On ne sera jamais Alceste est une création tirée des cours de Louis Jouvet donnés entre 1939 et 1940, rassemblés dans l’ouvrage Molière et la comédie classique (1965) : Lisa Guez reprend le premier chapitre consacré à la mise en vie du personnage d’Alceste pour le transformer en une répétition captivante présentée au Studio de la Comédie-Française dans une mise en scène savoureuse (>). Dans les trois rôles retenus, ceux de deux comédiens apprentis et de Jouvet, on retrouve Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz.
Le processus de création d’un personnage de théâtre est une démarche énigmatique soumise aux effets de mode, ce qui se vérifie d’autant plus rapidement dans le cas des personnages classiques. On ne saurait plus les incarner comme à l’époque de Molière ou au XIXe siècle sans désarçonner les spectateurs contemporains, si ce n’est dans une reconstitution historique revendiquée comme telle, fondée sur la reprise des codes de jeu propres à l’âge classique. Mais dans le cas d’Alceste, il ne s’agit pas de la seule « façon de jouer », il s’agit aussi de l’interprétation psychologique et morale de ce personnage conçu par Molière pour sa comédie de caractère comme essentiellement ridicule et ce, malgré toute la critique sociale qu’il véhicule avec pertinence. C’est que sa relecture rousseauiste (La Lettre à D’Alembert, 1758) renverse de fond en comble la dimension comique d’Alceste en l’imposant peu à peu comme une sorte de paria romantique susceptible d’émouvoir à travers un double échec, celui d’un amant injustement éconduit comme celui d’un plaideur sournoisement battu, échec qui le rassure in fine dans sa résolution de se retirer du monde pour vivre à l’écart des hommes. Tout est dès lors à reconsidérer et à réinventer dans la création d’Alceste et par-là même celle du Misanthrope.
Selon les mots de Jouvet, Alceste échappe à une interprétation définitive figée dans le temps : ses notes représentent dès lors une indéniable source de réflexions qui relèvent autant de la démarche herméneutique qu’elles ne témoignent de la manière de penser le théâtre dans l’entre-deux-guerres. L’entreprise ambitieuse de Jouvet, novatrice pour son époque et restée moderne, inspirée du travail dramaturgique de son maître Jacques Copeau, tient à la création individualisée d’un personnage de théâtre tout en rejetant le faux brillant et les parades gratuites du théâtre de boulevard tiré âprement vers le bas par la promesse du gain. À l’en croire Jouvet, tout repose sur la répétition qui favorise l’appropriation progressive mais fondamentale du caractère d’un personnage : « Dans la répétition, les paroles finissent par convertir les comédiens en ses instruments. » Le défaut qui en ressort d’emblée relève de la volonté d’aller vite en besogne : Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet arrête ainsi rapidement Gilles et Didier venus pour répéter Le Misanthrope en leur demandant de recommencer sans jouer et de ne faire que dire le texte. Il s’agit non seulement de trouver un ton juste et une posture adéquate en interaction avec l’autre, mais aussi et surtout de comprendre les mobiles les plus intimes du personnage mis en vie pour entrer dans sa peau avec conviction.
C’est précisément ce qui fait l’objet d’On ne sera jamais Alceste de Lisa Guez : la répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope, cruciale pour poser dès le lever du rideau le caractère d’Alceste remonté contre son ami Philinte. La metteuse en scène transforme la scène et la salle du Studio en un amphi accueillant des étudiants de théâtre. Si Gilles David et Didier Sandre font leur entrée en s’installant sur scène et en préparant les accessoires pour la répétition, Michel Vuillermoz dans le rôle de Jouvet entre, quant à lui, en descendant l’escalier et en faisant des remarques sur la création des personnages du Misanthrope aux spectateurs curieusement pris pour étudiants. Les lumières ne s’éteignent que peu à peu pour cantonner l’action sur scène, même si les trois comédiens qui se font finalement passer le rôle de Jouvet ne s’empêchent pas de diriger la répétition depuis la salle. Cette interaction implicite produit un saisissant effet de réel d’autant plus jubilatoire que les comédiens apprentis qui s’essaient à créer Alceste et Philinte représentent les trois comédiens eux-mêmes : Gilles, Didier et Michel. À tour de rôle, ils se retrouvent ainsi chacun dans chacun des les trois rôles pour proposer une variété impressionnante de tons et de postures aussi fantasques pour certains qu’intrigants pour d’autres.
La répétition de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope se transforme rapidement en un laboratoire passionnant d’essais et de propositions qui entraînent autant de commentaires sur l’appropriation psychologique du personnage que de remarques sur la respiration, la diction ou les accessoires. Chaque fois que Jouvet arrête les deux comédiens pour les reprendre sur un parti pris, son reproche les fait paradoxalement aussitôt tomber dans un défaut opposé. Quand, par exemple, Jouvet gronde Didier pour une diction lourde et une mauvaise humeur trop prononcée, le comédien reprend le rôle d’Alceste en le rejouant avec une attitude quasi éplorée. Le jeu affecté et une diction trop artificielle entraînent une remarque sur la volonté de raisonner et l’absence de sentiment, ce qui conduit à un excès de pathos. Du tragique, les comédiens basculent dans le pathétique et ainsi de suite jusqu’à épuiser le répertoire de registres possibles. Si cette variété de tons et de postures nous fait penser à celle ébauchée dans la tirade du nez, Michel ne manquera pas de se revêtir en Cyrano non seulement par facilité parce qu’il y est bon, mais aussi pour exprimer son désarroi et sa frustration à l’égard de l’impossible création d’Alceste. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz se prêtent ainsi brillamment à un jeu entraînant et virtuose pour apporter chacun selon son expérience une touche personnelle aussi bien à cette création foisonnante d’Alcestes qu’à celle de Jouvet et de Philinte. S’ils constatent qu’ils ne seront jamais Alceste, ils nous persuadent au reste qu’ils le sont tous les trois chacun à sa manière.
On ne sera jamais Alceste, donné au Studio de la Comédie-Française à l’occasion de la saison Molière, est une création pétillante qui entraîne les spectateurs dans l’univers du théâtre en leur livrant de façon ludique la réflexion menée sur la création du personnage le plus problématique du théâtre de Molière. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz nous épatent à travers un jeu virtuose et virevoltant en partageant avec nous leur brillant savoir-faire.