Le théâtre de Marguerite Duras

Marguerite DurasUn jour j’ai reçu une lettre de Jean-Louis Barrault me demandant si je voulais bien adapter pour le théâtre une nouvelle intitulée : Des journées entières dans les arbres. J’ai accepté. L’adaptation a été refusée par la censure. Il a fallu attendre 1965 pour que la pièce soit jouée. Le succès a été grand. Mais aucun critique n’a signalé que c’était la première pièce de théâtre écrite par une femme qui était jouée en France depuis près d’un siècle*.
Marguerite Duras, La Vie tranquille (1987).
(* jouée dans un théâtre officiel, subventionné par l’État)
 

      Dans la plupart de ses pièces de théâtre, du moins dans celles qui sont les plus emblématiques de son œuvre, Marguerite Duras transpose sur scène son univers romanesque fortement autobiographique. Cette démarche va tout à fait dans l’esprit de la dramaturgie des années 60/70, où le théâtre devenu plus narratif abandonne peu ou prou sa part dramatique traditionnelle fondée sur les conflits interpersonnels. Il s’agit désormais de trouver de nouvelles voies d’écriture pour se raconter soi-même et pour exprimer une souffrance enfouie au plus profond de la psyché humaine. Le théâtre de Marguerite Duras est ainsi un théâtre de l’intime, qui met en scène des personnages enfermés dans la solitude et dans la peur de l’oubli. Ceux-ci tentent tant bien que mal de reconstituer leur histoire personnelle et de comprendre qui ils sont ou ce que fut leur vie, si bien que le dispositif scénique se trouve là moins pour favoriser l’extériorisation des processus mémoriels que pour montrer leur fonctionnement tant soit peu défaillant.

Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants. Sauf que la salle a payé et qu’on lui doit le spectacle.
Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde, son accomplissement, l’immensité de sa dernière délivrance.
Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay.
Savannah Bay c’est toi.
Marguerite Duras, Savannah Bay
 
  • 1956 : Le Square, version scénique tirée du roman éponyme par Claude Martin à l’aide de Marguerite Duras, créée au Studio des Champs-Élysées
  • 1963 : Les Viaducs de la Seine-et-Oise, première pièce de théâtre de Marguerite Duras, mise en scène par Claude Régy au Théâtre de Poche-Montparnasse (la première création, dans une version légèrement différente, a néanmoins eu lieu en 1960  au Théâtre de la rue Montgrand à Marseille dans la mise en scène de Roland Monod)
  • 1965 : la parution du tome I du Théâtre de Marguerite Duras : ce tome comprend Les Eaux et les Forêts, Le Square et La Musica
  • 1965 : Les Eaux et les Forêts, créée avec succès au Théâtre Mouffetard dans la mise en scène d’Yves Brainville, reprise en automne au Studio des Champs-Élysées avec La Musica
  • 1965 : La Musica, créée en automne au Studio des Champs-Élysées dans la mise en scène d’Alain Astruc et Maurice Jacquemont et ce, en lever de rideau pour Les Eaux et les Forêts reprises au Studio des Champs-Élysées dans la même distribution ; La Musica et La Musica Deuxième entrent ensemble au répertoire de la Comédie-Française en 2016 dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev (>)
  • 1965 : Des journées entières dans les arbres, créée au à l’Odéon-Théâtre de France dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault ; la pièce sera publiée en 1966 dans L’Avant-Scène Théâtre
  • 1968 : L’Amante anglaise (parution en 1697), créée au Théâtre national populaire- Théâtre de Chaillot dans la mise en scène de Claude Régy
  • 1968 : la parution du tome II du Théâtre de Marguerite Duras : ce tome comprend Suzanna Andler, Des journées entières dans les arbres, Yes, peut-être, La Shaga et Un homme est venu me voir
  • 1973 : la parution d’India Song 
  • 1977 : L’Éden cinéma, mise en scène par Claude Régy au Théâtre d’Orsay avec la Compagnie Renaud-Barrault (Pour écouter Claude Régy parler de ses choix dramaturgiques et pour voir un extrait de sa mise en scène de L’Éden cinéma, suivre ce lien.)
  • 1979 : Le Navire night, mise en scène par Claude Régy au théâtre Édouard VII
  • 1981 : Agathe, parution aux éditions de Minuit
  • 1983 : Savannah Bay (parution en 1982), mise en scène par Marguerite Duras au théâtre du Rond-Point
  • 1984 : la parution du tome III du Théâtre de Marguerite Duras : ce tome comprend La Bête dans la jungle (d’après Henry James), Les Papiers d’Aspern (d’après Henry James) et La Danse de mort (d’après Strindberg)
  • 1985 : La Musica Deuxième, nouvelle version de la pièce de 1965, mise en scène par Marguerite Duras au théâtre du Rond-Point

Le théâtre de la parole

ELLE — Ah !… c’est vous.
LUI, se levant. — Pourquoi ne pas nous parler ?
ELLE — Mais pourquoi nous parler ?
LUI — Comme ça… on n’a rien d’autre à faire
   Elle fait une grimace de dégoût, d’amertume, de tristesse.
(La Musica, 1965)
 

      Anne-Marie Roche et Michel Nollet, Elle et Lui de La Musica (1965), se croisent dans le hall d’un hôtel d’Évreux en fin de soirée après le divorce. Ce n’est pas tout à fait le hasard parce que l’un espérait revoir l’autre pour la dernière fois. Rien d’autre ne nécessite cependant cette rencontre, elle aurait pu ne pas avoir lieu : ils auraient pu se coucher pour éviter de se parler et repartir le lendemain matin sans plus s’adresser la parole. Tout a déjà été joué, lors de la procédure de divorce, sur le plan juridique, il n’y a plus rien à dire de très sérieux. Se parler ou non ne peut rien changer à l’état des choses, une éventuelle conversation semble même inutile. Pourquoi donc l’engager si c’est pour rouvrir des plaies anciennes, pour provoquer la gêne, pour ne pas arriver à s’entendre ? Ils se mettent pourtant à causer à l’instigation de Michel tout en ayant l’air de s’y prêter par ennui pour passer le temps. Et ils se parleront toute la nuit, ils se quitteront le matin pour rejoindre leur partenaire respectif. Rien ne changera, rien d’autre ne se produira sur le plan dramatique que cet échange entre deux personnes qui ne se reverront probablement plus jamais.

      L’élimination de tout événement extérieur qui bouleverse le déroulement de l’action a pour conséquence que celle-ci repose essentiellement sur un échange verbal. Le drame des personnages qui sont là en train de parler ne tient pas à un conflit classique qui oppose leurs intérêts in praesentia, il se déroule en sourdine dans une conversation biaisée qui révèle généralement un autre drame plus ancien. S’il s’agit de dire cet autre drame enfoui dans le souvenir, c’est parce que tout n’a pas été dit à son sujet et qu’il faut (ré)essayer de le comprendre. Il ne sera pas résolu, ce n’est pas le but ni l’intérêt de l’action dramatique à l’époque où on se méfie de toute résolution rationnelle et définitive. Il n’est même pas possible de le résoudre pour l’expliquer entièrement comme à l’époque où la confiance en la raison requérait en quelque sorte naturellement la rationalisation de tout acte humain. Le théâtre de Marguerite Duras montre précisément qu’il est impossible de donner des réponses satisfaisantes à ce qui échappe aux pouvoirs de la raison et ce que cette impossibilité de tout comprendre et expliquer engendre de frustrant chez les humains. Il va ainsi de soi qu’une telle action ne peut se passer qu’à travers la parole. Pas une parole qui asserte des vérités ou des certitudes, mais une parole qui doute, qui questionne, qui se trompe, qui se perd dans des silences, qui tâtonne, qui se cherche. La parole est ici un moyen de monstration à la manière des actes physiques, c’est elle qui crée le mouvement ou qui l’enlise dans l’hésitation ou dans le silence. Le drame se trouve dans cette dialectique de la volonté de (se) dire et de l’impossibilité d’y arriver pleinement.

« Le théâtre m’ennuie. Je le trouve toujours trop bavard. Ça vous surprend que je vous dise cela, alors que dans ma pièce [Le Square], on parle d’un bout à l’autre ! Mais, pour moi, la pièce idéale serait celle où le drame n’est jamais avoué. Elle serait sans dénouement. Plutôt une proposition de pièce qu’une pièce. Elle s’arrêterait là où le théâtre d’ordinaire commence. » (Marguerite Duras, “Du théâtre malgré moi”, 1956.)


Pour écouter Fanny Ardant et Bulle Ogier parler du théâtre de Marguerite Duras, suivre ce lien : “L’empreinte de Marguerite Duras sur scène” (France Culture).