Farces et nouvelles de Tchekhov est un spectacle « divertissant » composé de plusieurs textes écrits par le célèbre auteur russe, spectacle conçu et mis en scène par Pierre Pradinas. Selon les dates indiquées sur le site du théâtre Lucernaire (>), les pièces et les nouvelles sélectionnées ainsi que les comédiens alternent, si bien qu’entre le 8 novembre et le 7 janvier, les spectateurs ne voient pas la même représentation. Le 17 novembre, la Cie Le Chapeau rouge a donné Les méfaits du tabac, Une demande en mariage et Un drame.
Tchekhov compte aujourd’hui parmi les classiques indétrônables du XXe siècle : ses grandes pièces, mais aussi ses pièces en un acte et ses nouvelles, toutes focalisées sur la représentation de la réalité quotidienne appréhendée avec humorisme, suscitent le plus vif intérêt des metteurs en scène contemporains. Si leur action est historiquement ancrée dans la société russe qui se trouve dans le viseur de Tchekhov à cause de son immobilisme et ses dysfonctionnements, cette localisation ne nous apparaît in fine que comme un simple décorum derrière lequel se révèle en réalité toute une série de conflits et ennuis dérisoires qui règlent notre vie de tous les jours. Ce qui confère à ces conflits et ennuis une dimension quasi tragique universelle tient à la tension dialectique entre leur caractère dérisoire et le sérieux avec lequel Tchekhov les traite. Il en résulte, pour le spectateur, un certain embarras qui gêne le franc éclat de rire malgré une drôlerie grinçante des situations retenues.
Le fil conducteur reliant les trois textes sélectionnés pour la séance du 17 novembre repose sur le caractère tragi-comique des personnages amenés sur scène. Dans Les méfaits du tabac, un homme d’une cinquantaine d’années, au lieu de donner la conférence sur le sujet annoncé, en l’absence de sa femme, se laisse aller à parler de tout et de rien, à se plaindre avec humour de sa vie dérisoire et de son mariage oppressant. Dans La demande en mariage, un double confit dérisoire sur la propriété de cinq hectares de terre et sur la supériorité de leurs chiens respectifs empêche Lomov de faire à Natalia sa demande en mariage. Et, dans Un drame, un écrivain connu tue une écrivaine en herbe venue lui imposer la lecture de sa pièce de théâtre dérisoire à n’en pas finir. C’est un kaléidoscope loufoque de personnages à la fois ordinaires et curieux, dont la conduite interroge les limites de la normalité et d’un déséquilibre pathologique proche de la névrose, voire des troubles de la personnalité. C’est divertissant dans une certaine mesure, mais parvient-on à en rire sans gêne ?
Pierre Pradinas, un peu comme Tchekhov, met en scène les trois textes avec le même sérieux, sans accentuer les absurdités et sans les détourner de façon abusive : la limpidité de sa mise en scène souligne heureusement la sensibilité inquiète des personnages et offre aux comédiens la possibilité d’entrer avec finesse dans leur création scénique comme s’il s’agissait de réanimer des personnages doués d’une réelle profondeur psychologique. Les costumes, tout à fait ordinaires, parfaitement adaptés à chacune des trois situations prosaïques, produisent quant à eux un effet de réel significatif en conférant à ces curieux personnages l’apparence d’une humanité commune dans laquelle il est aisé de reconnaître nos semblables. La scénographie dépouillée, réduite à son strict minimum — un pupitre et une petite table haute à jardin, plusieurs chaises au milieu de la scène redisposées en fonction de chacun des textes —, contribue enfin à concentrer le regard des spectateurs sur le mal-être physico-mental des personnages ainsi que sur le jeu des comédiens.
Philippe Rebbot apparaît dans le rôle du conférencier dans Les Méfaits du tabac et dans celui du père de Natalia dans La demande en mariage. Il crée les deux personnages, l’un plus singulier que l’autre, sans excès de pathos et sans verser dans la caricature, de telle sorte que malgré toute la dérision qui se dégage de leur état il parvient plus à nous intéresser à leur mal-être qu’à nous faire rire de leurs ridicules. Très délicat, cet équilibre fragile entre émotion et comicité est le fruit d’un jeu naturel. Quentin Baillot et Laure Descamps incarnent Lomov et Natalia dans La demande en mariage en poursuivant dans le même registre de l’équilibre : si le névrosé Lomov de Quentin Baillot est sobrement forcé, la fière Natalia de Laure Descamps renferme quelque chose d’infantile qui trahit douloureusement son inexpérience et sa sensibilité. Dans Un drame, Laure Descamps et Romain Bertrand créent les deux personnages principaux en mettant subtilement l’accent, la première, sur la ténacité aveugle de l’écrivaine et, le second, sur l’ennui désespéré de l’écrivain sans les caricaturer pour autant. Les comédiens font ainsi défiler une série de personnages fondamentalement comiques tout en explorant leur sensibilité inquiète.
Farces et nouvelles de Tchekhov, conçue et mise en scène par Pierre Paradinas, donnée au théâtre Lucernaire, est un joli spectacle divertissant qui restaure subtilement des personnages comiques dans leur humanité.