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Théâtre Lucernaire : Merteuil

Merteuil      Merteuil est une création originale de Marjorie Frantz présentée dans une mise en scène captivante de Salomé Villiers en mars 2023 au Théâtre Lucernaire (>). Il s’agit avec évidence de la célèbre Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, amenée sur scène pour rencontrer Cécile de Volanges mariée de Gercourt. C’est l’autrice elle-même et Chloé Berthier qui s’emparent de la création des deux personnages avec une sensibilité mordante.

      Les Liaisons dangereuses est une œuvre fascinante qui passionne ses innombrables lecteurs depuis sa parution en 1782. C’est d’abord un succès de scandale à cause de révélations piquantes considérées par certains comme authentiques mais camouflées derrière des noms d’emprunt. Si le libertinage masculin — libertinage au sens du XVIIIe siècle, appréhendé comme une recherche raffinée de trophées féminins dans le but de surpasser d’autres confrères et de se créer ainsi une réputation supérieure dans le Monde — est généralement plébiscité et reconnu, la position sociale des femmes est beaucoup plus délicate, moins libre et moins confortable que celle des hommes parce que leur réputation est le plus souvent tributaire du respect rigoureux des règles morales qui les relèguent en fin de compte dans le rôle de potiches. C’est contre un tel train de vie social injuste qu’œuvre secrètement la Marquise de Merteuil en le transgressant de fond en comble au préjudice de la prétendue morale comme aux dépens des victimes qu’elle laisse derrière elle. Son raffinement et son intelligence, mis en œuvre par Laclos pour être éprouvés au travers d’un réseau de relations mondaines, séduisent sans conteste, et malgré toute la malice renfermée dans ses actes, par une aisance sulfureuse avec laquelle elle parvient à se jouer des autres au nom de la liberté tacitement réclamée pour les femmes. C’est de ce personnage à l’esprit maléfique que s’empare Marjorie Frantz dans sa pièce écrite avec une finesse remarquable.

      La rencontre imaginée par l’autrice se déroule quinze ans après les faits relatés dans Les Liaisons dangereuses, quinze ans après la mort du vicomte de Valmont évoquée dans un étrange billet qui invite la Marquise de Merteuil à se rendre dans un relais de chasse situé dans une forêt picarde. La mort de Valmont met fin aux correspondances sans que les personnages aient pu s’expliquer sur ce qui s’est passé durant cet été tragique qui les a fatalement séparés. Cécile de Volanges s’est retrouvée séparée de son amoureux, le chevalier Danceny, en risquant de terminer ses jours recluse dans un couvent, tandis que la Marquise de Merteuil a opté pour une retraite subite en se retirant malade en Hollande sans plus réapparaître dans le Monde. Marjorie Frantz imagine, quant à elle, que Cécile de Volanges finit par se marier avec Gercourt et que la Marquise de Merteuil demeure toujours en Hollande. Au moment de la rencontre singulièrement orchestrée par Cécile devenue veuve depuis peu, il ne s’agit pourtant pas tant de revenir sur des faits passés pour se raconter la vie et se réconcilier que de régler une affaire urgente qui préoccupe Cécile de Gercourt. Marjorie Frantz met ainsi en œuvre un dialogue passionnant qui oppose violemment les deux femmes dans un rapport de force dialectique déployé en toute finesse au gré de propos parfois bien acerbes. Salomé Villiers porte ce dialogue à la scène dans une palpitante création de facture classique.

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Merteuil, mise en scène par Salomé Villiers, Théâtre Lucernaire © Cédric Vasnier

      L’aspect classique amené grâce à plusieurs éléments de décor et de costume à caractère historique sert amplement l’action de la pièce dans la mesure où les personnages et la teneur de leurs propos sont bel et bel ceux d’un XVIIIe siècle postrévolutionnaire. Il est moins question d’actualiser une histoire ancienne que de ressusciter deux personnages marquants campés dans leur contexte socio-historique. La scénographie nous transpose dès lors dans un salon de Cécile de Gercourt aménagé avec sobriété dans l’esprit du style Empire, sans ornements superflus et sans fioritures qui nous permettent de le reconnaître avec précision : deux canapés, l’un de couleur rose à jardin, l’autre d’un orange pastel à cour, se trouvent entourés de quelques guéridons typiques qui donnent au salon de Cécile un aspect pittoresque sans excès. Les robes portées par les deux comédiennes ont été confectionnées avec un même clin d’œil historique pour produire un effet de vérité : une robe bleu blanc, accompagnée d’un bandeau bleu clair, pour Cécile, et une jupe en soie or relevée d’un manteau de robe à la française blanc marron pastel aux volants rose foncé, pour Merteuil. Les spectateurs pénètrent avec assurance dans un univers élégamment coloré d’un XVIIIe siècle refondu avec goût dans le style Empire.

      Au service du texte, l’action scénique suit de près les fractures et les tentions qu’il instaure entre les deux personnages et qui rendent leurs échanges attrayants. Si le spectateur se doute bien que l’invitation mystérieuse de Cécile de Gercourt est loin d’être amicale, le texte et son interprétation maintiennent l’effet de surprise du début à la fin en opérant de subtils renversements qui ne représentent pas de simples coups de théâtre placés dans le seul but de relancer l’action. Les deux comédiennes dans les rôles des deux personnages sont en effet amenées aussi bien à s’asséner des coups perfides qui les affectent profondément dans leur sensibilité troublée qu’à faire des aveux douloureux, mais aussi à défendre leurs positions irrévocables et par-là à relancer en sourdine l’impossible débat sur les femmes inspiré de L’Éducation des femmes de Laclos (1783) et de certaines lettres de la Marquise de Merteuil, en particulier la célèbre lettre LXXXI. Elles persuadent les spectateurs, en les tenant de plus en plus en haleine, que rien n’est joué d’avance, que la situation tendue peut se retourner à tout instant contre l’apparent meneur de jeu du moment, que le dernier mot est vraiment pour la fin, même si la Marquise de Merteuil semble logiquement l’emporter en raffinement sur Cécile de Gercourt restée fidèle à ses idées de jeunesse. Chloé Berthier et Marjorie Frantz y parviennent avec une élégante souplesse grâce à une direction d’acteur fondée sur un mouvement scénique dynamique mis en tension par une posture franche et sensible de Cécile de Gercourt qui ne cache pas ses sentiments et un double jeu ambigu de la Marquise de Merteuil dont le trouble et les hésitations ne sont montrés qu’aux spectateurs, ce qui conduit les comédiennes à changer de place avec naturel suivant l’évolution des dispositions émotionnelles de leur personnage.

 

      Chloé Berthier crée une Cécile de Gercourt certes joyeuse et taquine jusqu’au moment où la Marquise ne devine l’identité de celle qui la traque, mais lui donne par la suite un air plus grave et plus inquiet à cause de l’affaire qui la tourmente : la comédienne nous laisse peu à peu découvrir une Cécile restée toujours fragile, traumatisée à jamais par le prétendu viol de Valmont (mais aussi par le mariage infructueux avec un vieux barbon débauché), curieusement attachée à la morale traditionnelle avec cet air d’ingénuité qu’on lui connaît des Liaisons dangereuses. Marjorie Frantz, dans le rôle de la Marquise de Merteuil, nous livre en revanche un personnage outrecuidant intimement convaincu du bien-fondé des convictions résolument subversives défendues avec aplomb au-delà de l’été anecdotique évoqué dans les lettres : désinvolte, cynique, cinglante, sournoisement joviale, sans être platement méprisante, sa Marquise ne manque pourtant pas de montrer une certaine sensibilité contre laquelle elle lutte pour se couler avec plus d’aisance dans son rôle de paria

      Merteuil de Marjorie Frantz est une excellente création qui m’a totalement séduit : le texte très bien écrit tant du point de vue dramaturgique qu’au regard des enjeux narratifs des Liaisons dangereuses et de la dimension philosophique (au sens des Lumières) du traitement du contexte socio-historique, mais aussi le spectacle créé par Salomé Villiers à partir de ce texte, spectacle fluide, entraînant, captivant, avec des effets de surprise extrêmement subtils qui ont métamorphosé une simple curiosité en ravissement.

Théâtre Lucernaire : La Foire de Madrid

la foire de madrid      La Foire de Madrid est une tragi-comédie de Lope de Vega : créée dans une mise en scène entraînante de Ronan Rivière aux Grandes Écuries du Château de Versailles, reprise au théâtre de l’Épée de bois en septembre 2022 (>), elle est remise à l’affiche au théâtre Lucernaire pour une nouvelle série de représentations (>).

      Contemporain de Cervantès, Lope de Vega (1562-1635) compte parmi les dramaturges emblématiques du Siècle d’or espagnol, mais son œuvre reste pour autant peu connu en France : qui est-ce qui se souvient d’avoir vu une pièce de Lope de Vega jouée dans une mise en scène marquante au même titre que d’une pièce de Goldoni ou de Shakespeare ? Si l’univers espagnol nous semble pourtant familier, c’est surtout grâce au déplacement spatio-temporel opéré dans leurs œuvres par les dramaturges français, à commencer par Molière qui n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs espagnols pour réécrire Dom Juan, mais aussi concevoir l’intrigue de L’École des femmes. Quant à celle-ci, c’est précisément La Foire de Madrid qui lui aurait donné l’idée de laisser Horace naïvement raconter son histoire d’amour à Arnolphe dont il courtise la future épouse. Nous sommes ainsi d’autant plus reconnaissant à la Cie Voix des plumes de s’être penchée sur une « vieille » tragi-comédie espagnole de la fin du XVIe siècle pour l’avoir portée sur scène dans une création de facture classique, ce qui est loin d’être une facilité. La mise en scène de Ronan Rivière repose en effet sur des choix dramaturgiques et esthétiques assumés qui conditionnent la réception de La Foire de Madrid.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      Cette tragi-comédie de Lope de Vega est fondée sur une série de quiproquos galants relevée d’un dénouement tant soit peu tragique. Claudio, Léandro et Adrian, trois galants liés d’amitié, en quête d’histoires d’amour, se rendent à la foire de Madrid réputée pour être un lieu de rencontre propice à tout type de commerces. Leurs parcours ne sont pas pour autant symétriques dans la mesure où chacun des trois jeunes hommes vit une expérience d’amour différente. Tandis qu’Adrian se fait fâcheusement voler sa bourse destinée à payer le miroir à celle dont il cherche à gagner les faveurs, Claudio prend la relève pour découvrir malencontreusement dans ce laideron protégé par un voile sa propre femme. Léandro, quant à lui, parvient, au travers d’un coup de foudre romanesque, à nouer une relation sincère avec une femme aux couteaux avec un mari jaloux qui la trompe. Cette troisième histoire, celle de Léandro, prend le dessus sur les autres qui la font valoir de façon contrastée. La punition du mari fantasque et la réconciliation inespérée entre un Claudio volage et sa femme âgée, ensemble avec le triomphe de l’amour exalté vécu par Léandro et Violente, donnent à La Foire de Madrid une dimension morale sans être moralisatrice. L’action dramatique repose dès lors sur une irrésistible tension dialectique instaurée entre la recherche de galanteries légères et la quête d’une véritable passion amoureuse. Ronan Rivière tient compte de cette double vision de l’amour pour la transposer subtilement dans la tonalité de l’action scénique.

      La scénographie situe cette action dans un espace ouvert, enserré des deux côtés de la scène par deux bâtiments non symétriques représentés par des parois gris vert, percées de plusieurs ouvertures en guise de portes et de fenêtres. Cet espace symbolique, fermé au fond par un mur qui cache un autre passage, favorise des déplacements spatiaux rapides entre la fameuse foire de Madrid ou un autre lieu de rencontre, la maison de Violente à jardin et celle de Claudio à cour. Ce qui frappe tout en intriguant, c’est le contraste prononcé entre ce gris vert des parois dépouillées et le rouge éclatant qui recouvre le sol, comme si le scénographe voulait par-là signifier que l’ardeur amoureuse qui motive la conduite de tous les personnages, qui les fait fourmiller irrésistiblement d’impatience, qui les picote inlassablement au cœur en les poussant à agir, qu’il s’agisse de l’amour passion ou de l’amour léger, se fraie douloureusement le chemin dans un univers fétide marqué par le gain, l’intérêt et le vice omniprésents. La recherche de ces saisissants contrastes, propre aussi bien à l’esthétique baroque attachée à créer des effets de surprise dramatiques qu’au romantisme fondé sur ceux produits par le mélange de ce qui élève et de ce qui avilit, se confond sur scène, au prix d’une ambiguïté singulière, avec un alliage vertigineux de burlesque feutré et de frénésie amoureuse exaltée.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      L’action scénique s’emploie, sur un rythme endiablé, à mêler des situations hautement comiques à des moments émouvants empreints d’un certain romantisme gracieux, soulignés par des morceaux musicaux de Manuel de Falla interprétés au piano, voire par une chanson élégiaque espagnole, notamment lors des scènes de rencontre amoureuse entre Léandro et Violente. L’action ne connaît que peu de moments de répit, tant les personnages semblent pressés en courant les uns après les autres, comme le montre le défilé d’ouverture déroulé sur une musique rapide typique de cinéma muet. Dès lors que le défi amoureux est lancé, Adrian, Claudio et Léandro n’ont que rarement l’occasion de se laisser aller à des échanges sereins ou à des méditations intimes tenues à l’écart du grand théâtre du monde. L’action est ainsi rapide, entraînante, virevoltante, tourbillonnante, rythmée au gré de situations cocasses relevées de suspens, notamment quand Léandro trouve un confident dans le mari sournois qu’il rend cocu sans le savoir ou quand Violente trouve un refuge chez la femme de Claudio pour y retrouver son amoureux, mais ponctuée précisément par des moments privilégiés pathétiques qui laissent les personnages aussi bien exprimer leur vision de l’amour et du monde que s’aimer dans l’espoir de trouver un apaisement salutaire pour tous. Les comédiens entrent ainsi dans leur rôle avec une fougue captivante qui séduit les spectateurs, créant des personnages contrastés hauts en couleur qui ont pour autant l’air individualisés.

      La création de La Foire de Madrid dans la mise en scène de Ronan Rivière représente une belle découverte de l’univers baroque de Lope de Vega, qui nous est pourtant familier à travers des réécritures et la reprises de procédés comiques faites par les dramaturges français. Classique, mais inventive, efficace, bien huilée, rondement interprétée, à la fois drôle et émouvante, cette jolie création mérite amplement d’être découverte et appréciée.

Théâtre Lucernaire : Je m’appelle Bashir Lazhar

AFFICHE-Je-mappelle-Bashir-Lazhar-640x960      Je m’appelle Bashir Lazhar (2002) est une pièce de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière, qui a par ailleurs été adaptée au cinéma sous le nom de Monsieur Lazhar (2011) : mise en scène par Thomas Coste, avec Thomas Drelon dans le rôle-titre, elle est à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>). C’est un brillant seul-en-scène, un spectacle poignant par la sensibilité vibrante avec laquelle le comédien donne vie à son personnage.

      La pièce Bashir Lazhar renferme un double sujet dans la mesure où le personnage éponyme est à la fois un professeur des écoles remplaçant et un réfugié algérien installé en France : l’enseignement et la migration donc, deux sujets épineux qui divisent souvent la société et qui ne permettent pas de trouver un véritable consensus à leur égard. Il n’est pas aisé de les traiter en restant neutre, sans être d’office étiqueté de pancartes politiques dévalorisantes, quel que soit le point de vue adopté, que l’on passe pour gauchiste ou pour facho, que l’on soit taxé de pro- ou d’anti-migrant. Une certaine propension à montrer du doigt le fonctionnement technocratique des systèmes éducatif et migratoire fait de plus oublier que derrière chaque système se trouvent des individus broyés et brisés qui comme Don Quichotte ont l’air de s’en prendre aux moulins à vent. Évelyne de la Chenelière relève le défi en inventant le personnage de Bashir Lazhar non pas vraiment, nous semble-t-il, pour dénoncer des failles ou se moquer, que par plaisir de conter une histoire forte inspirée de faits ordinaires bouleversants.

Je m’appelle Bashir Lazhar, mise en scène par Thomas Coste © Les Béliers

      L’action de Bashir Lazhar est constituée d’une série de courts tableaux qui suivent en parallèle le double parcours de l’enseignant migrant : son entrée en milieu scolaire en tant que remplaçant en CM2 et son drame de réfugié algérien. L’enchevêtrement en vrac des deux parcours, professionnel et personnel, donne amplement l’impression de « mosaïque » annoncée dans le pitch, ce qui conduit les spectateurs à reconstituer pour eux-mêmes la trajectoire du personnage. D’un côté, Bashir prend en charge les élèves avec la maladresse d’un débutant, mais aussi avec un certain humour bienveillant tout en se trouvant cruellement confronté aux effets du drame de l’enseignante disparue remplacée. De l’autre côté, il évoque en catimini des problèmes rencontrés par sa famille restée de l’autre côté de la Méditerranée comme ceux qui le mettent fatalement aux prises avec l’administration à la suite d’un terrible accident frappant sa femme et ses enfants. On le trouve alternativement aussi bien devant ses élèves à faire la classe, au bureau de la directrice ou en compagnie d’un collègue, qu’au téléphone avec ses proches, au commissariat ou même au tribunal. L’action dramatique suit ainsi avec une dynamique singulière deux parcours linéaires effacement confondus l’un dans l’autre pour donner une véritable épaisseur au récit de vie éclaté de Bashir Lazhar. C’est par ailleurs sa présence devant les élèves qui introduit une certaine légèreté salutaire et qui permet par-là de moduler la tonalité pathétique. Il s’agit dès lors, pour le metteur en scène, de transposer avec une humanité gracieuse la tension qui naît de ce double parcours suivant les dispositions émotionnelles du personnage.

      La scénographie dépouillée de Je m’appelle Bashir Lazhar donne avec finesse toute son ampleur au jeu exaltant du comédien : une table d’école et une chaise anciennes, placées au milieu de la scène, représentent de manière symbolique le milieu scolaire, qui est le point de gravitation de l’action dramatique. Ces deux objets de décor ainsi que la tenue du comédien (une chemise rayée blanche et bleue, assortie d’une cravate noire, une veste marron en velours côtelé, mais aussi un cartable en cuir) instaurent une ambiance tant soit peu désuète, en harmonie pour autant avec la façon d’être du maître Bashir qui semble tout faire à l’ancienne, ne serait-ce qu’en raison de sa méconnaissance du système éducatif et des pédagogies nouvelle génération en vogue, mais aussi à cause des méandres de l’administration dont il faut maîtriser les codes sans faille. Son travail de remplaçant fortuit, tout comme son statut de réfugié, révèle, avec une émotion complice, beaucoup plus qu’un simple désordre de l’institution traversée par une profonde crise structurelle : c’est notamment la solitude d’un individu pétillant de vie et amoureux de son métier, une solitude déchirante face au mépris subit de part et d’autre qui se trouve délicatement mise en valeur par un subtil jeu d’éclairage obtenu grâce à deux rangées de projecteurs sur pied installés des deux côtés de la scène. Un espace quasi vide et un jeu de clair-obscur conduisent dès lors Thomas Drelon à déployer une palpitante action scénique pour dresser le portrait d’un humain en souffrance, rudement soumis au regard et au jugement d’autrui.

 

      L’action scénique s’ouvre sur des essais de Bashir Lazhar quant à la prise en charge de sa classe : l’embarras du personnage succède peu à peu à des formules drolatiques qui provoquent de petits rires complices et qui donnent d’emblée le ton parce que Bashir ne perdra jamais son subtil sens de l’humour fondé sur des jeux de mots pénétrants, révélateurs de ces crispations des systèmes éducatif et migratoire déjà évoquées. Ses premiers pas devant les élèves, l’absence d’information, mais aussi une dictée trop ambitieuse tirée de La Peau de Chagrin, le retour sur les erreurs, plusieurs de ces faits s’imposent comme un prétexte à des remarques plaisantes faites avec une gentillesse charmeuse qui égaient joliment les spectateurs. Si elles ne passent précisément pas pour des brimades, c’est que le comédien, chaque fois que son personnage se trouve devant les élèves, s’adresse avec bienveillance aux spectateurs qui en sont ses véritables destinataires. Cette touche comique amenée avec doigté alterne ingénieusement avec des scènes d’une grande intensité émotionnelle. Il est question notamment de ces scènes déchirantes où le comédien mène, cette fois-ci, des dialogues à une voix avec des personnages précis comme la directrice, une élève de la classe, son proche Saïd, le juge ou l’avocat, dialogues entraînants qui révèlent progressivement les circonstances tragiques de la disparition de l’enseignante remplacée comme celles données sur les tribulations de la famille et le déroulement du procès. C’est là que le comédien joue tourné vers la gauche ou vers la droite, astucieusement aidé par l’éclairage, pour communiquer avec un personnage non incarné. Toute parole se trouve ainsi adressée : la virtuosité de Thomas Drelon tient par-là à sa capacité à imaginer avec souplesse aussi bien ses multiples destinataires in absentia qu’à rendre avec précision les états d’âme de Bashir Lazhar.

      Pour le dire avec des mots simples, Je m’appelle Bashir Lazhar est un beau spectacle qui m’a sincèrement ému : l’histoire de Bashir Lazhar est certes poignante, mais on apprécie aussi bien cette petite légèreté pénétrante rendue par le comédien avec une gentillesse et une sensibilité charmeuses qui nous affectent tout aussi que les malheurs de son personnage. La scénographie de Thomas Coste est au premier abord certes simple, mais intelligemment pensée et d’autant plus efficace et puissante. Le spectacle est tiré au cordeau, brillamment joué par Thomas Drelon.

Théâtre Lucernaire : Monsieur Proust

      Monsieur Proust, à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>), est une création sensible conçue par Ivan Morane à partir des entretiens de Céleste Albaret et Georges Belmont. Céline Samie est ainsi amenée à revêtir le costume de la dernière gouvernante de Marcel Proust pour nous livrer un témoignage authentique tant sur l’écriture d’A La Recherche du Temps Perdu que sur la vie intime de l’écrivain, témoignage d’autant plus palpitant que la comédienne parvient à nous communiquer toute l’affection de Céleste pour son cher « maître ».

      Après avoir obtenu, en 1919, le prix Goncourt pour son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Marcel Proust devient rapidement un écrivain célèbre et reconnu par ses pairs, ce dont témoigne symboliquement sa « réconciliation » avec André Gide farouchement opposé, en 1913, à la publication du manuscrit de son Côté de chez Swann proposé aux éditions Gallimard — Céleste Albaret revient au reste sur cette anecdote sulfureuse à charge pour André Gide embarrassé précisément en 1919 par son tour pendable. Mais si celui-ci avait agi de la sorte, c’était bel et bien au regard de la réputation de Proust connu pour être habitué de salons mondains d’époque. Beaucoup de rumeurs et contrevérités circulaient dès lors sur son compte, alimentées sans doute aussi de la lecture à clé de sa Recherche du Temps Perdu, inspirée de sa propre vie et de ses rencontres mondaines — même si le personnage-narrateur qui ressemble à maints égards à son auteur ne représente nullement Proust comme s’il s’agissait d’un récit autobiographique. Céleste Albaret sort de son silence en 1972, cinquante ans après la mort de l’écrivain, à l’âge de 82 ans, pour remettre les choses à plat dans le souci de la vérité.

Monsieur Proust, Théâtre Lucernaire 2022 © Lot

      Le témoignage de Céleste Albaret sur la vie de Proust a été enregistré et diffusé récemment sur France-Culture, mais aussi retranscrit et adapté sous forme de récit pour un livre intitulé Monsieur Proust (Robert Lafont). Ivan Morane reprend des passages de cet ouvrage pour les prêter à la mise en voix de Céline Samie qui s’en empare avec une grande délicatesse. Il faut cependant souligner que les souvenirs de Céleste Albaret sur Proust se mêlent inextricablement au récit fragmenté de sa propre vie et qu’ils révèlent par-là l’attachement affectif de l’un pour l’autre. Ce récit de vie intègre certes celui de Proust suivant un axe chronologique, mais Céleste Albaret rapporte également des récits de Proust évoquant des épisodes qui précèdent son engagement. Il en ressort une tension dialectique entraînée par la volonté de raconter la vie de Proust et une certaine tendance pudique qui pousse la narratrice à son impossible effacement. Si celle-ci évoque par exemple son mariage avec Odilon, chauffeur de Proust, ou son entrée en service avec une touche pittoresque, elle semble se l’autoriser afin d’authentifier la valeur propre de son témoignage. Céleste ne s’efface ainsi jamais entièrement de son récit de la vie d’un autre qui tend en fin de compte moins à rétablir une vérité historique qu’à traduire une admiration passionnée pour l’écrivain. Et c’est précisément la portée humaine de cette passion brûlante qui rend palpitants et pétillants les propos de Céleste dans le spectacle d’Ivan Morane.

 

      La scénographique et l’action scénique situent par ailleurs ces propos dans un entre-deux spatio-temporel ambigu, entre le moment de l’activité mémorielle de Céleste vêtue d’une robe noire et celui qui, par le biais d’un puissant effet d’introspection, semble par intermittence la transposer à l’époque même de son récit. La prestance magnétisante de Céline Samie qui paraît certes présente dans la salle, mais comme absorbée par le temps romanesque sublime cette rencontre extraordinaire entre les deux Célestes, dame âgée de 82 ans et jeune fille accompagnant Proust dans les années 1910. La magie théâtrale opère ici pleinement grâce au seul corps médusant de la comédienne qui investit un espace scénique quasiment vide, si une simple chaise en bois placée à cour ne l’occupait de façon symbolique — en référence sans doute au caractère narratif de l’action scénique. Seuls un éclairage discret qui plonge la scène dans une semi-obscurité énigmatique et quelques bandes musicales qui évoquent çà et là l’époque de Proust accompagnent Céline Samie dans sa fabuleuse création de Céleste Albaret. La comédienne s’y prend au premier abord en distinguant entre plusieurs voix bien identifiables, celles des deux Célestes et celle de Proust pour les personnages principaux du récit, conférant par-là une épaisseur éthérée à ces personnages qui se détachent de sa présence scénique tout en s’y confondant. Elle les nuance cependant en suivant leur évolution épique ainsi que leur état psychologique, se coulant en plus dans une posture fiévreuse exaltée qui laisse apparaître toute la passion de Céleste pour Proust dans une innocence émouvante. Céline Samie nous persuade ainsi inlassablement de la sincérité supposée la plus pure des propos du personnage qu’elle incarne avec une finesse époustouflante.

     Monsieur Proust, dans la mise en scène d’Ivan Morane, est un spectacle à la fois frappant et captivant tant par la valeur du témoignage porté sur un écrivain devenu légendaire en moins d’un siècle que par l’interprétation de Céline Samie dans le rôle de Céleste Albaret. Avec très peu de moyens scéniques, la comédienne nous embarque pour un voyage théâtral mémorable.

Théâtre Lucernaire : Fantasio

      Présentée dans une mise en scène décalée d’Emmanuel Besnault au théâtre Lucernaire (>), Fantasio est une pièce d’Alfred de Musset qui se distingue dans son œuvre dramatique par un fond délicatement subversif. La compagnie L’Éternel Été (>) s’en empare avec un parti pris esthétique bien prononcé en la situant dans un univers explicitement théâtral aussi bien pour jongler avec les codes dramatiques que pour déjouer le mariage loufoque de la princesse Elsbeth, fille du roi de Bavière, avec le prince de Mantoue.

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Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      Avec Fantasio (1833), Alfred de Musset a créé une pièce intemporelle qui détourne la tradition sclérosée de la tragédie classique : il bafoue la rationalité surfaite de l’industrie matrimoniale qui ordonne les mariages princiers dans ce genre de pièces. Si la tragédie classique intègre habituellement une intrigue amoureuse secondaire fondée sur un mariage d’intérêt politique en présentant ses personnages comme doués d’une intelligence supérieure et de sentiments nobles, la propension à la provocation conduit Alfred de Musset à retourner le caractère arbitraire de telles représentations sociales devenues rigides. Dans Fantasio, le prince de Mantoue se laisse en effet aller à un déguisement typiquement marivaudien pour connaître les sentiments d’Elsbeth avec laquelle il souhaite se marier, sauf que la princesse le traite comme n’importe quel homme sans condition, ce qui provoque en lui une violente colère. De plus, quand elle apprend son déguisement, elle se trompe benoîtement en prenant pour le prince de Mantoue le nouveau bouffon Fantasio. Ne serait-ce qu’au regard de ces deux procédés burlesques, Fantasio invite à une ingénieuse remise en question de stéréotypes grinçants et de codes dramatiques. 

      La mise en scène d’Emmanuel Besnault exploite amplement le caractère subversif de Fantasio en accentuant l’aspect théâtral de l’action et en forçant certains traits des personnages. Elle ne ménage que peu de place à la rêverie romantique de Fantasio criblé de dettes et désillusionné par le cours du monde. La fracture métaphysique qui le pousse à prendre la place du bouffon Saint-Jean pour échapper en apparence à ses créanciers ne verse dans aucun sentimentalisme larmoyant : de même, la princesse ne verse dans aucun épanchement pathétique à cause de son mariage conclu selon les intérêts de son père. Ce n’est pas que les propos des deux personnages n’y invitent les comédiens. Entouré de ses amis, puis apparu dans le rôle du bouffon, Fantasio clame fort sa déception du monde et sa lassitude morale tout en allant jusqu’à déclarer solennellement qu’il ne croit pas à l’amour. Elsbeth, quant à elle, ne manque pas de déplorer sa condition qui l’oblige à épouser un homme réputé « horrible et idiot » et de voir ses rêves de jeune fille se briser. C’est qu’Emmanuel Besnault amène les comédiens à adopter des postures tout opposées aux effusions sentimentales connues de la poésie romantique. Comme Musset précipite ses personnages dans des situations burlesques, le jeune metteur en scène les reprend en remodelant pour faire de ces personnages des caricatures fantasques de leur propre état d’âme : le déchirement romantique cède ainsi la place à la dérision qui le résorbe avec finesse pour donner à l’action grotesque une dimension irrésistiblement mordante.

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Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      La scénographie reproduit un décor de cirque dans une mise en abîme énigmatique de la scène transformée en scène de théâtre. En arc brisé, le fond est scindé en deux parties en représentant, à jardin, une entrée en pente, bordée de poteaux blanc rouge, à cour, une estrade fermée par un rideau rouge, qui cache un second espace réservé à un piano et d’autres instruments manipulés par les comédiens eux-mêmes. Le plateau revêtu d’un faux carrelage en noir et blanc contraste avec les deux parties du fond tout en constituant l’espace de jeu principal. Si le jeu subtilement affecté des comédiens transcende cette théâtralité apparente, les costumes nous rappellent à leur tour plus certaines figures classiques de la commedia dell’arte que les rois et les reines conventionnels : le costume bariolé de Fantasio fait un clin d’œil discret à Arlequin, la robe blanche d’Elsbeth, retroussée, évoque tant soit peu celle de Colombine, et l’ensemble pantalon veste noir du prince de Mantoue est une reprise modernisée de l’habit de Lélio. L’efficacité de ces clins d’œil théâtraux omniprésents est relevée par des personnages mystérieux qui apparaissent à certains moments chorégraphiés tout en portant des masques en forme de bec d’oiseau en référence aux médecins de peste. La scénographie ainsi pensée par Emmanuel Besnault invite d’elle-même les comédiens à parodier les personnages tirés par Musset de plusieurs stéréotypes dramatiques usés.

      À travers des attitudes excessives campées dans un univers théâtralisé, les comédiens parviennent à imprimer à leurs personnages une certaine profondeur qui renferme quelque chose d’amer. Lionel Fournier, dans le rôle de l’aide de camp Marinoni, et Manuel Le Velly, dans celui du prince de Mantoue, forment un duo fantasque au regard de la perspicacité timorée du serviteur et de l’infantilité débordante du maître. Leur jeu montre drôlement qu’aucun des deux n’est à sa place : les mouvements et les gestes gracieux de Marinoni et sa délicatesse séduisent autant la princesse Elsbeth dupe de l’échange des rôles que les postures trop enthousiastes du prince de Mantoue imbu de sa valeur personnelle la rebutent rapidement. Si de telles attitudes correspondent à l’idée que l’on peut se faire des deux personnages, la mise en vie d’Elsbeth et de Fantasio surprend par le côté excessivement capricieux de la première et l’assurance froidement provocatrice du second. Elisa Oriol ne crée pas une princesse transie d’impatience et d’angoisse à l’annonce du mariage : elle se laisse aller à des enfantillages dérisoires contraires au maintien altier attendu d’une fille de roi. Benoît Gruel, dans le rôle de Fantasio, déconstruit son personnage représenté habituellement en proie à une rêverie nonchalante en adoptant une posture très agile qui confère à ses propos acerbes et à ses vérités désabusées une force satirique palpitante. L’interprétation des deux comédiens ne laisse pas pour autant de nous persuader que leurs personnages surjouent explicitement leur rôle pour cacher un trouble plus profond qui émeut les spectateurs en sourdine.

      

      Une fois ouverte avec une danse de plusieurs personnages habillés de capes blanches, relevées par des masques de théâtre, l’action prend un rythme endiablé pour se poursuivre sans aucun temps mort jusqu’au dénouement. Les scènes s’enchaînent rapidement tout en étant reliées par des chansons de registres variés et des numéros chorégraphiés qui se superposent efficacement à l’action dramatique pour la prolonger et rehausser son côté théâtral. C’est ainsi que Marinoni et la princesse Elsbeth se laissent aller à une danse sensuelle qui traduit « scandaleusement » leur attirance mutuelle au grand dam du prince de Mantoue. Si la scène de beuverie entre Fantasio et ses amis représente un cliché sans basculer pour autant dans une caricature déplaisante, elle donne clairement le ton : maintenir l’action dramatique à un haut niveau bouffon qui impose à ses personnages une élégance mordante. Tout paraît ainsi tourné de manière à verser dans une dérision à la fois leste et délicate, mais les gestes symboliques détournés ne suscitent en fin de compte que rarement le rire des spectateurs : les postures adoptées par les comédiens et leur jeu entraînant les tiennent davantage en haleine tout en les subjuguant par une prestance éclatante empreinte d’émotions restées en demi-teinte. L’invention de l’action scénique allie ainsi remarquablement la dérision à un burlesque fleuri très élégant.

      Au théâtre Lucernaire, Fantasio dans la mise en scène d’Emmanuel Besnault se distingue par une dramaturgie audacieuse, haute en couleur, qui saisit les spectateurs tout en les emportant dans l’univers déjanté d’une élégance affolante. Ici, la caricature, la dérision et l’ironie les enchantent littéralement. Rien n’est gratuit, rien n’est laissé au hasard, tout fusionne impeccablement dans un ensemble parfaitement homogène. C’est un curieux plaisir pour les yeux et les oreilles ! Il faut absolument aller voir ce spectacle.