Archives de catégorie : 05- Saison 2022/23

Studio Hébertot : L’Empereur des boulevards

empereur des boulevards      L’Empereur des boulevards ou l’incroyable destin de Georges Feydeau est une pièce d’Olivier Schmidt donnée au Studio Hébertot dans la mise en scène de l’auteur (>). Comme l’indique son titre, elle retrace le parcours hors du commun du célèbre dramaturge de comédies de boulevard du XIXe siècle. Mais tout n’est pas si facile et si brillant qu’il ne paraît dans l’univers hilarant de ses pièces, ce qu’Olivier Schmidt nous montre avec intérêt en nous dévoilant les hauts et les bas de la carrière de Feydeau articulée à sa vie flamboyante.

      Il est certain que le théâtre de Georges Feydeau dégage une certaine idée de légèreté et de superficialité propre aux représentations de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle : confort matériel et financier, conformisme moral et attachement aux apparences qui caractérisent bel et bien un mode de vie bourgeois, subverti en même temps par une propension plus ou moins ouverte à l’insouciance, à l’inconstance et à l’infidélité. Les personnages de Feydeau se trouvent empêtrés dans des situations embarrassantes entraînées généralement par d’impressionnants imbroglios extraconjugaux. Ce que nous donne à voir le théâtre, le clinquant et l’exquis apparents de ces amours passagers, ne correspond pourtant que partiellement à ce qu’aurait vécu et connu le dramaturge lui-même. Dans ses pièces, en effet, tout finit en quelque sorte par rentrer dans l’ordre : les intrigues amoureuses se nouent aussi bien en se complexifiant qu’elles se dénouent, ce qui n’est possible avec une telle aisance débordant de gaieté que sur scène. Si une recherche effrénée de plaisirs dans le Paris de la Belle-Epoque a inspiré Feydeau dans l’invention, sa vie conjugale en a payé un lourd tribut.

      Ce sont précisément ces vicissitudes et tribulations de Feydeau que met en scène la pièce d’Olivier Schmidt. L’Empereur des boulevards s’ouvre symboliquement sur un récit du jeune Georges séduit par les théâtres parisiens en délaissant rapidement la narration pour rebondir sur des scènes bien rythmées qui représentent des moments clés. L’action est fondée sur une tension dialectique entre les aspirations dramatiques et amoureuses de l’homme de théâtre naissant et sa progressive déchéance morale dans la fréquentation de filles comme dans la maladie et l’abandon. C’est bien un envers désolant de cette illustre carrière auquel les spectateurs ne pensent pas quand on leur parle de Feydeau. La pièce d’Olivier Schmidt n’est pour autant nullement moralisatrice. Elle déroule le parcours de Feydeau suivant des accidents de vie marquants pour en donner une image bouleversante. Elle est imprégnée d’une sensibilité tragique qui nous affecte malgré toutes les déconvenues peu louables de ce génie de théâtre, et nous fait d’autant plus intéresser à son ardeur fatale dans les plaisirs de la vie parisienne.

      De beaux costumes d’époque et le maquillage se chargent de suggérer le temps historique. La scénographie, quant à elle, situe l’action dans un endroit conventionnel dessiné par un rideau blanc semi-transparent suspendu vers le fond, mais aussi par quelques accessoires symboliques, ce qui permet de promener les personnages sans encombre de lieu en lieu et ce qui favorise les changements rapides. Le metteur en scène nous fait ainsi sortir du salon bourgeois typique des comédies de boulevard non seulement pour renforcer le caractère épique de l’action, mais aussi pour déconstruire l’image que l’on prête au dramaturge au regard des représentations véhiculées par son théâtre. Il le sort de ce cocon prétendument protecteur qui n’est qu’une convention théâtrale et qui donne une vision erronée de la vie : Georges Feydeau se trouve confronté à une multitude de situations délicates, comme il est amené à faire une rencontre fatale, celle de l’ange de la nuit aux apparences de muse qui lui fait payer cher son succès. L’action frôle tant soit peu les dimensions surréalistes propres à transcender le parcours de Feydeau en un « destin incroyable ».

      L’action scénique suit un rythme endiablé, sans doute non seulement à l’image des pièces de Feydeau où chaque hésitation et chaque maladresse entraînent des rebondissements fâcheux, mais aussi à l’image de son époque réputée pour sa nonchalance frénétique. Elle nous plonge efficacement dans cet univers à la fois pittoresque et redoutable en regard de tous les pièges tendus au jeune auteur de théâtre par un Paris aussi brillant par son goût d’éclatantes carrières que sordide par ses mauvaises fréquentations. Une fois fait le choix de consacrer sa vie au théâtre, une fois embarqué sur ce bateau insubmersible de belles promesses et d’amères déceptions, Feydeau ne connaîtra plus de répit : constamment sollicité par les uns et les autres, par le public, par ses adversaires, par des femmes et des amis, mais aussi et surtout par sa propre femme, ainsi souvent en proie à des questionnements existentiels quant à la poursuite de son parcours d’homme de théâtre. Le déroulement rapide est par ailleurs soutenu par un accompagnement musical qui accentue le caractère pittoresque ou poignant de certaines scènes, ainsi que par plusieurs chansons qui dépeignent avec un certain goût pour le cliché l’ambiance de l’époque représentée. Les comédiens, quant à eux, créent avec conviction des personnages types reconnaissables grâce à des traits saillants bien mis en valeurs, à l’exception notable de Georges Feydeau qui paraît le plus individualisé et qui se détache de l’ensemble par l’accent mis sur l’expression sensible de ses doutes.

      L’Empereur des boulevards nous captive rapidement pour nous donner à voir en raccourci le parcours extraordinaire de Georges Feydeau, devenu pour cette fois-ci lui-même personnage de théâtre, mis à nu en quelque sorte pour se raconter aux spectateurs à travers la brillante écriture d’Olivier Schmidt.

Théâtre de Poche-Montparnasse : Eurydice

Eurydice Poche théâtre Anouilh      Eurydice est une pièce dite « noire » de Jean Anouilh créée pour la première fois en 1942 au Théâtre de l’Atelier : boudée aujourd’hui comme presque tout le théâtre de ce dramaturge du XXe siècle, elle s’est relevée de ses cendres dans une très belle création d’Emmanuel Gaury donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse début juin et programmée pour la nouvelle saison (>).

      L’intrigue d’Eurydice d’Anouilh est sans surprise inspirée du célèbre mythe grec raconté entre autres dans Les Métamorphoses d’Ovide, mais adapté aussi plusieurs fois pour l’opéra. Il s’agit d’une poignante histoire d’amour tragique entre un poète musicien et une nymphe des arbres. Cette histoire d’amour fascinant par son intensité interroge, au même titre que celle de Roméo et Juliette ou celle de Pyrame et Thisbé, notre rapport à la passion amoureuse aussi bien responsable d’actes impensables et de chagrins innombrables qu’idéalisée et rêvée avec exaltation. Le mythe pose notamment la question de la constance et de la puissance de l’amour, deux aspects fondamentaux qu’Anouilh retravaille à sa manière en situant l’action de sa pièce vaguement dans la France du XXe siècle et en donnant aux personnages une consistance amplement humaine. Comme l’indique le titre, son Eurydice accorde une place singulière au personnage féminin problématique qui suscite en effet des interrogations quasi métaphysiques chez le jeune Orphée secoué en vingt-quatre heures par la passion.

      Or, dans la version d’Anouilh, la passion amoureuse paraît rien moins qu’exceptionnelle et enlevante, si ce n’est dans le discours propre d’Orphée convaincu de la pérennité de ce qu’il ressent pour Eurydice rencontrée dans une vieille gare défraîchie située dans une ville de province. A l’image du lieu de cette rencontre inespérée, loin ainsi de paysages pittoresques propices à l’idéalisation des sentiments, les personnages eux aussi se trouvent dépouillés de leur aura pastorale dans la mesure où ils se présentent comme des artistes ambulants en quête d’occasions de jouer. Tandis qu’Orphée, en compagnie d’un père musicien médiocre, séduit par son jeu de violon, Eurydice fait partie d’une troupe de comédiens aux côtés d’une mère prétentieuse qui se prévaut continûment de son glorieux passé. Ces personnages, à l’exception notable d’Orphée, ont de plus un vécu pesant sur leur présent, ce qui détonne en particulier dans le cas d’Eurydice abusée par son impresario et par-là dans une conception désenchantée de la passion amoureuse. L’action dramatique entraîne ainsi une dialectique saisissante entre les aspirations d’Orphée et ses désillusions entraînées par son expérience concrète.

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Eurydice, Théâtre de Poche-Montparnasse, 2023 © Studio Vanssay

      Si l’action dramatique en tant que telle ne semble pas vraiment y inviter, Emmanuel Gaury la situe dans des espaces certes sans éclat, mais qui suscitent un certain sentiment de nostalgie et renvoient même aux représentations de la Vieille-France de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas que les comédiens soient habillés de costumes de riches, ce n’est pas non plus que les lieux représentés soient des cafés de gare ou des chambres somptueux ravissant de raffinement, c’est que l’ensemble dégage, malgré toute la pauvreté matérielle et morale évoquée dans les échanges, une étrange élégance en contraste avec des personnages médiocres tels que l’impresario Dulac ou le père d’Orphée, mais aussi la mère d’Eurydice vêtue d’une robe bleu pastel, relevée d’un petit chapeau, d’un col en fourrure et de colliers de perles. Eurydice et Orphée, quant à eux, portent des habits de classes moyennes basses, confectionnés pourtant avec un certain goût pour la belle apparence. Les lieux représentés de manière schématique produisent le même étrange effet de contraste : ils n’ont rien d’exaltant, mais séduisent pourtant par leur aspect suranné. Des portes coulissantes installées au fond introduisent par ailleurs un élément surnaturel en préparant les scènes à cheval entre le monde des vivants et l’au-delà des morts.

      L’action scénique nous plonge irrésistiblement au cœur de la rencontre éphémère entre Orphée et Eurydice qui change radicalement leur vie en les arrachant pour quelque temps à leur piètre existence. La tonalité empreinte d’une immense tristesse connaît une évolution vibrant d’émotions, fondée une fois de plus sur de délicats effets de contraste : entre un enthousiasme pitoyable des uns et un abattement pathétique des autres, entre des rires, des inquiétudes, des espoirs et des déceptions qui s’entremêlent les uns aux autres avec finesse et sans excès de pathos pour conférer aux personnages une épaisseur psychologique convaincante, d’autant plus que l’au-delà ne manque pas de s’invite sur scène d’abord à travers la présence mystérieuse d’un homme en redingote présenté comme Henri, et puis à travers la seconde rencontre entre un Orphée vivant et une Eurydice ressuscitée. Amplement réussie, cette articulation entre le monde terrestre et celui d’outre-tombe s’impose comme un prolongement naturel de l’action — un peu de soufre sous forme de vapeur et un éclairage singulier servent ici de tremplin —, ce qui conduit Orphée non seulement à chercher à comprendre la condition et la fuite d’Eurydice, mais aussi à interroger son rapport à son amour et à la vie.

Eurydice, Théâtre de Poche-Montparnasse Anouilh

© Studio Vanssay

      Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une grande sensibilité. Bérénice Boccara crée une Eurydice attachante en l’incarnant avec une certaine fougue mêlée de passion amoureuse et d’inquiétude existentielle. C’est sans doute Gaspard Cuillé qui individualise le plus le sien au regard du parcours bouleversant d’Orphée : il lui prête des sentiments nuancés avec finesse en montrant aussi bien la propension du jeune musicien à une mélancolie sombre que sa détermination fébrile à préserver son idéal d’amour coûte que coûte, tout en créant malgré tout un personnage lumineux séduisant. Benjamin Romieux incarne un personnage de l’au-delà avec un air de gravité en nous persuadant de l’assurance morale avec laquelle Monsieur Henri reconduit Orphée dans les bras d’Eurydice. Patrick Bethbeder crée le père d’Orphée, mais aussi le conducteur, avec cet air de bonhommie et d’ingénuité qui révèle chez le premier en particulier à la fois une profonde bonté et une médiocrité plaisante. Corine Zarzavatdjian apparaît dans le rôle de la mère d’Eurydice en lui donnant une attitude joviale et certaines manières affectées avec justesse. Jérôme Godgrand, dans les rôles de Vincent et de Dulac, crée deux personnages sûrs d’eux, mais auxquels il prête des postures bien distinguées, celles d’un écrivain à succès et d’un impresario infâme. Victor O’Byrne, quant à lui, incarne avec précision, à tour de rôle, plusieurs personnages épisodiques.

      La création d’Eurydice par Emmanuel Gaury au Théâtre de Poche-Montparnasse est bien réussie : si le texte m’a laissé tant soit peu perplexe à la lecture, cette belle création me l’a fait apprécier. L’histoire est certes sombre et se finit mal, par la réunion d’Orphée et Eurydice dans la mort comme par le constat de l’impossible amour terrestre, mais les comédiens laissent opérer la magie du spectacle qui rend cette histoire tragique captivante.

Théâtre Lucernaire : La Nuit des Rois

La Nuit des Rois      La Nuit des Rois est une comédie baroque de Shakespeare, maintes fois jouée dans des créations extrêmement variées : la Cie Les Lendemains d’Hier en donne une version écourtée dans une réécriture originale mise en scène par Benoît Facerias, donnée du 21 juin au 27 août au Théâtre Lucernaire (>). Le texte de cette adaptation tout à fait réussie est publié chez L’Harmattan.

      Les réécritures des classiques entraînent toujours des polémiques quant au caractère intouchable des textes, notamment quand elles sont manquées. Et l’on peut éternellement disserter sur les enjeux et les conséquences dramatiques de cette démarche jugée « sacrilège », mais après tout l’on se doute bien que si Shakespeare avait été de notre époque, il aurait adopté une écriture conforme à nos codes et que ses pièces auraient été d’une facture différente. Ses tragédies et comédies d’il y a plusieurs siècles continuent pourtant à nous intéresser parce qu’elles interrogent de manière singulière notre rapport au monde, mais aussi parce qu’elles renferment des qualités dramaturgiques et esthétiques qui correspondent à une certaine façon de faire le théâtre. Les réécrire avec plus ou moins de liberté revient simplement à leur redonner vie sous une autre forme pour les faire jouer. Autant une nouvelle mise en scène représente une actualisation et une interprétation qui peuvent prêter à discussion, autant une réécriture participe de cette même herméneutique inépuisable révélatrice de l’extrême richesse des textes classiques. Benoît Facerias et la Cie Les Lendemains d’Hier, quant à eux, s’inscrivent pleinement dans ce travail de palimpseste tout en nous persuadant de leur plaisir de jouer (avec) Shakespeare.

      La Nuit des Rois est une comédie en cinq actes, assez compliquée et complexe pour perdre par endroits les spectateurs dans des imbroglios entraînés aussi bien par de nombreux personnages que par des déguisements et des quiproquos savoureux. Pour peu que la réécriture de Benoît Facerias semble au premier abord aller à l’essentiel en reprenant des scènes clés, elle est loin d’être une innocente simplification de la vieille comédie de Shakespeare. Elle insuffle en effet à celle-ci une dynamique différente en introduisant dans l’action la figure du rhapsode équivalent au narrateur, amené sur scène pour donner un éclairage sur les enjeux narratifs et amoureux. A ce rôle fondamental du narrateur, propre aux théâtres antique et contemporain, se superposent des apartés éclair d’autres personnages, de telle sorte qu’une tension dialectique s’instaure entre ces passages narratifs, bien qu’in fine peu nombreux, et des scènes empreintes d’une théâtralité flamboyante. Il s’agit ainsi en apparence de « raconter » la vieille comédie réputée pour sa complexité, ce qui lui confère une dimension d’autant plus merveilleuse que l’argument du naufrage, le déguisement de Viola en Césario et la disparition de son frère Sébastien sont pleinement romanesques. La part narrative n’est pas seulement un moyen habile pour guider les spectateurs et pour relier les scènes retenues, mais aussi un ressort métathéâtral pour forger avec eux une relation intime et un procédé dramatique pour renforcer le caractère hautement théâtral de l’ensemble.

 

      La scénographie minimaliste, fondée sur une scène laissée quasiment vide, voilée dans le noir, nous plonge dans un univers imaginaire réclamé comme tel par le rhapsode, univers imaginaire à cheval entre un plateau vide transformé par ce dernier en scène de théâtre et différents espaces dramatiques transcendés aussitôt par la magie du jeu des comédiens en d’authentiques tableaux perçus comme prélevés sur une histoire romanesque idéalement située dans un passé féerique des contes. Le seul décor représente un lustre pourvu de plusieurs lampes brillant d’une lumière jaune foncé sur un fond noir, ce qui produit un subtil effet de contraste, plus précisément un certain effet de féerie : les comédiens vêtus de costumes d’époques variées semblent ainsi surgir de nulle part comme les sosies de ceux qu’ils incarnent, si ce n’est de derrière le fond à l’instigation du rhapsode qui, accompagné d’un musicien, les fait entrer au lever du rideau et qui se métamorphose peu après en un d’entre eux. La vieille comédie de Shakespeare s’introduit alors dans l’intimité des spectateurs pour les enchanter tant avec des intermèdes musicaux et des scènes bouffonnes qu’avec des scènes d’amour aux accents de comédie pastorale. Comme le suggère l’un des intermèdes initiaux, the show must go on.

      L’action proprement dite est dès lors fondée sur un mélange adroit de genres divers lié aux effets de rupture, ce qui engendre une dynamique particulièrement entraînante : aucune scène n’a le temps de s’enliser dans la durée, aucune place n’est laissée à un temps mort ou languissant, parce qu’un « raseur », généralement le bouffon ou la servante Maria, intervient à un moment opportun pour la faire rebondir. C’est d’autant plus ingénieux qu’il s’agit le plus souvent de scènes topiques que les spectateurs sont amenés à reconnaître et à reconstruire avec des informations dont qu’ils disposent. L’action se déroule et s’enroule dès lors en cascades en suivant trois ou quatre fils conducteurs — l’histoire d’Olivia, celle de Viola-Césario, mais aussi celles de Malvolio, amoureux transi induit en erreur pour être ridiculisé, et de différents personnages comiques — avant qu’ils ne soient dénoués grâce à l’apparition romanesque de Sébastien. La magie du spectacle opère aussi grâce aux morceaux musicaux introduits tant pour renforcer une impression de pittoresque que pour souligner le caractère burlesque et détourné des scènes où le bouffon interprété par le virevoltant Melchïor Lebeaut titille les autres en levant leurs masques. Comme ce dernier qui incarne Sébastien en plus du bouffon, Céline Laugier, Ugo Pacitto et Josephine Thoby créent avec entrain deux personnages à des caractères quasiment opposés, respectivement Olivia et la narratrice, Sir Andrew et Orsino, Maria et Viola. Benoît Facerias et Arnaud Raboutet, quant à eux, apparaissent dans les rôles de Sir Thoby et de Malvolio.

      La Nuit des Rois dans la réécriture et dans la mise en scène de Benoît Facerias nous embarque rapidement pour une aventure théâtrale palpitante, jalonnée en outre d’agréables réminiscences pour ceux qui connaissent le texte de Shakespeare que la Cie Les Lendemains d’hier s’approprie avec une touche originale. Le spectacle éclectique nous séduit tout aussi grâce à la fraîcheur savoureuse avec laquelle les comédiens se coulent dans la peau de leurs personnages qu’ils incarnent avec une vigueur attrayante.

Théâtre de l’Atelier : La Collection

la collection      La Collection est une pièce de Harold Pinter mise en scène par Ludovic Lagarde, ensemble avec L’Amant, une autre pièce du même auteur : si la première a été créée au Théâtre National de Bretagne, la seconde est née dans le même décor au Théâtre de l’Atelier (>), où elles sont désormais présentées en diptyque l’une après l’autre au cours des mêmes soirées. Rien n’empêche cependant de voir seule La Collection et de l’apprécier dans sa singularité captivante.

      Les spectateurs se réjouissent de (re)découvrir sur scène une pièce grinçante écrite pour le théâtre et non pas une énième adaptation infructueuse d’une œuvre romanesque. L’intrigue de La Collection est certes d’abord pensée comme un scénario pour le cinéma, que Pinter réécrit par la suite pour le donner au théâtre, mais ce remaniement ne change fondamentalement rien sur la qualité des situations et des dialogues destinés à être représentés. Le dramaturge britannique est au reste réputé à cet égard pour ses recherches stylistiques, liées en même temps à un croisement adroit de genres divers, ce qui lui permet de remettre en cause les convenances sociales avec une plus grande efficacité que ne le ferait une adaptation pour le théâtre diluée dans une narration insipide. Les cibles privilégiées de Pinter sont la famille bourgeoise des années 1960, son étroitesse d’esprit et son puritanisme invétéré qui l’enferment dans des représentations néfastes. Dans La Collection, Pinter réussit à entremêler l’art du dialogue dramatique aussi bien à des interrogations sociales qu’à celles qui portent sur le rapport à la fiction et à la vérité. Ludovic Lagarde sert ces trois aspects avec une délicatesse acérée.

La Collection 2
 

      L’action de La Collection est fondée sur une enquête tant soit peu fantasque menée sur un récit d’infidélité qui semble in fine inventé, pour des raisons restées obscures, par Stella, la femme de James. Il y a sûrement eu quelque chose, lors d’un voyage d’affaires, entre elle et Bill, un jeune artiste homosexuel vivant avec et aux dépens de son généreux amant Harry, il y aurait eu une histoire d’adultère que cherche à comprendre James sans jamais vraiment parvenir à démêler le vrai du faux dans la mesure où les autres personnages ne cessent de se payer sa tête pour l’éconduire. Un formidable persiflage désinvolte se met dès lors en place parce que James se laisse attraper en renchérissant sur ce que disent les autres. Cette intrigue de comédie de boulevard n’est toutefois pas si banale que ça, quand on se rend compte qu’elle n’est jamais vraiment dénouée comme chez Feydeau, que le spectateur ne connaîtra jamais la raison pour laquelle Stella aurait inventé l’histoire avec Bill et que, de surcroît, la confrontation entre un couple hétérosexuel et un couple homosexuel ne va pas de soi dans les années 60. Une tension intrigante s’instaure dès lors entre les codes de la comédie de boulevard et sa déconstruction subversive. C’est moins banal qu’extrêmement subtil et fracassant.

      Ludovic Lagarde, dans sa mise en scène, multiplie avec sobriété des éléments qui confèrent à l’action une dimension étrange, voire fantastique sans pour autant basculer dans quelque chose qui soit à la limite de la réalité. La scénographie l’inscrit en effet dans un univers bourgeois à travers des décors accentuant le sentiment de réel malgré un découpage artificiel de la scène en deux parties bien distinctes, mais pensées dans une étroite communication symbolique : à jardin, le salon de Stella et James, à cour, celui de Bill et Harry ; respectivement, un grand canapé en cuir blanc placé sur un tapis blanc devant de hautes parois blanches, un tourne disque posé au sol, d’un côté, et deux fauteuils en cuir marron, avec une table basse au milieu, installés devant un escalier tournant monumental et une porte d’entrée en plexiglas noir, de l’autre. Deux espaces en apparence bien distincts, qui se font face pour mieux révéler l’envers, que l’avers soit lumineux ou sombre, d’appartements bourgeois éprouvés par des dérèglements passionnels récurrents, deux espaces baignés dans une ambiance huppée qui dégage une certaine lourdeur pesante en correspondance avec une lassitude caustique sensible chez les personnages.

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      Le rythme de l’action paraît au premier abord tant soit peu lent, mais il l’est sans être traînant parce que les silences et les brefs moments de stagnation ou plutôt de nonchalance lui confèrent une tension singulière pour opposer avec finesse la morosité et l’épuisement du milieu bourgeois à l’affolement d’un mari attaché à préserver son territoire. L’action scénique se déroule dès lors au gré de cet acharnement mesuré mais ascendant de James sur Bill, qui semble vouloir jouer avec lui au chat et à la souris en prolongeant facétieusement le supposé mensonge de Stella. Cette tendance au ralentissement et une propension atténuée à l’humour british sont la source d’une atmosphère sombre, d’une puissante dialectique passionnelle, d’une action grinçante aux confins de l’absurde. Cette ambiance nous cueille non seulement par son étrangeté captivante, mais aussi grâce aux quatre comédiens qui entrent dans leurs rôles avec une justesse terrifiante. Valérie Dashwood crée une Stella blasée, quasi impassible, en véhiculant avec trouble les représentions d’une épouse désinvolte au comble de l’ennui. Laurent Poitrenaux, dans le rôle de Harry, incarne un mari piqué au vif dans son amour-propre, déterminé à connaître la vérité avec une violence feutrée. Micha Lescot, quant à lui, s’empare de la création de Bill en lui prêtant une posture modérément mais finement affectée, propre à l’image que l’on se fait d’un jeune homme quasi gigolo. Mathieu Amalric, dans le rôle de Harry, crée un personnage de daddy agile, perspicace, avec un sens de la répartie assassin.

      La Collection, donnée dans la brillante mise en scène de Ludovic Lagarde au Théâtre de l’Atelier, est un bel événement théâtral de cette fin de saison accueilli avec un grand succès : la mise en scène comme les comédiens nous arrachent littéralement des applaudissements qui sont tout à fait mérités !

Théâtre de l’Essaïon : Rembrandt sous l’escalier

Rembrandt sous l'escalier      Rembrandt sous l’escalier est une nouvelle pièce de l’écrivaine et dramaturge Barbara Lecompte, présentée au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène captivante d’Elsa Saladin. Cette nouvelle création de la compagnie Étoile et Cie dresse un portrait émouvant du célébrissime peintre néerlandais du XVIIe siècle.

      Si les tableaux de ce peintre baroque incontournable sont connus et admirés, sa vie l’est sans doute beaucoup moins d’autant plus que la démarche biographique — expliquer les œuvres par la vie de leur auteur — est passée de mode depuis bien des décennies. La pièce de Barbara Lecompte, conçue comme une suite de tableaux déroulée sous forme de dialogues fictifs, revient, quant à elle, sur le parcours personnel et spirituel de Rembrandt. Elle s’inscrit par-là dans le genre dramatique contemporain de récits de vie fondé précisément sur la mise en récit dramatique de la vie d’un artiste au sens large reconnu aujourd’hui par les institutions de tout ordre. Cette démarche se solde dans le même temps par des interrogations suscitées aussi bien par des polémiques toujours abondantes dans le cas d’hommes et de femmes célèbres que par des zones d’ombre impossibles à élucider de façon définitive. Ces brèches s’avèrent particulièrement fructueuses pour la fabulation propre non seulement à les combler au prix parfois de reconstitutions séduisantes, mais aussi et surtout à questionner notre rapport au monde et aux autres. C’est ainsi que Rembrandt de la pièce de Barbara Lecompte, ranimé par Elsa Saladin, nous livre un bouleversant témoignage porté sur son cheminement hors du commun.

      Ce qui distingue la démarche d’écriture de Barbara Lecompte dans Rembrandt sous l’escalier repose sur une prise de parole ambiguë du peintre s’adressant à son père mort à des moments charnières de son parcours professionnel. Rembrandt retrouve son père sous un escalier, d’abord comme un adolescent apprenti en quête de sa voie artistique, au moment où son père devenu aveugle est encore en vie (en 1628 à Leyde), à cette période heureuse où il décide d’embrasser la carrière de peintre tout en refusant paradoxalement d’entreprendre un voyage initiatique traditionnel en Italie. Ce choix ne va cependant pas de soi pour un jeune néerlandais issu de milieux modestes qui, de plus, aspire à s’affirmer sur le marché de l’art d’Amsterdam en voulant y imposer coûte que coûte sa marque de fabrique, dès lors qu’il s’acharne à peindre les bourgeois et les princes tels qu’ils sont sans aucune complaisance. Les périodes retenues correspondent ainsi à des moments de rupture propices à amener Rembrandt à revenir aussi bien sur ses choix artistiques entraînant de vives polémiques que sur des accidents de vie qui l’affectent profondément dans sa vie personnelle, sentimentale ou purement matérielle. Le père apparaît de cette manière comme un confident et mentor veillant d’outre-tombe sur un fils prodigue. Une subtile tension dialectique, parfaitement équilibrée, s’instaure dès lors entre un récit de vie mouvementé et un dialogue allégé sur la peinture.

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Rembrandt sous l’escalier, Théâtre de l’Essaïon 2023 © Laetitia Piccarreta

      La scénographie nous transporte dans un endroit imaginaire pensé comme une scène de genre hollandaise en nous introduisant dans un atelier symbolique aménagé pour l’occasion : à jardin, un guéridon flanqué d’une chaise ; au milieu de la scène, un escalier en spirale ; à cour, un chevalet. Par-ci, par-là, quelques objets ordinairement représentés comme accessoires : sablier, livres, crâne, bouteilles, instruments de peinture. Ce qui accentue par la suite cette impression de regarder une scène de genre du XVIIe siècle néerlandais tient à l’éclairage de Johanna Boyer-Dilolo fondé sur des effets de clair-obscur conçus en écho au tableau Philosophe en méditation (1632). Les comédiens semblent ainsi se détacher fantastiquement d’une scène plongée dans la semi-obscurité, comme si tels des personnages de tableau hauts en couleur se ranimaient soudain pour nous révéler le fond de leur pensée : leur histoire se confondant avec une délicate ambiguïté avec ceux de la peinture dont le sujet véritable serait Tobie et Anne attendant le retour de leur fils (1632) et qui a en réalité inspiré Barbara Lecompte dans l’écriture de sa pièce. Le côté curieusement étrange de cette ambiance pittoresque est renforcée par une musique de violon interprétée par Consuelo Lepauw sur un tempo largo, ce qui confère au récit de vie de l’enfant prodigue Rembrandt une résonance mystique méditative.

      L’action scénique proprement dite tient ainsi à sous-tendre, par un accompagnement musical, les scènes dialoguées entre Rembrandt et son père, ce qui produit une sorte d’enchantement qui situe l’action déroulée entre songe et réalité. Si le spectateur sait que les rencontres du peintre avec le père retourné parmi les vivants sont irréalistes et/ou qu’elles sont le fruit d’une méditation transformée en scènes vivantes, Rembrandt s’impose à lui comme un personnage réaliste empreint de magie, miraculeusement ressorti de ses nombreux tableaux et autoportraits pour lui faire part de son expérience d’homme dans une singulière communion conditionnée par une distance spatio-temporelle insurmontable et une présence scénique authentique pétrie de féerie. Christophe Delessart, dans le rôle de Rembrandt, crée un personnage vigoureux, haut en couleur, en une quête inépuisable de lui-même et de renouvellement de la peinture : les mouvements et gestes pétillants du comédien confèrent au peintre une vivacité entraînante qui contraste pour autant avec l’impression de sérénité qui se dégage de ses tableaux. Éric Belkheir s’empare de la création de la figure du père en lui prêtant une attitude paisible équilibrée qui inspire à la fois la confiance, la perspicacité et la bienveillance en accord avec les représentations de la sagesse acquise en âge avancé. L’accompagnement musical de l’énigmatique Consuelo Lepauw se confond, quant à elle, avec l’évocation exaltée de Saskia et Henrickje, respectivement femme et maîtresse de Rembrandt.

      Rembrandt sous l’escalier de Barbara Lecompte, mise en scène par Elsa Saladin au Théâtre de l’Essaïon, est une création attrayante amplement réussie. Elle a tous les atouts pour séduire les spectateurs, que cieux-ci soient ou non passionnés de peinture et de Rembrandt : le spectacle s’impose à notre attention comme un retour narratif méditatif sur soi-même sans aucune dimension moralisatrice. On se laisse entraîner aussi bien par le jeu des comédiens que par une atmosphère énigmatique qui s’en dégage irrésistiblement.