Comédie-Française : La Mort de Danton

      La Mort de Danton (Dantons Tod, 1835) est une pièce de théâtre du dramaturge allemand Georg Büchner connu en plus pour ses deux autres drames Léonce et Léna (1836) et Woyczek (1837) : Simon Delétang s’en empare dans une nouvelle mise en scène plastique destinée à la Comédie-Française (>). Si au premier abord cette mise en scène se présente comme tout à fait classique, elle ne renvoie pas moins aux spectateurs français une image sidérante de la Révolution appréhendée comme un grand mythe national.

      La Révolution, dès ses premiers jours, enclenche la marche des événements les plus bouleversants dans l’histoire de la France moderne, conduisant aux changements socio-politiques qui transforment profondément la société française. Elle entraîne certes la chute de l’Ancien-Régime et de la monarchie absolue, signant symboliquement la fin des privilèges officiels fondés sur les prérogatives nobiliaires, mais elle ne le fait pas sans verser du sang et sans faucher des milliers de vies au prix d’une lutte idéologique menée au nom de la liberté et de l’égalité brandies avec un despotisme farouche. Les figures qui mènent cette lutte dans ses différentes phases produisent, chemin faisant, des écrits et des discours restés célèbres non sans pour autant susciter de vives polémiques quant à la mise à l’épreuve de leurs idéaux révolutionnaires au regard de nombreux actes sanglants engendrés. Danton, actif à l’aube et au cours de la Révolution dont il ne verra jamais la fin pour avoir été broyé par le système qu’il a lui-même instauré, est l’une des figures les plus emblématiques : son destin a fait l’objet de maints récits controversés qui le hissent au rang de mythes. Georg Büchner, dans sa pièce, s’en saisit avec une touche romantique pour nous livrer un personnage humain en proie à des désillusions politiques.

La Mort de Danton
La Mort de Danton, Comédie-Française 2023 © Christophe Raynaud de Lage

      Le titre du drame, La Mort de Danton, annonce d’emblée la tonalité tragique de la pièce, faisant par-là un clin d’œil manifeste à la tragédie classique française, à ceci près que son action est divisée, non pas en cinq, mais en quatre actes, et qu’elle ne respecte pas les principes de vraisemblance en vigueur à l’âge classique. Cette action, étendue sur les derniers jours de la vie de Danton, repose sur le cheminement épique de ce personnage conduit à l’échafaud aux côtés d’autres révolutionnaires modérés en désaccord avec Robespierre et Saint-Just à la tête des Jacobins triomphants. Répondant au modèle d’un héros romantique plongé dans un profond mal-être, Danton se laisse aller tant à la lassitude et à la jouissance qu’il sombre dans une mélancolie désenchantée révélée à travers des discours sur la mort et la valeur de la vie. Confronté à l’intransigeance de Robespierre, puis à la corruption du Tribunal révolutionnaire, il est aussi amené à revenir sur ses convictions politiques, ses erreurs et son désabusement quant à la cause défendue. Ce qui séduit dès lors dans la construction dramatique de ce personnage historique, c’est cette brèche béante qui le montre livré à des doutes proprement existentiels. Si sa création saisissante par Loïc Corbery rapproche cette figure mythique du public, la mise en scène de Simon Delétang semble pourtant l’en éloigner.

      La scénographie aménage l’espace scénique de façon quasi géométrique à la manière d’une peinture de Jacques-Louis David. Plusieurs scènes, la disposition des personnages et le jeu de clair-obscur semblent en effet nous transporter dans un tableau imaginaire de ce peintre néoclassique. De hauts murs aux cadres gris des pierres de taille ornées de pilastres et arabesques dorés délimitent l’espace avec une apparente symétrie tout en soulignant la hauteur et la profondeur vertigineuses de la scène de laquelle se détache l’action dramatique. Cette symétrie est bousculée par deux entrées situées l’une à l’opposé de l’autre sur un axe diagonal, mais aussi par le mobilier qui réunit symboliquement deux espaces différents qui se font face, à savoir, à jardin, des canapés et des fauteuils bleus qui évoquent, avant de disparaître, le luxe d’un cabinet ou d’un salon du XVIIIe siècle et, à cour, une table et des bancs en bois qui, quant à eux, représentent dans un premier temps ces lieux de rencontre populaires comme la salle de réunion du couvent des Jacobins. Ces éléments scénographiques ainsi que les costumes et les accessoires renferment dès lors l’action dans une époque historique bien reconnaissable et pouvant être observée, de près comme de loin, comme une grande fresque épique mouvante.

 

      L’action scénique se déroule à travers des tableaux colorés aussi bien mis en relief par de délicats effets de clair-obscur picturaux que séparés par de puissants effets sonores qui préfigurent la marche inéluctable de la Révolution vers son autodestruction. Tandis que les personnages cheminent vers cette fin tragique dans un entre-soi historique en renvoyant aux spectateurs une image idéalisée, le grand médaillon de la Méduse de Caravage (Galerie degli Uffizi), incrusté entre la porte du milieu et la fenêtre en arcade en haut du grand mur du fond, nous rappelle certes inlassablement l’issue fatale, mais perce aussi la séparation stricte instaurée entre la scène et la salle. Tandis que les spectateurs semblent confortablement se laisser raconter la grande épopée nationale centrée en l’occurrence sur l’élimination d’un héros révolutionnaire, ce même héros et certains personnages brisent ponctuellement le prétendu quatrième mur pour infléchir la portée de ce déroulement pittoresque aux accents tragiques : ils s’avancent sur le devant de la scène comme pour interpeller les spectateurs pris tacitement pour témoins. Danton vient s’asseoir sur la rampe pour tenir un discours sur la mémoire avant d’être arraché de son prétendu rêve par un violent orage qui le ramène d’un coup dans la fiction. Robespierre, incarné par Clément Hervieu-Léger, quant à lui, s’avance sur le devant de la scène, le regard ostensiblement dirigé vers la salle, pour dénoncer avec véhémence la proposition de Legendre, celle de laisser Danton accusé de trahison s’exprimer devant la Convention. Ces incursions ambiguës tendent à nous faire prendre conscience de la dimension mythique de l’action comme à mettre en relief son interférence possible, quoique symbolique, avec notre époque.

      Dix-sept comédiens s’activent sur scène pour porter sur leurs épaules le poids du récit de la mort de Danton. Loïc Corbery dans le rôle-titre crée un personnage organique en chair et en os qui contraste le plus avec les autres : il nous convainc aisément du déchirement existentiel de Danton en variant avec souplesse ses postures sans jamais perdre cet air de mélancolie qui traduit ce que les romantiques appellent le mal du siècle. Clément Hervieu-Léger crée Robespierre en distinguant deux types d’attitude : celle, d’abord, dont ce personnage le plus controversé de l’Histoire de France s’affuble en public pour soutenir sa réputation de l’incorruptible, et qui consiste en une parfaite maîtrise de soi, mais le comédien ne laisse pas de le montrer fragilisé et hésitant lors de moments intimes. Saint-Just de Guillaume Gallienne paraît en revanche inébranlable dans ses convictions politiques, prêt à tout sacrifier pour défendre l’idéal de pureté de la cause révolutionnaire. Gaël Kamilindi incarne, quant à lui, cet autre personnage emblématique qu’est Camille Desmoulins : il lui donne un air rêveur tout en lui prêtant des mouvements agiles, exprimant ainsi l’ardeur pour laquelle ce journaliste révolutionnaire est réputé. Si ces quatre comédiens créent avec leur soin habituel des personnages individualisés qui affectent le plus les spectateurs, les autres représentent davantage des personnages types pour composer avec élégance des tableaux épiques.

      La Mort de Danton dans la mise en scène de Simon Delétang donnée à la Comédie-Française nous séduit ainsi non seulement par l’excellente maîtrise du jeu de tous les comédiens, mais aussi par ses choix dramaturgiques délicats qui renvoient magistralement, mais non sans une certaine nostalgie, la Révolution à ce qu’elle est devenue pour nous : un grand mythe tragique renfermé désormais dans une histoire terrible lointaine et émaillée d’idéaux fallacieux. Une telle prise de conscience ne manque sans doute pas de produire un élégant effet de vertige à l’image de la scénographie.