danton, Lila/Marie-Antoinette, Déchamp/Camille-Desmoulins et Victoire/Lucile-Desmoulins contre André Bitos invité à venir déguisé en Robespierre. Le choix de la figure controversée de Robespierre n’est pas le fruit du hasard dans la mesure où chaque « grande tête » retenue a une dent contre lui, que ce soit la Reine de France, le célèbre orateur révolutionnaire ou le journaliste et sa femme, tous envoyés par l’incorruptible sur l’échafaud et guillotinés, à l’exception du comte mort à la suite d’une maladie en 1791. Pour peu que les convives aient bien appris leur rôle, il ne faut pas plus que de donner un coup de pouce, une fois tous à table, pour que s’enclenchent un savoureux persiflage et un secret règlement de compte. Un léger coup de pouce tel qu’évoqué dans la préface d’Antigone, parce que le dîner risque à tout moment de dégénérer et d’avoir une suite tant soit peu tragique. C’est cet énorme potentiel grinçant qu’il s’agit de porter sur scène, ce dont Thierry Harcourt s’acquitte avec un extraordinaire sens du théâtre.

Pauvre Bitos, Théâtre Hébertot 2024 © Bernard Richebé

      L’action se trouve située dans un prétendu lieu de mémoire désaffecté prêt à être transformé en garage après le « dîner de têtes » organisé par Maxime/Saint-Just, comme si ce lieu aux pouvoirs de magie noire en disparaissant devait définitivement absorber toutes les rancunes remontant aussi bien dans l’enfance que dans la récente carrière de magistrat de Bitos. La scénographie le suggère à travers une profondeur amenée par des panneaux adossés au fond de la scène, si bien que la table recouverte d’une nappe de couleur crème et des chaises claires XVIIIe siècle, installées sur le devant de la scène, se détachent délicatement sur un fond sombre. Cet effet de clair-obscur aux accents énigmatiques donne un aspect formidable aux comédiens coiffés de perruques à la Louis XVI, habillés en tenue de gala contemporaine. Ces multiples effets de contraste, en plus des propos initiaux des personnages, ne cessent certes de rappeler aux spectateurs la dimension théâtrale du dîner diabolique, mais l’ambiance mystérieuse les plonge en même temps efficacement dans des situations ambiguës où la réalité se confond authentiquement avec le jeu tant pour les personnages que pour les spectateurs. Cette ambiguïté atteint le comble, à la suite d’un coup de feu visant Bitos, au deuxième acte transposé à l’aide d’une toile de fond dans la grande salle voutée de la Conciergerie. Le cruel persiflage punitif de Bitos, ce périlleux jeu avec le feu, s’envenime dès lors en s’empreignant de sadisme obstinément stimulé par Maxime.

      Le metteur en scène instaure un subtil équilibre entre un jeu sérieux et la dimension farcesque de l’action de la pièce. Ce qui accentue le sentiment de cruauté ce sont précisément des attitudes graves adoptées par les comédiens qui ne s’empêchent certes pas de plaisanter, de répondre avec ironie ou de persifler et cajoler André Bitos, mais qui ne basculent pas dans des postures caricaturales excessives propres à décrédibiliser leur authenticité scénique. Si l’action se présente comme farcesque, c’est n’est pas parce que les personnages soient bouffons et qu’ils versent volontairement dans le ridicule, mais parce que l’intrigue est fondée sur une tromperie et des quiproquos recherchés par Maxime, mais aussi parce que cette tromperie et ces quiproquos ambiguës se retournent fâcheusement contre ceux qui voulaient sanctionner Bitos (le principe de l’« arroseur arrosé ») sans que l’on sache vraiment quel est le personnage in fine berné. L’équilibre obtenu est extrêmement fin, et c’est grâce à cela que la mise en scène de Thierry Harcourt fonctionne impeccablement tout en intéressant les spectateurs au plaisir intellectualisé des personnages, plaisir pris à la volonté de nuire ouvertement assumée, moralement inavouable. Il est paradoxalement délectable de les observer, de pouvoir impunément se projeter dans leur double jeu excitant, d’en rire discrètement et d’en rester fasciné.

      Comme dit plus haut, les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une finesse remarquable : ils nous convainquent tous en nous montrant qu’ils interprètent des doubles rôles propres au théâtre dans le théâtre. Ils ne font pas toujours semblant que leurs personnages se coulent comme des comédiens professionnels dans les rôles de têtes historiques retenues pour le dîner. Le spectateur perçoit un petit décalage entre le personnage et son rôle historique, il y a un petit quelque chose qui le laisse comprendre que les personnages incarnent d’autres personnages. Par exemple, Maxime d’Aboville transmet quelque chose du caractère de Bitos à la création de Robespierre : l’identification entre l’un et l’autre n’est pas toujours totale, même si elle se produit effectivement à plusieurs reprises, ce qui permet non seulement de stimuler la curiosité des spectateurs, mais aussi de les conduire à s’interroger sur les limites de cet impressionnant double jeu. Nous saluons ainsi la capacité de tous les comédiens à entrer avec aisance dans leurs doubles rôles dont l’interprétation fait le bonheur du public.

      Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes de Jean Anouilh, dans la mise en scène de Thierry Harcourt, est une excellente création qui séduit les spectateurs tant par sa dimension subversive qui questionne les limites de la malice humaine que par la justesse de son interprétation scénique. Que de délices !