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Comédie-Française : La Mort de Danton

      La Mort de Danton (Dantons Tod, 1835) est une pièce de théâtre du dramaturge allemand Georg Büchner connu en plus pour ses deux autres drames Léonce et Léna (1836) et Woyczek (1837) : Simon Delétang s’en empare dans une nouvelle mise en scène plastique destinée à la Comédie-Française (>). Si au premier abord cette mise en scène se présente comme tout à fait classique, elle ne renvoie pas moins aux spectateurs français une image sidérante de la Révolution appréhendée comme un grand mythe national.

      La Révolution, dès ses premiers jours, enclenche la marche des événements les plus bouleversants dans l’histoire de la France moderne, conduisant aux changements socio-politiques qui transforment profondément la société française. Elle entraîne certes la chute de l’Ancien-Régime et de la monarchie absolue, signant symboliquement la fin des privilèges officiels fondés sur les prérogatives nobiliaires, mais elle ne le fait pas sans verser du sang et sans faucher des milliers de vies au prix d’une lutte idéologique menée au nom de la liberté et de l’égalité brandies avec un despotisme farouche. Les figures qui mènent cette lutte dans ses différentes phases produisent, chemin faisant, des écrits et des discours restés célèbres non sans pour autant susciter de vives polémiques quant à la mise à l’épreuve de leurs idéaux révolutionnaires au regard de nombreux actes sanglants engendrés. Danton, actif à l’aube et au cours de la Révolution dont il ne verra jamais la fin pour avoir été broyé par le système qu’il a lui-même instauré, est l’une des figures les plus emblématiques : son destin a fait l’objet de maints récits controversés qui le hissent au rang de mythes. Georg Büchner, dans sa pièce, s’en saisit avec une touche romantique pour nous livrer un personnage humain en proie à des désillusions politiques.

La Mort de Danton
La Mort de Danton, Comédie-Française 2023 © Christophe Raynaud de Lage

      Le titre du drame, La Mort de Danton, annonce d’emblée la tonalité tragique de la pièce, faisant par-là un clin d’œil manifeste à la tragédie classique française, à ceci près que son action est divisée, non pas en cinq, mais en quatre actes, et qu’elle ne respecte pas les principes de vraisemblance en vigueur à l’âge classique. Cette action, étendue sur les derniers jours de la vie de Danton, repose sur le cheminement épique de ce personnage conduit à l’échafaud aux côtés d’autres révolutionnaires modérés en désaccord avec Robespierre et Saint-Just à la tête des Jacobins triomphants. Répondant au modèle d’un héros romantique plongé dans un profond mal-être, Danton se laisse aller tant à la lassitude et à la jouissance qu’il sombre dans une mélancolie désenchantée révélée à travers des discours sur la mort et la valeur de la vie. Confronté à l’intransigeance de Robespierre, puis à la corruption du Tribunal révolutionnaire, il est aussi amené à revenir sur ses convictions politiques, ses erreurs et son désabusement quant à la cause défendue. Ce qui séduit dès lors dans la construction dramatique de ce personnage historique, c’est cette brèche béante qui le montre livré à des doutes proprement existentiels. Si sa création saisissante par Loïc Corbery rapproche cette figure mythique du public, la mise en scène de Simon Delétang semble pourtant l’en éloigner.

      La scénographie aménage l’espace scénique de façon quasi géométrique à la manière d’une peinture de Jacques-Louis David. Plusieurs scènes, la disposition des personnages et le jeu de clair-obscur semblent en effet nous transporter dans un tableau imaginaire de ce peintre néoclassique. De hauts murs aux cadres gris des pierres de taille ornées de pilastres et arabesques dorés délimitent l’espace avec une apparente symétrie tout en soulignant la hauteur et la profondeur vertigineuses de la scène de laquelle se détache l’action dramatique. Cette symétrie est bousculée par deux entrées situées l’une à l’opposé de l’autre sur un axe diagonal, mais aussi par le mobilier qui réunit symboliquement deux espaces différents qui se font face, à savoir, à jardin, des canapés et des fauteuils bleus qui évoquent, avant de disparaître, le luxe d’un cabinet ou d’un salon du XVIIIe siècle et, à cour, une table et des bancs en bois qui, quant à eux, représentent dans un premier temps ces lieux de rencontre populaires comme la salle de réunion du couvent des Jacobins. Ces éléments scénographiques ainsi que les costumes et les accessoires renferment dès lors l’action dans une époque historique bien reconnaissable et pouvant être observée, de près comme de loin, comme une grande fresque épique mouvante.

 

      L’action scénique se déroule à travers des tableaux colorés aussi bien mis en relief par de délicats effets de clair-obscur picturaux que séparés par de puissants effets sonores qui préfigurent la marche inéluctable de la Révolution vers son autodestruction. Tandis que les personnages cheminent vers cette fin tragique dans un entre-soi historique en renvoyant aux spectateurs une image idéalisée, le grand médaillon de la Méduse de Caravage (Galerie degli Uffizi), incrusté entre la porte du milieu et la fenêtre en arcade en haut du grand mur du fond, nous rappelle certes inlassablement l’issue fatale, mais perce aussi la séparation stricte instaurée entre la scène et la salle. Tandis que les spectateurs semblent confortablement se laisser raconter la grande épopée nationale centrée en l’occurrence sur l’élimination d’un héros révolutionnaire, ce même héros et certains personnages brisent ponctuellement le prétendu quatrième mur pour infléchir la portée de ce déroulement pittoresque aux accents tragiques : ils s’avancent sur le devant de la scène comme pour interpeller les spectateurs pris tacitement pour témoins. Danton vient s’asseoir sur la rampe pour tenir un discours sur la mémoire avant d’être arraché de son prétendu rêve par un violent orage qui le ramène d’un coup dans la fiction. Robespierre, incarné par Clément Hervieu-Léger, quant à lui, s’avance sur le devant de la scène, le regard ostensiblement dirigé vers la salle, pour dénoncer avec véhémence la proposition de Legendre, celle de laisser Danton accusé de trahison s’exprimer devant la Convention. Ces incursions ambiguës tendent à nous faire prendre conscience de la dimension mythique de l’action comme à mettre en relief son interférence possible, quoique symbolique, avec notre époque.

      Dix-sept comédiens s’activent sur scène pour porter sur leurs épaules le poids du récit de la mort de Danton. Loïc Corbery dans le rôle-titre crée un personnage organique en chair et en os qui contraste le plus avec les autres : il nous convainc aisément du déchirement existentiel de Danton en variant avec souplesse ses postures sans jamais perdre cet air de mélancolie qui traduit ce que les romantiques appellent le mal du siècle. Clément Hervieu-Léger crée Robespierre en distinguant deux types d’attitude : celle, d’abord, dont ce personnage le plus controversé de l’Histoire de France s’affuble en public pour soutenir sa réputation de l’incorruptible, et qui consiste en une parfaite maîtrise de soi, mais le comédien ne laisse pas de le montrer fragilisé et hésitant lors de moments intimes. Saint-Just de Guillaume Gallienne paraît en revanche inébranlable dans ses convictions politiques, prêt à tout sacrifier pour défendre l’idéal de pureté de la cause révolutionnaire. Gaël Kamilindi incarne, quant à lui, cet autre personnage emblématique qu’est Camille Desmoulins : il lui donne un air rêveur tout en lui prêtant des mouvements agiles, exprimant ainsi l’ardeur pour laquelle ce journaliste révolutionnaire est réputé. Si ces quatre comédiens créent avec leur soin habituel des personnages individualisés qui affectent le plus les spectateurs, les autres représentent davantage des personnages types pour composer avec élégance des tableaux épiques.

      La Mort de Danton dans la mise en scène de Simon Delétang donnée à la Comédie-Française nous séduit ainsi non seulement par l’excellente maîtrise du jeu de tous les comédiens, mais aussi par ses choix dramaturgiques délicats qui renvoient magistralement, mais non sans une certaine nostalgie, la Révolution à ce qu’elle est devenue pour nous : un grand mythe tragique renfermé désormais dans une histoire terrible lointaine et émaillée d’idéaux fallacieux. Une telle prise de conscience ne manque sans doute pas de produire un élégant effet de vertige à l’image de la scénographie.

Comédie-Française (Studio) : On ne sera jamais Alceste

      On ne sera jamais Alceste est une création tirée des cours de Louis Jouvet donnés entre 1939 et 1940, rassemblés dans l’ouvrage Molière et la comédie classique (1965) : Lisa Guez reprend le premier chapitre consacré à la mise en vie du personnage d’Alceste pour le transformer en une répétition captivante présentée au Studio de la Comédie-Française dans une mise en scène savoureuse (>). Dans les trois rôles retenus, ceux de deux comédiens apprentis et de Jouvet, on retrouve Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz.

      Le processus de création d’un personnage de théâtre est une démarche énigmatique soumise aux effets de mode, ce qui se vérifie d’autant plus rapidement dans le cas des personnages classiques. On ne saurait plus les incarner comme à l’époque de Molière ou au XIXe siècle sans désarçonner les spectateurs contemporains, si ce n’est dans une reconstitution historique revendiquée comme telle, fondée sur la reprise des codes de jeu propres à l’âge classique. Mais dans le cas d’Alceste, il ne s’agit pas de la seule « façon de jouer », il s’agit aussi de l’interprétation psychologique et morale de ce personnage conçu par Molière pour sa comédie de caractère comme essentiellement ridicule et ce, malgré toute la critique sociale qu’il véhicule avec pertinence. C’est que sa relecture rousseauiste (La Lettre à D’Alembert, 1758) renverse de fond en comble la dimension comique d’Alceste en l’imposant peu à peu comme une sorte de paria romantique susceptible d’émouvoir à travers un double échec, celui d’un amant injustement éconduit comme celui d’un plaideur sournoisement battu, échec qui le rassure in fine dans sa résolution de se retirer du monde pour vivre à l’écart des hommes. Tout est dès lors à reconsidérer et à réinventer dans la création d’Alceste et par-là même celle du Misanthrope.

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On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      Selon les mots de Jouvet, Alceste échappe à une interprétation définitive figée dans le temps : ses notes représentent dès lors une indéniable source de réflexions qui relèvent autant de la démarche herméneutique qu’elles ne témoignent de la manière de penser le théâtre dans l’entre-deux-guerres. L’entreprise ambitieuse de Jouvet, novatrice pour son époque et restée moderne, inspirée du travail dramaturgique de son maître Jacques Copeau, tient à la création individualisée d’un personnage de théâtre tout en rejetant le faux brillant et les parades gratuites du théâtre de boulevard tiré âprement vers le bas par la promesse du gain. À l’en croire Jouvet, tout repose sur la répétition qui favorise l’appropriation progressive mais fondamentale du caractère d’un personnage : « Dans la répétition, les paroles finissent par convertir les comédiens en ses instruments. » Le défaut qui en ressort d’emblée relève de la volonté d’aller vite en besogne : Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet arrête ainsi rapidement Gilles et Didier venus pour répéter Le Misanthrope en leur demandant de recommencer sans jouer et de ne faire que dire le texte. Il s’agit non seulement de trouver un ton juste et une posture adéquate en interaction avec l’autre, mais aussi et surtout de comprendre les mobiles les plus intimes du personnage mis en vie pour entrer dans sa peau avec conviction.

      C’est précisément ce qui fait l’objet d’On ne sera jamais Alceste de Lisa Guez : la répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope, cruciale pour poser dès le lever du rideau le caractère d’Alceste remonté contre son ami Philinte. La metteuse en scène transforme la scène et la salle du Studio en un amphi accueillant des étudiants de théâtre. Si Gilles David et Didier Sandre font leur entrée en s’installant sur scène et en préparant les accessoires pour la répétition, Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet entre, quant à lui, en descendant l’escalier et en faisant des remarques sur la création des personnages du Misanthrope aux spectateurs curieusement pris pour étudiants. Les lumières ne s’éteignent que peu à peu pour cantonner l’action sur scène, même si les trois comédiens qui se font finalement passer le rôle de Jouvet ne s’empêchent pas de diriger la répétition depuis la salle. Cette interaction implicite produit un saisissant effet de réel d’autant plus jubilatoire que les comédiens apprentis qui s’essaient à créer Alceste et Philinte représentent les trois comédiens eux-mêmes : Gilles, Didier et Michel. À tour de rôle, ils se retrouvent ainsi chacun dans chacun des les trois rôles pour proposer une variété impressionnante de tons et de postures aussi fantasques pour certains qu’intrigants pour d’autres.

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On ne sera jamais Alceste, mise en scène par Lisa Guez, Comédie-Française (Studio), 2022
© Christophe Raynaud de Lage

      La répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope se transforme rapidement en un laboratoire passionnant d’essais et de propositions qui entraînent autant de commentaires sur l’appropriation psychologique du personnage que de remarques sur la respiration, la diction ou les accessoires. Chaque fois que Jouvet arrête les deux comédiens pour les reprendre sur un parti pris, son reproche les fait paradoxalement aussitôt tomber dans un défaut opposé. Quand, par exemple, Jouvet gronde Didier pour une diction lourde et une mauvaise humeur trop prononcée, le comédien reprend le rôle d’Alceste en le rejouant avec une attitude quasi éplorée. Le jeu affecté et une diction trop artificielle entraînent une remarque sur la volonté de raisonner et l’absence de sentiment, ce qui conduit à un excès de pathos. Du tragique, les comédiens basculent dans le pathétique et ainsi de suite jusqu’à épuiser le répertoire de registres possibles. Si cette variété de tons et de postures nous fait penser à celle ébauchée dans la tirade du nez, Michel ne manquera pas de se revêtir en Cyrano non seulement par facilité parce qu’il y est bon, mais aussi pour exprimer son désarroi et sa frustration à l’égard de l’impossible création d’Alceste. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz se prêtent ainsi brillamment à un jeu entraînant et virtuose pour apporter chacun selon son expérience une touche personnelle aussi bien à cette création foisonnante d’Alcestes qu’à celle de Jouvet et de Philinte. S’ils constatent qu’ils ne seront jamais Alceste, ils nous persuadent au reste qu’ils le sont tous les trois chacun à sa manière.

      On ne sera jamais Alceste, donné au Studio de la Comédie-Française à l’occasion de la saison Molière, est une création pétillante qui entraîne les spectateurs dans l’univers du théâtre en leur livrant de façon ludique la réflexion menée sur la création du personnage le plus problématique du théâtre de Molière. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz nous épatent à travers un jeu virtuose et virevoltant en partageant avec nous leur brillant savoir-faire.

Comédie-Française : Le Misanthrope de Clément Hervieu-Léger

      La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger remonte au printemps 2014 : reprise déjà deux fois, en 2015, puis en 2019, cette création fait son retour sur les planches de la salle Richelieu (>) à l’occasion de la saison Molière lancée début janvier 2022 pour célébrer la naissance du « patron » de la Comédie-Française. Si la distribution a évolué depuis, on retrouve toujours avec le même plaisir Loïc Corbery dans le rôle d’Alceste et Florence Viala dans celui d’Arsinoé. En plus de la brillante interprétation, soutenue par tous les comédiens, la mise en scène intemporelle de Clément Hervieu-Léger renferme d’indéniables qualités dramaturgiques qui en font un chef-d’œuvre.

      Si certaines pièces de Molière semblent davantage ancrées dans l’époque historique de leur composition à cause de leurs sujets propres à la manière de penser le monde à l’âge classique, Le Misanthrope compte sans aucun doute parmi celles qui ont le moins vieilli. Ce qui l’emporte dans son cas, c’est le parcours d’un Alceste désenchanté, prêt à se retirer du « commerce des hommes » pour se mettre à l’abri de l’hypocrisie et de la duplicité omniprésentes, liées à l’exercice mondain de la représentation sociale. Selon le parti pris dramaturgique, Alceste peut paraître comme un personnage parfaitement extravagant à cause de son attachement excessif à la franchise, âprement opposé à tout compromis qui favorise le vivre-ensemble : l’excès peut le rendre ridicule au sein d’une microsociété qui se laisse prendre au jeu pour satisfaire à ses prérogatives. La légèreté féroce des liens sociaux et l’impossibilité de tisser des relations sincères, à l’origine de la profonde désillusion d’Alceste, infléchissent néanmoins la signification métaphysique de son attitude « extravagante ». Il peut dès lors paraître, tel un Sisyphe, voué à lutter désespérément contre la complaisance et la coquetterie qui le font reculer à chaque avancée : au terme de son parcours en cinq actes qui se solde par un cuisant échec, après avoir vainement éprouvé les sentiments de Célimène, mais aussi après avoir perdu son procès évoqué en parallèle, Alceste revient en effet à sa résolution initiale qui le hisse paradoxalement au rang de personnages tragiques modernes. 

Le Misanthrope, mise en scène par Clément Hervieu-Léger, Comédie-Française 2014 © Brigitte Enguérand

      Et c’est la recherche de ce tragique moderne qui nous affecte tant dans la mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Non pas que le comique en soit complètement banni : plusieurs scènes intègrent des éléments grotesques, tels que ces gestes drôlement apprêtés d’Oronte (Serge Bagdassarian) lors de la lecture de son sonnet dérisoire, et entraînent par-là un rire grinçant. Un rire bien grinçant, dans la mesure où ces éléments qui amusent au premier abord le spectateur enfoncent en même temps Alceste dans ses sombres convictions morales qui le persuadent de vouloir vivre à l’écart des hommes. C’est enfin une question d’équilibre dramaturgique trouvé entre un Alceste désenchanté et ces personnages bons-vivants dont la volonté de briller et de plaire les rend tant soit peu « ridicules », à commencer par Célimène et ses prétendants qui ne cessent de stimuler son penchant pour la coquetterie comme pour la médisance fondée sur le brillant du trait d’esprit. De tels propos et gestes ne sauraient pas ne pas provoquer le rire, d’autant plus que le spectateur les attend souvent avec impatience. Mais ce qu’il y a d’excessif dans ces travers est aussi bien atténué par un jeu sérieux et un air de souffrance d’Alceste que par l’instauration d’ambiances singulières qui soulignent l’impasse de ces postures sociales.

      La scénographie et les costumes, quant à eux, transposent l’action dans une époque vaguement proche de la nôtre. Si le costume cravate en toile d’Alceste a quelque chose de suranné qui évoque la mode de la fin du XXe siècle, et si les pantalons et les vestes en velours portés par les deux marquis tirés à quatre épingles inspirent la même impression, les vêtements des personnages féminins, Célimène comme Arsinoé, ou encore Éliante, semblent tout à fait intemporels : un contraste délicat, plus suggéré que nettement prononcé, produit par-là une tension esthétique entre l’ancrage historique de la pièce et son actualité pour nous persuader qu’à quelques années près, l’action aurait pu arriver dans un passé récent. L’aménagement de la scène va dans le même sens en privilégiant des décors et des accessoires dont l’aspect classique verse dans la même ambiguïté temporelle. Ces éléments classiques nous rappellent en effet inlassablement ce qu’on désigne souvent par le terme de « vieille-France » : sans être hors d’usage ni à la mode, ils renvoient à un certain milieu bourgeois qui n’a pas vraiment disparu. La scène représente par ailleurs un lieu de rencontre ambivalent en confondant curieusement l’intérieur du salon de Célimène et le devant de sa maison : un piano installé à jardin contre une haute paroi blanche, entre une porte et une série de trois fenêtres, contraste en effet avec un grand escalier installé à cour et menant à l’appartement de la coquette. L’ensemble situe ainsi l’action dans un entre-deux spatio-temporel efficace quant à l’impression d’intemporalité.

      Clément Hervieu-Léger invente dans le même temps une fascinante action scénique qui confère à la teneur des propos une résonance résolument mélancolique et ce, dès lors que des attitudes « dérisoires » commencent à se mêler à la « tragédie » d’Alceste. Aucun comédien ne bascule pour autant dans l’excès, si ce n’est, à l’exception près, la Célimène d’Adeline d’Hermy qui se laisse aller lors du déjeuner à d’élégants « fous rires » pour relever le mordant des portraits dressés. Les regards et les sourires gênés des deux marquis, interprétés avec un air de noblesse par Clément Hervieu-Léger et Yoann Gasiorowski, contrastent avec cette jovialité gratuite tout en montrant Célimène isolée dans son rôle de coquette courue par distraction. Ce saisissant contraste donne au déjeuner un goût d’autant plus amer et pesant que la compagnie rassemblée autour d’elle ne s’amuse in fine qu’en apparence et au grand dam d’un Alceste désabusé. C’est enfin la création de ce personnage qui instaure une tension tragique dans une ambiance légèrement folâtre amenée par des effets de lumière pittoresques et des bandes sonores apaisantes. Si Loïc Corbery parvient à contenir la virulence des diatribes d’Alceste à un niveau ferme avec justesse, il donne à l’amour de son personnage pour Célimène une dimension passionnée : son Alceste nous affecte précisément par son déchirement métaphysique entraîné par cet amour dévorant et irrationnel pour une femme qui incarne tout ce qu’il « déteste » et dénonce dès son entrée en scène. Il y a quelque chose de charnel dans les gestes perplexes et les inflexions vibrantes de la voix de Loïc Corbery qui crée un personnage doué d’une étonnante sensibilité.

      Si l’action repose essentiellement sur le dire, tous les comédiens se laissent aller à un pétillant jeu scénique pour pallier toute impression d’immobilisme : le spectateur assiste à une représentation dynamique qui allie avec finesse la parole aux gestes et mouvements, amplement révélateurs des dispositions morales et sentimentales des personnages. Aucun temps mort n’enlise ainsi l’action dans une simple diction : « il se passe toujours quelque chose » qui occupe le regard du spectateur, ne serait-ce que ces entrées et sorties des domestiques qui viennent ouvrir les volets ou qui apportent des objets pour préparer la scène du déjeuner. La manipulation des accessoires remplit peu à peu la scène en suivant l’écoulement d’une journée, pour que celle-ci soit progressivement vidée dès le troisième acte. Si Philinte, incarné avec élégance par Éric Génovèse, ne parvient pas à ramener son ami à un compromis, l’arrivée d’Arsinoé précipite Alceste dans sa pression grandissante exercée sur Célimène. Florence Viala crée ce rôle de fausse prude avec assurance tout en montrant ses délicats détours qui trahissent en sourdine sa rancune contre Célimène comme son penchant pour Alceste. Adeline d’Hermy peut dès lors s’abandonner un charmant persiflage pour convaincre la fausse prude de sa mauvaise foi. La comédienne incarne ainsi une Célimène gracieuse et sûre de sa position privilégiée au sein de la société mondaine. Si rien ne semble la déstabiliser pour de vrai, Adeline d’Hermy montre admirablement que sa Célimène assume coûte que coûte ce rôle de coquette à la mode pour ne rien perdre de son avantage social : certains sourires forcés persuadent pourtant les spectateurs que ce rôle n’est pas vécu sans douleur. L’ensemble est ainsi très subtil et entraînant, pensé au moindre détail plus pour suggérer certains états d’âme que pour donner des réponses toutes faites.

      La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger est ainsi pour moi la plus élégante et la plus convaincante mise en scène de cette pièce de Molière que j’aie jamais vue. Et je l’ai vue et revue plusieurs fois depuis sa première création pour être ainsi persuadé de ses qualités esthétiques et dramaturgiques éprouvées par le temps.

Théâtre Le Funambule : Le Barbier de Séville

La Funambule Le Barbier de Séville

      Le Barbier de Séville de Beaumarchais compte parmi les comédies classiques toujours jouées avec succès : cette fois-ci, c’est la Cie des Ballons Rouges qui la remet au goût du jour dans une mise scène pétillante de Camille Delpech. Cette création a déjà enchanté des spectateurs venus la voir au Théâtre de la Nation (de mai à juillet 2021) et au Théâtre Le Funambule (automne 2021), où elle est de nouveau à l’affiche pour une trentaine de représentations supplémentaires (>).

      À part les comédies de Marivaux qui font l’objet d’un engouement exceptionnel, les pièces du XVIIIe siècle ne sont plus guère montées : la trilogie de Beaumarchais, qui a par ailleurs inspiré Mozart et Rossini, fait, elle aussi, partie de ces comédies que l’on peut voir jouer grâce à la qualité de leur écriture. Le Barbier de Séville, en quatre actes, cherche en effet à démontrer l’inutilité des précautions prises par un barbon jaloux pour empêcher de jeunes amants de s’aimer et de se marier : pour le comte Almaviva et l’homme à tout faire Figaro, il s’agit bien de déjouer les obstacles de Bartholo et lui arracher Rosine, que celui-ci souhaite garder pour lui-même. Camille Delpech s’empare de cette intrigue classique en l’adaptant pour sa troupe : elle renvoie l’incompétent maître de musique Basile, qu’elle remplace par le personnage de Marceline en lui confiant le rôle d’entremetteuse pour lequel celle-ci est réputée dans Le Mariage de Figaro. La jeune metteuse en scène introduit ainsi un second rôle féminin en redynamisant l’action et en développant le thème de la cupidité.

 

      Si Le Barbier de Séville dans la mise en scène de Camille Delpech se présente en fin de compte comme une adaptation, la pièce originelle de Beaumarchais ne perd rien de son entrain comique ni de sa saveur satirique. L’intrigue amoureuse reste intacte, comme Figaro conserve son ingéniosité et sa débrouillardise, réclamées haut et fort dans sa fameuse tirade sur son parcours picaresque. C’est que Figaro et Almaviva, mais aussi la malheureuse Rosine, doivent désormais compter avec un opposant plus averti et plus alerte que ne l’était un lourdaud de la trempe de Basile, facile à berner : les fâcheuses apparitions de Marceline, qui pactise la main dans la main avec Batholo pour l’aider à arranger son mariage avec Rosine, mettent de l’huile sur le feu pour seconder son âpre vigilance qui ne saura pourtant pas résister au bruissant des liasses de billets que l’entremetteuse ne dédaigne jamais de glisser dans un petit sac à main. C’est certes une affaire de troc qui substitue un type de comique à un autre, mais il faut bien avoir le texte de Beaumarchais en tête pour démêler tous les changements intégrés avec finesse dans l’intrigue originelle. Ces changements stimulent au reste agréablement la curiosité des spectateurs intrigués par cet ingénieux travail de remaniement qui réinvente le comique du Barbier de Séville. C’est un pari dramaturgique réussi.

      Comme Camille Delpech ne cherche pas dans son adaptation le pittoresque du XVIIIe siècle, elle procède à d’autres arrangements pour transposer l’action dans un passé récent : et comme l’annonce la radio allumée par Figaro après son entrée fracassante constituée de plusieurs lazzis, on est en mars 1972… et non plus en Espagne de la fin du XVIIIe siècle ! En plus de cet accessoire moderne omniprésent tout au long de l’action, certains costumes, plus que d’autres, nous rappellent en sourdine les années 70 : une souple robe jaune choisie pour Rosine, un tailleur rose de cendres et des lunettes de soleil portés par Marceline, ainsi qu’une tenue disco et une perruque africaine qui servent de déguisement à Almaviva, lorsqu’il se trouve travesti en maître de musique pour s’introduire dans la maison de Bartholo. Celui-ci, dans sa diatribe contre les défauts de son époque, ne manque pas par ailleurs de mentionner la Première Guerre mondiale, le féminisme ou l’œuvre de Marguerite Duras. La scénographie, quant à elle, reste sobre tout en donnant la primauté au jeu expressif des comédiens : des caisses en bois, un plaid rouge, des draps et un escabeau suggèrent les espaces tout en faisant un clin d’œil historique au théâtre de tréteaux, côtoyé par Beaumarchais à l’époque de la création de ses parades.

 

      Dans cet espace théâtral, tout repose sur les comédiens et leur capacité à entraîner les spectateurs dans le tourbillon d’un imbroglio d’autant plus endiablé que l’action du Barbier de Séville ne supporte aucun temps mort. Les scènes s’enchaînent avec rapidité tout en ménageant d’agréables surprises. Même si les spectateurs connaissent l’intrigue, ils découvrent avec plaisir la manière dont les comédiens interprètent les scènes les plus célèbres, que ce soient celles de la lettre ou les tentatives faites par Almaviva pour tromper la prudence de Bartholo et déjouer toutes les précautions prises pour l’empêcher de s’approcher de Rosine. C’est précisément ce qui met à l’épreuve la mise en scène de toute comédie classique : et celle de Camille Delpech réussit à surprendre les spectateurs tant par la réinvention scénique d’un texte connu que par la recréation des personnages truculents, dont la suspicion et l’agilité sont la clé du succès dans la pièce de Beaumarchais. Si tel est bien le cas du virevoltant Émilien Raineau dans le rôle de Figaro, comme celui de Drys Penthier qui incarne pourtant Almaviva avec élégance, Heidi Bay crée une Rosine énigmatique : un vague air de souffrance semble en effet traduire le pressentiment des embarras que rencontrera la future comtesse dans Le Mariage de Figaro. Camille Delpech, en alternance avec Carla Girod, dans le rôle de Marceline, et Axel Stein-Kurdzielewicz, dans celui de Bartholo, forment un duo d’opposants contrastés, la première grâce à ses volte-face drôlement intéressées, le second à travers ses sauts d’humeur qui en font un amoureux hargneux.

      Repris au Théâtre Le Funambule, ce plaisant Barbier de Séville est donc l’exemple d’une adaptation intelligente qui a remporté avec justesse les suffrages de ses spectateurs. Les comédiens, qui entrent avec aisance dans la peau de leurs personnages, nous séduisent par un air de fraîcheur qui révèle leur plaisir de jouer et la détermination de nous faire rire.

Théâtre 13 : La tragédie d’Hamlet

      Pour faire revenir sur scène l’histoire d’Hamlet, Guy-Pierre Couleau n’opte pas pour la version classique de Shakespeare, mais pour son adaptation réalisée par Peter Brook en 2002 en collaboration avec Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne. Il recrée cette version modernisée connue sous le titre de La tragédie d’Hamlet dans une mise en scène dépouillée présentée en février 2022 au Théâtre 13 – Glacière (>).

      L’adaptation de Peter Brook resserre l’action de la pièce originelle autour de ses personnages essentiels pour confronter l’individu à son destin avec une plus grande intensité. Et il est vrai que son déroulement, sans division en actes et recentré sur la figure d’Hamlet, gagne autant en efficacité dramatique qu’en amplitude tragique : tous les personnages tournent les yeux vers Hamlet qui ouvre l’action tant pour méditer sur la vanité du monde que pour évoquer la mort douloureuse de son père disparu depuis deux mois et s’indigner du remariage précipité de sa mère avec son oncle. Cet Hamlet, sans longueurs et sans temps morts, va ainsi droit au cœur de la célèbre tragédie de vengeance par une marche inexorable vers l’accomplissement de son destin.

La tragédie d'Hamlet
La Tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 © Laurent Schneegans

      Malgré une sensible tension tragique amenée par l’expérience de la folie et de la mort, il n’y a aucune place pour un dieu caché qui poursuive les coupables : si une bande sonore inspirée de musique religieuse retentit au début et à la fin de l’action pour lui conférer une résonance mystique, les hommes seuls semblent être les maîtres de leur destin qui les confronte les uns aux autres à travers des actes horribles. Le seul élément mystique ou mystérieux présent dans l’adaptation de Peter Brook relève de ces apparitions troublantes du spectre du roi assassiné, visible uniquement à son fils Hamlet appelé à sa vengeance. Malgré des discours empreints de poésie baroque, La tragédie d’Hamlet telle que conçue par Peter Brook et reprise par Guy-Pierre Couleau se transforme dès lors en un drame humain dont la violence passionnelle nous touche vivement. La réappropriation de ce drame humain se prête aisément à une actualisation dépouillée qui situe vaguement l’action dans un huis-clos haletant ainsi que dans une époque qui nous rappelle avec prégnance la nôtre.

      En plus des costumes contemporains et des dimensions quasi intimes de la salle du Théâtre 13 – Glacière, la mise en scène de Guy-Pierre Couleau nous affecte d’autant plus intensément que certains choix brisent le quatrième mur de façon très ambiguë, à commencer par ces sorties des comédiens par l’une des deux ruelles montantes au milieu des spectateurs, ou par ces adresses implicites faites par Hamlet au public, comme par inadvertance, à travers des contacts oculaires, dès lors que le comédien évoque ses états d’âmes aux confins de folie dans des monologues poignants. Dès l’entrée des comédiens, on a l’impression que l’action renfermée sur le plateau déborde celui-ci pour investir peu à peu tout l’espace théâtral. Si les comédiens sont d’abord assis sur des chaises disposées des deux côtés du fond de la scène et qu’ils attendent en quelque sorte leur tour, l’action finit par s’étendre dans l’espace pour se rétracter çà et là sur le plateau selon l’intensité de ses oscillations tragiques. C’est à la fois subtil et étonnant dans la mesure où les accroches entre la situation des spectateurs et l’ambiguïté spatio-temporelle de l’action engendrent une tension dialectique qui renforce fortement le lien entre les comédiens et la salle pour les plonger dans une communion insolite autour de la tragédie d’Hamlet.

     La mise en scène de Guy-Pierre Couleau se distingue tant par l’économie de ses moyens matériels que par la sobriété du jeu scénique. De simples chaises disposées autour du plateau, redisposées en rangs de spectateurs à l’occasion du spectacle offert par Hamlet au roi et à la reine, et des panneaux noirs avec des images iconiques constituent les seuls éléments de décor. Quelques accessoires, tels que les coupes et les épées amenées à la fin du drame, soulignent symboliquement son aboutissement tragique marqué par la mort forcée de trois protagonistes. Pas de place, dans ce cadre dépouillé, à la déclamation ou à la grandiloquence, ni aux gestes emphatiques, sans que les comédiens ne manquent pour autant de prestance scénique : on sent leurs personnages comme tétanisés par la conduite tant soit peu imprévisible d’Hamlet. Cette modération renferme paradoxalement quelque chose d’énigmatique et inquiétant qui rend leurs attitudes ambiguës : aucun ne semble foncièrement mauvais, même pas le roi et la reine qui paraissent plus en proie à une certaine angoisse existentielle plutôt qu’animés par une volonté de puissance démesurée.

La tragédie d'Hamlet
La Tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 © Laurent Schneegans

      Benjamin Jungers crée un Hamlet époustouflant en trouvant un équilibre frappant qui nous plonge dans le doute quant à la prétendue folie de son personnage : s’il fait remarquablement sentir la douleur d’Hamlet bouleversé par l’apparition du spectre et par la découverte de la vérité horrible et ce, à travers des gestes mesurés et une voix doucement vibrant de souffrance, le comédien s’empare de l’interprétation de la folie avec une telle contenance maîtrisée qu’on finit par ne plus savoir si son Hamlet joue toujours pour piéger le roi et la reine ou s’il a sombré dans le délire : on remarque dans sa posture quelque chose de spasmodique ou nerveux qui demeure à fleur de peau sans verser dans l’excès. Cet équilibre saisissant rend son Hamlet particulièrement humain. La prestance élégante de Benjamin Jungers est d’autant plus efficace que ses regards furtifs dirigés vers la salle donnent l’impression que son Hamlet se livre aux spectateurs pour établir une relation de confiance : proférée sans emphase, sa tirade Être ou nous pas être semble leur être destinée tant pour déjouer subtilement la suspicion portée sur le monologue théâtral que pour remuer leur sensibilité. D’autres comédiens qui l’accompagnent dans son aventure tragique se plient à une réserve semblable qui confère à leurs personnages une profondeur tout aussi humaine, ce qui est d’autant plus sensible dans le cas d’Ophélie interprétée avec retenue par Sandra Sadhardheen ou dans celui de la reine incarnée par Anne Le Guernec. L’ensemble est parfaitement cohérent, entraînant et intense.

      C’est la création d’Hamlet la plus convaincante que j’aie jamais vue : précisément en raison de sa théâtralité contenue, portée aux pieds des spectateurs métamorphosés en témoins privilégiés grâce à des incursions aussi ambiguës que discrètes dans la salle. Les comédiens incarnent les personnages avec sobriété tout en rendant palpitante leur angoisse existentielle. Benjamin Jungers crée pour moi un Hamlet mémorable par sa prestance sublime obtenue grâce à l’équilibre de son jeu aussi nerveux qu’élégant.

La tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 – Glacière, 2022.