Théâtre Lucernaire : Un soir chez Renoir

Un soir chez Renoir affiche      Un soir chez Renoir est une nouvelle brillante pièce de Cliff Paillé donnée dans une captivante mise en scène de l’auteur au théâtre Lucernaire (>). Après Madame Van Gogh et Chaplin 1939, Un soir chez Renoir nous plonge passionnément dans l’univers de peintres impressionnistes amenés à s’interroger aussi bien sur leur art que sur le rapport au milieu de l’art. Nous retrouvons avec plaisir dans le rôle-titre le talentueux Romain Arnaud-Kneisky.

      Pour cette fois-ci, Cliff Paillé dresse moins le portrait d’un artiste reconnu qu’il ne choisit pour sa pièce un groupe de peintres bien circonscrit et un écrivain emblématique, réunis et désunis à un moment charnière, lors d’une soirée d’hiver ordinaire, autour d’une maigre table chez l’un d’entre eux. C’est sans doute une entreprise ambitieuse parce qu’il s’agit de personnages célèbres bien connus par les amateurs de l’art et parce qu’il s’agit aussi d’une période phare dans l’histoire de la peinture française de rayonnement mondial : Auguste Renoir, Claude Monet, Berthe Morisot, Edgar Degas et Émile Zola. Et c’est une entreprise complexe amplement réussie parce que Cliff Paillé ne se contente pas d’imaginer une réunion pittoresque qui évoque « gentiment » ces personnages historiques, mais parce qu’il parvient aussi bien à instaurer un passionnant débat esthétique compte tenu de leur spécificité qu’à soulever des questions proprement métaphysiques quant à l’essence de la création. Tout est finement pensé : sans abstraction, sans lourdeur, sans longueur, l’action d’Un soir chez Renoir entraîne les spectateurs en leur montrant les quatre peintres et l’écrivain célèbres non pas peut-être tels qu’on se les imagine au travers de leurs tableaux et/ou écrits mais, avec une touche réaliste, tels qu’ils pouvaient être au quotidien en proie à des défis artistiques et matériels.

      Un soir chez Renoir revient sur le moment historique de la troisième exposition organisée par plusieurs peintres dits impressionnistes indépendamment du Salon officiel. L’action située en hiver 1877 démarre peu avant l’ouverture de cette nouvelle exposition des parias de l’art réunis en apparence chez Renoir pour trouver des solutions et des compromis matériels. L’arrivée de Zola secrètement invité par Renoir et le souhait de ce dernier de présenter un tableau au Salon officiel — la misère dans laquelle il vit depuis des années et un manque de visibilité désolant entraîné par des critiques acerbes obligent —, ces contretemps mettent le feu aux poudres et transforment un dîner banal en une dispute d’envergure esthétique enflammée. La question d’exposer au Salon officiel et de « trahir » ainsi le groupe (non pas une « école ») fondé précisément sur l’opposition aux principes artistiques et marchands de ce Salon bourgeois renommé est loin d’être purement alimentaire. Si Edgar Degas se montre inconditionnel sur le principe de l’indépendance totale du groupe, et s’il se voit dans un premier temps soutenu par Berthe Morisot dont la situation financière semble largement confortable, Auguste Renoir, en partie à l’aide de Claude Monet et surtout grâce à Émile Zola, s’y oppose avec une détermination grandissante en vue d’amener des visiteurs à leur Salon boudé par le public induit en erreur par des critiques hostiles. Ce sont les interventions du critique d’art Zola qui ramènent régulièrement la dispute sur des questions proprement esthétiques telles que la technique de peindre ou la finalité de la peinture. Cliff Paillé instaure dès lors, au sein de l’action d’Un soir chez Renoir, une palpitante tension dialectique pleinement révélatrice de convergences et de ruptures impossibles à résoudre de façon définitive. C’est un coup de maître !

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      La scénographie nous transporte dans un atelier de peinture reconnaissable d’emblée grâce à plusieurs cadres de formats variés installés au fond de la scène. De façon symbolique, elle campe une ambiance en apparence romanesque obtenue à l’aide de plusieurs éléments pittoresques typiques : à jardin, chevalet, guéridons, fauteuil ou chaises, puis à cour, petit escabeau, petit chevalet, chaises encastrées. Au milieu de la scène, le moment venu, les personnages dresseront une table provisoire faite d’une grande planche posée sur deux pieds de bois brut. Mais avant de s’y asseoir pour discuter, ils doivent préparer ce dîner qu’ils ne verront jamais servi, non pas faute d’aliments qui manquent d’abord dans l’atelier misérable de Renoir et qui arrivent peu à peu au compte-goutte, mais parce que l’intérêt de leur réunion change de manière imprévisible et qu’ils finiront par se séparer sans avoir le temps de manger. Quoi qu’il en soit de leur estomac, ces préparatifs et les accessoires, ensemble avec des costumes d’époque qui distinguent socialement chacun d’eux — par exemple, Émile Zola et Berthe Morisot sont habillés d’élégants vêtements bourgeois contrairement à Auguste Renoir et Claude Monet qui portent quant à eux des habits de pauvres — signifient adroitement cette réalité socio-historique qui est la leur et qui les renferme dans un univers précis. De ce point de vue, la scénographie et l’action forment une fresque réaliste vivante de laquelle se détachent sensiblement six personnages hauts en couleur.

      L’action scénique, quant à elle, repose sur des menus gestes et mouvements relatifs à l’accomplissement des tâches quotidiennes les plus simples : sans jamais se murer dans un débat esthétique hermétique, elle est attachée aux conditions matérielles qui le font émerger tout en finesse, d’autant plus que Zola mis à part, Renoir, Monet, Morisot et Degas ne sont pas des théoriciens de l’art mais des peintres en chair et en os qui se plaisent avant tout à peindre. C’est ainsi que s’introduisent dans cette fresque l’humour et l’ironie propres non seulement à fluidifier le déroulement de l’action, mais aussi à dépeindre avec force les caractères des six personnages, y compris la petite crémière incarnée avec un regard charmeur par Marie Hurault, jeune modèle de Renoir qui « remonte » en l’occurrence à plusieurs reprises pour apporter des ingrédients manquants. Si l’ambiance semble d’abord bon enfant malgré un certain sentiment de pauvreté qui émane des propos, la tension entre les personnages éclate précisément au moment où Renoir sort de sa poche un bulletin d’inscription rouge et où il tente de justifier son choix. C’est l’occasion pour chacun d’eux de s’affirmer au sein du groupe et de défendre ses positions.

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      C’est aussi une occasion pour les comédiens de donner de l’épaisseur à leurs personnages. Romain Arnaud-Kneisky crée un Renoir jovial et sensible en nous persuadant avec aisance que celui-ci est passionné par la peinture, mais souffrant de manque de reconnaissance et prêt par-là à s’émanciper au sein du groupe dominé par Degas. Sylvain Zarli incarne ce dernier en adoptant une posture maîtrisée avec naturel, même à des moments de crise : il semble en imposer aux autres avec ses gestes assurés, mais aussi grâce à un regard sévère qui traduit les certitudes de Degas. Face à lui, Elya Birman, dans le rôle de Monet, interprète avec un air de bonhomie poétique, d’une allure négligée, un personnage chaleureux gracieusement obsédé par des effets de lumière. Alice Serfati, dans le rôle de Berthe Morisot, s’empare de la création de la femme peintre en lui donnant une attitude distinguée pleine d’élégance, proche de celle de Zola créé par Alexandre Cattez. Si son Zola se montre bien à l’écoute des autres, il ne manque pas de prestance tel un « ver de la pomme » pour s’arroger le droit d’énoncer avec aplomb ses propres idées sur l’art.

      Un soir chez Renoir de Cliff Paillé, jouée au théâtre Lucernaire est ainsi une brillante création : elle nous enchante non seulement par un texte subtil écrit avec une belle plume, mais aussi par sa mise en vie scénique palpitante.